Chapitre 2: La Purge (1/2)

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— Tu ferais mieux d’éviter de traîner trop longtemps dans les parages, me lance le H en jean. Après avoir purgé leurs cellules, les Sup viendront s’amuser chez nous. Ils adorent commencer par les toxicos, leurs Nanos font planer des jours durant.

Il ne me regarde pas en parlant. Ses yeux parcourent l’Arène dans tous les sens. Il cherche quelque chose, mais impossible de deviner quoi. Les miens sont bloqués sur le corps à peine reconnaissable du pauvre bougre qui vient de s’écraser juste devant notre bloc. Comment a-t-il bien pu passer les parois en NanoVerre ?

— Et pour aller où ? lui répondis-je avec une sécheresse dans la voix qui, je l’espère, dissimule le fait que je me chie dessus à l’idée de me faire tuer dans les dix prochaines secondes.

Mon nouveau copain hausse les épaules, l'air désintéressé. Mon cas doit déjà l’ennuyer, ou alors lui aussi se prépare à l’idée de crever comme un chien. L’ambiance se tend un peu plus quand les premiers cris d’agonies commencent à émerger de l’étage supérieur. Les hurlements se superposent aux craquements mats d’os qui se cassent, de chair qui se déchire et aux rires hystériques de leurs tortionnaires. Les échos de la boucherie du haut rendent l’atmosphère en bas aussi lourde qu’une foutue chape de plomb. Les quelques H encore alertes se sont tous regroupés vers la vitre en NanoVerre, les muscles tendus et le regard aussi nerveux que l’inconnu en jean. Le temps s’est arrêté dans notre cage à poules. Dans les yeux rendus multicolores par les Nano de mes petits camarades, l’éclat d’effrois du bétail qui se sait prêt à être sacrifié brille comme les phares des contes d’antan.

— Les Sup, les gars de l’étage supérieur, ont toujours leurs portes qui s’ouvrent en premiers, me lâche d’une voix rauque un autre prisonnier accroupi à ma droite du bout des lèvres. Privilège des puissants et des malades.

— À quoi vos conseils vont-ils bien pouvoir lui servir ? marmonne dans son coin un H aussi épais qu’un ours brun. C’est un Intact, il ne tiendra jamais les dix premières minutes de la Purge. Les C n’en feront qu’une bouchée. Ils le laisseront à C4 pour qu’il s’amuse avec comme un petit fou. Il voue un culte aux Nanos et déteste les Intacts.

— Mako, lui rétorque le mec en jean sans le regarder lui aussi. Ne sois donc pas méchant avec notre nouveau petit camarade, qui sait ce que la Purge nous réservera…

Son acolyte n’a pas le temps de lui répondre. Les vitres en Nano se lèvent sans faire de bruit et, aussitôt, l’Arène se transforme en champ de bataille.

***

7658… 7588… 7400…

Les nombres s’égrènent aussi vite sur mon poignet que les battements de mon cœur. Les H avaient raison. Après avoir fait le ménage chez eux, les détenus de l’étage supérieur sont descendus s’amuser au rez-de-chaussée. Leur arrivée aussi fracassante que brutale a transformé l’Arène en un enfer fait de sang, de chair et d’os. Ma vision aussi faible qu’inutile ne perçoit qu’une infime partie de l’horreur qui se déroule autour de moi. Autrement dit : je ne vois les cadavres qu’une fois découpés en deux, ou les victimes agonisant sur un sol rendu glissant par tous les fluides qu’un corps peut contenir. Le reste du temps, je n’aperçois que de vagues rayons de lumière ou d’ombre bouger du coin de l’œil.

7009… 6985… 6627…

Mon souffle commence à se faire erratique. Ma seule chance de survie est de ne jamais rester au même endroit. Mon absence de Nano me rend presque invisible. Elle me rend faible aussi, mais mieux vaut ça que de ressembler aux créatures qui s’entretuent comme des bêtes. Pour l’instant, ma technique fonctionne assez bien et personne ne fait attention au pauvre Intact que suis.

