Chapitre 5
Tristan, en 5e.
- Dis-moi, Tristan. Nous n'arrivons pas à joindre ta mère au sujet de diverses questions administratives... Le numéro n'est pas le bon ? me demande la CPE du collège.
- Faites voir ? répondis-je, limite sur la défensive.
Pas étonnant qu'elle ne réponde pas...À cette heure-ci, je me demande si elle est encore capable de se lever ou même de simplement appuyer sur un bouton.
- Pourtant c'est le bon numéro... Bon après, elle est infirmière de nuit... Elle fait en sorte d'être là pour moi le matin et l'après-midi quand je rentre. Elle dort durant le reste du temps. Elle fait des nuits assez longues...
- Je comprends mais là, il me faut des signatures...
- Sinon... Donnez-moi les documents... Je les ferai signer...
- Très bien.
Je sors du bureau, soulagé, les documents en question sous le bras.
- Bah lors, Tristan ? Ta mère peut pas répondre au téléphone ? Elle est complètement teubé ou... ?
- Ferme-la, crétin. C'est pas parce que la tienne travaille pas que les autres font pareil hein...
- T'as dit quoi là ?
- Tu m'as bien entendu.
Quelques jours plus tard...
- Tristan Valère ?
Je lève la tête, dubitatif.
Quoi encore ?
- Tiens, une convocation.
Je la prends. Merde. Je suis convoqué chez l'assistante sociale du collège... Pourquoi encore ? Je croyais que la CPE m'avait lâché… faut croire que non… surtout après ma centième bagarre où ma mère n’a pas “répondu” à la convocation de commission éducative…
- Bonjour, Tristan. Entre, assieds-toi.
- Bonjour, madame.
Je m'assois, pas sûr du pourquoi de ma convocation. Les bagarres ou autre chose ? Elle me regarde d’une façon que je n’aime pas. Elle a… pitié. Elle m’écoeure.
- Je suis allée à ton adresse... Il n'y avait personne... Mais personne, genre personne ne vit dans cette maison depuis un certain temps déjà.
Merde. Vite. Trouver quelque chose. N’importe quoi.
- Oh ? C’est à cause du jardin ? Vous savez… C’est… C’était papa qui s’en occupait… et depuis… depuis…
Je fais mine de fondre en larmes. Tu veux éprouver de la pitié, tu vas en avoir pour ton argent. Quoi de mieux qu’un petit garçon blond aux yeux noisette, tout maigrichon, pleurant à chaudes larmes pour émouvoir une jeune maman ?
Mon stratagème fonctionne à merveille. Je lui parle de papa, de comment c’est dur depuis qu’il est parti… Bla. Bla. Bla. Je repars en lui faisant la promesse que je nettoierai le jardin pour sa prochaine visite.
Tristan, 4e.
À peine revenu de vacances que les ennuis commencent déjà. Ou s’accumulent c’est selon le point de vue. Et il manque une signature. Et il manque un document… Et il manque ceci, et il manque cela. Tout ça pour qu’ils puissent rencontrer ma mère. J’ai réussi à me dépêtrer comme j’ai pu l’année précédente. Je suis à cours d’idées.
Les autres ne me lâchent pas non plus. Entre ma mère inexistante et ma perte de poids, les quolibets vont bon train. Les coups de poings aussi. La douleur me ramène à la vie. Elle comble ce vide de plus en plus grand dans ma poitrine.
Personne ne prend ma défense. Je suis toujours coupable. Peu m’importe. Être exclu ? Collé ? Pour ce que ça change… Les pauvres petits chouchous à maman qui se plaignent après avoir provoqué la colère chez moi… Je me prends à chaque fois une raclée mais à chaque fois c’est moi qui suis puni.
Foutez-moi la paix, c’est pas si compliqué non ?
Énième convocation chez la CPE. Je l’ignore, comme les trois dernières. Elle va finir par se lasser non ? Après tout, je ne suis pas le seul gosse à problèmes dans ce bahut, si ? Elle m’a oublié durant un petit mois. Sauf que… Elle a fini par venir me chercher en classe. Je n’ai pas eu d’autres choix que de l’accompagner.
- Bon, Tristan. Ça suffit les mensonges ! Tu vas me donner le numéro de téléphone de ta mère et ta nouvelle adresse. Nous nous sommes renseignés, figure-toi. Tes anciens voisins nous ont bien dit que vous ne viviez plus là-bas depuis au moins six mois !
Elle n’a rien de mieux à faire ou quoi ?