— Un lion croise un lièvre dans la forêt, vient susurrer à mon oreille une voix aussi douce que désagréable. Que peut-il bien lui dire ?

Mon sang se fige dans mes veines tandis qu’un corps aussi grand que musculeux vient se coller contre mon dos. Sa présence poisseuse vient m’encercler, excitant encore plus les battements de mon cœur.

— Un lion dans une forêt ? parvins-je à peine à éructer après une déglutition difficile. Il doit lui dire « Qu’est-ce que je fous là ? ».

Un souffle nauséabond aux effluves de sang et de mort vient me chatouiller les narines. Mes muscles sont tendus à s’en rompre. Le temps s’arrête le temps d’un gloussement rauque.

— Mauvaise réponse sauvage !

Une main aussi lourde qu’une enclume et large qu’une pelle vient s’enrouler autour de mon cou. Elle me soulève avec facilité avant de me projeter contre le mur le plus proche du coin. Ma tête le heurte de plein fouet. Des taches noires et blanches se superposent au kaléidoscope de couleurs déjà existant.

— Le lion dira au lièvre « J’ai faim. Cours si tu tiens à la vie. ».

L’homme, ou plutôt la bête, qui me fait face ressemble plus à un taureau qu’à un lion. Avoisinant les deux mètres de hauteur, sa peau imprégnée de NanoEncre pulse d’une puissance à peine contenue. L’encre, comme un écran de fumée, parcourt les moindres recoins de son corps recouvert d’un simple pagne. Le noir de l’encre laisse parfois entrevoir le blanc cireux de sa teinte originelle. Le rouge sombre du sang qui macule ses bras musculeux et son torse puissant ne fait qu’ajouter un peu plus de couleur à ce tableau macabre. À l’exception d’un énorme C4 tatoué au milieu de son front, son visage est exempt de NanoEncre. Plus encore que les deux cornes qui entourent l’inscription en partant de la base de ses tempes pour pointer vers le ciel, ce sont ses yeux qui me pétrifient d’effrois. Ils sont normaux. Deux prunelles bleu clair sans aucune Nano. Pourtant, dans ces yeux exempts du maquillage habituel de la NanoRépublique, s’expriment une rage et une inhumanité sans bornes.

— Alors, saleté d’Intact. Chiure à peine humaine, qu’est-ce que peut bien répondre le lièvre à ton avis ?

Le lion, C4, s’approche à pas sinueux de mon corps toujours prostré contre le mur. Ses lèvres se retroussent en un sourire amusé. Celui du prédateur devant une proie qu’il se sait être sur le point de dévorer. En un geste empreint d’une grâce féline, il se penche pour venir murmurer à mon oreille.

— Rien. Le lièvre ne répond pas au lion. Il court pour tenter de sauver sa misérable existence. Alors, cours, mon lapin, avant que je ne te croque.

Une légère tape, presque affectueuse, sur ma hanche me sort de mon état d’hébétude. Comme un élastique qui craque, mon corps se redresse en un bond. Tel un putain de rongeur apeuré, je me mets à courir de toutes mes forces. L’adrénaline me fait oublier la fatigue. Ne subsiste que la peur et la certitude que si je m’arrête : je crève.

Les flaques de sang et les cadavres de prisonniers étalés sur le sol rendent ma course difficile. Les éclats de rires sonores de C4, qui me suit au pas, me motivent cependant à ne pas m’attarder. Il s’amuse comme un chat avec une souris. Il me dépasse en un éclair pour venir se ficher sur mon chemin, m’amenant à essayer de l’esquiver comme je peux. Certaines fois il me fait des croche-pattes, me pousse d’une simple bourrade du coude et m’envoie bouler au sol. Je me relève sans relâche pour me remettre à courir comme si un démon me collait au cul. C’est sans doute le cas pour ce que j’en sais.

— Regardez comme il gambade, s’exclame C4, s'attirant le rire d’autres détenus. Mon propre petit Intact pour le déjeuner.