La tête baissée, je reste silencieux. Que répondre de toute façon ? Ah vous savez quoi ? Ma mère est alcoolique en fait ! Ça va faire presque deux ans qu’elle ne s’occupe plus de moi mais que c’est moi qui m’occupe d’elle ! Jolie tournure. Quoique, je ne pense pas que ce soit la réponse qu’elle attend.
- Tristan ? Il y a quoi de drôle ?
De drôle ? Ma vie entière est un sketch, madame.
- J’attends.
Tout à coup, je sens comme un calme olympien. Vous savez, le genre de calme avant la tempête. Mon visage… Mes lèvres s'étirent en un sourire. Un sourire triste. Mes yeux se voilent d’un rideau de larmes.
- Que voulez-vous que je vous dise ? Mon adresse ? Je ne la connais pas. On vient tout juste de déménager. C’est dans la cité des arbustes, bâtiment 3. Euh… Appartement 1728, il me semble.
À moins que ce ne soit bâtiment 1, appartement 406… J’ai comme un doute…
Mon sourire s’élargit et les larmes coulent.
- Tu peux stopper les larmes de crocodiles. Elles ne marchent pas avec moi. Ton numéro de téléphone.
- C’est le même.
- Tu veux dire celui qui ne répond jamais ?
- Celui-là même.
- Arrête de te foutre de moi Tristan ! s’énerve-t-elle.
- JE N’EN AI PAS D’AUTRE ! Je n’y peux rien moi si maman ne veut pas répondre au téléphone ou si elle dort après sa nuit de travail ! Allez-vous enfin vous mêler de ce qui vous regarde ou pas ? Putain ! Mais trouvez-vous un hobby, merde !
- TRISTAN ! On se calme !
- Mais je suis très calme, madame, repris-je, d’une voix douce. Vous n’avez jamais pris ma défense, madame. Sous prétexte que ma mère ne répond ni au téléphone ni aux convocations mais les autres oui, j’ai toujours été désigné coupable dans les affaires de bagarres, et ce, malgré le fait que les autres étaient ou plus grands, ou plus forts, ou même mieux placés que moi socialement parlant. Je n’ai jamais rechigné, je n’ai jamais été absent, j’ai toujours rendu mes devoirs en temps et en heure. Mais il faut qu’en plus j’accepte sans broncher toutes les moqueries, les coups bas, les mesquineries des autres ? Mais bien sûr madame. Je vais le faire. Sur ce.
Je suis sorti de son bureau.
Tristan, 3e.
Depuis cet entretien, la CPE ne m’a plus jamais convoqué. Certains assistants d'éducation m’ont mis dans la confidence : elle a bien essayé d’y mêler les forces de l’ordre mais aucune suite n’a été donnée. L’assistante sociale n’ayant pas ma réelle adresse, j’ai bénéficié d’un sursis. Mais vers le milieu d’année de troisième, un soir, à la sortie du collège…
- Hey, Tristan ?
Pas lui. Il me veut quoi encore ?
- Quoi ?
- On m’a dit un truc…
- Ah vraiment ?
- Ta mère… Elle bosse de nuit c’est ça ? En fait, c’est une pute, pas vrai ? C’est pour ça que ton vieux s’est suicidé ?
Il part dans un grand éclat de rire, suivi de près par sa bande. Je vois rouge. Ma respiration s’accélère. C’est comme s'il venait de m’enfoncer un pieu en plein cœur. Dans ma tête, toutes mes pensées se sont tues face à l’énorme voix caverneuse qui s’est mise à hurler. Je n’ai qu’une envie. Le tuer. Une violence inouïe se met à couler dans mes veines. Quelque chose de chaud, d’ardent, de brûlant.
- C’est qu’il me ferait presque peur à me regarder comme ça !
Son rire est plus fort. Plus agaçant. Je laisse ma colère s’épanouir, telle une fleur aux couleurs surnaturelles. Je lui saute à la gorge. Le mord. Le plus fort possible. Un goût métallique envahit ma bouche. Le goût du sang. Je le recrache. A califourchon sur lui, les lèvres rougies, je le regarde de haut. Je… Souris. Oui. Je souris. J’aime voir cette terreur dans ses yeux. J’adore la panique qui l’empêche de parler. Mieux que tout, j'idolâtre ce moment où il se débat pour se libérer de mon emprise légère, la peur inhibant ses cordes vocales, les mains portées à son cou dégoulinant. Je regarde ses acolytes. Pas un seul ne lève le petit doigt pour lui venir en aide. Je prends alors mes affaires et rentre chez moi.
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