Le jeu commence à l’ennuyer au bout de quelques minutes et il décide d’en changer les règles. Il me coupe à nouveau la route, mais plutôt que de me rejeter au sol il arme son poing. Mes vieux réflexes de bagarreurs reprennent le dessus, au lieu d’essayer d’esquiver je lui saute dans les jambes. Surpris, mais toujours plus rapide, C4 se déporte sur le côté et m’attrape par la peau du cou avant de me relever d’un geste brusque. Ce monstre est assez grand pour que mes pieds ne touchent plus le sol.

— Alors, on fait moins le malin, s’amuse-t-il en resserrant toujours plus sa prise sur ma gorge, m’étouffant à petit feu.

L’air quitte mes poumons. J’ai l’impression de flotter. D’être en dehors de mon corps et de voir ce fumier me tuer d’en haut. Il a l’air ridicule avec ses cornes et son tatouage. Un petit flambeur qui n’a pas les couilles d’aller jouer avec des gens de son gabarit. J’adorais leur faire mordre la poussière à ces enflures quand j’étais gosse. Quitte à m’en prendre plein la tête. Mon père disait toujours « Fracasses-en un maximum. Même si tu sors perdant fais en sorte qu’ils se souviennent toujours de tes coups. Ça les incitera à réfléchir la prochaine fois. ».

— Regardez tous, hurle C4 le visage hilare. C’est ça la NanoRépublique : le pouvoir des forts sur les faibles.

Fracasses-en un maximum.

Quitte à crever, autant que je me fasse plaisir. Rassemblant le restant de force qu’il me reste, je contracte les muscles de mon abdomen et relève mes jambes. L’abruti est si occupé à se gargariser de sa propre bêtise pour faire attention à mon petit jeu. D’un geste aussi rapide que possible, je lance mes pieds en direction de son nez. Le craquement sec qui en résulte réussit l’exploit de faire cesser toute activité dans l’arène. Pour la première fois, je peux l’espace de quelques secondes voir tous les visages ébahis des autres prisonniers. Un silence de mort s’abat sur nous tout avant qu’un beuglement de rage et de douleur mêlées n’y mette fin.

— Sale merde de…

C4 ne termine pas sa phrase. Il me catapulte au sol avec rage. Je suis sûr que plusieurs de mes os se rompent sous la force de l’impact. Impossible de bouger. Je vais mourir, mais ce connard se souviendra à jamais du jour où un Intact a réussi à lui briser le nez. Un rire mouillé s’échappe de ma gorge douloureuse alors que le C se jette à quatre pattes sur moi.

— Qu’est-ce qui te fait rire ? hurle-t-il ivre de fureur.

Ses yeux n’ont plus rien de normal. La souillure des Nanos s’est infiltrée dans ses globes oculaires les rendant aussi noirs que son âme.

— Le lièvre… Le lièvre, essayé-je de baragouiner la bave rouge de sang aux lèvres.

C4 se penche tout contre moi curieux d’entendre mes dernières paroles. Le sang qui dégouline de son nez cassé vient arroser mon visage douloureux. Savoir que lui aussi est blessé m’apaise.

— Le lièvre te dit d’aller te faire foutre, réussis-je à lâcher avant d’aller chercher au fond de ma gorge une dernière glaire que je lui lance au visage.

Que je lance à toute la NanoRépublique dans son ensemble. La rage vient déformer les traits de son visage. Je ferme les yeux, prêt à quitter ce monde de merde.

On se retrouve même au bout du monde, papa.

Cette pensée parasite me redonne un dernier coup de fouet. Mes yeux s’ouvrent d’eux-mêmes, mais ne voient que la pointe des cornes de C4. Ce connard tient vraiment plus du taureau que du lion. Au moment même où celui-ci s’apprête à m’encorner, une déflagration d’une violence inouïe nous emporte tous deux dans un tourbillon de tôle, de cadavre et de feu. L’expression de surprise sur la face de C4 est la dernière image qui se grave dans mon esprit avant que des ténèbres bienvenues ne m’emportent.

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