Chapitre 2 : La Purge (2/2)
« Papa regarde comme je saute haut ! Bientôt je pourrais m’envoler dans le ciel et nous irons au bout du monde ! »
Les prairies verdoyantes de ma colonie s’étendent devant moi. Le tapis de Mère nature, aussi vivant que naturel se déroule à l’infini. Le ciel bleu, vibrant d’une intensité rehaussée par la lumière chaude du soleil à son zénith, donne au paysage une touche d’une irréelle beauté. La chaleur sur ma peau est si agréable… J’ai envie de la capturer dans une bouteille en verre pour m’en servir les nuits froides d’hiver.
Au loin, la silhouette de mon père, reconnaissable entre mille, se découpe entre les hautes herbes. Son visage mangé par une barbe épaisse, son torse nu de fermier luisant de sueur et tanné par le soleil. Tout ce qui fait de mon père mon bon vieux papa. Cet homme dur aux propos tranchants et à la main parfois leste.
— Papa ! Papa reviens !
Je me mets à courir, essayant de rattraper une ombre qui s’éloigne à mesure que je m’en approche. Peine perdue. Il s’efface peu à peu. Disparaissant dans des champs trop lointains. Dans des prairies qui me sont inaccessibles aujourd’hui encore.
— Papa, reviens ! Je suis désolé !
J’aimerais tant changer le passé. Être un homme différent pour que celui qui m’a donné la vie soit fier de moi. Qu’il me regarde à nouveau dans les yeux et m’appelle « fils ». Mais c’est trop tard. On ne change pas le passé, on ne fait que le ressasser encore et encore.
« Papa ? Papa, tu viens, oui ou non ? »
La voix, enfantine et douce, sonne à mes oreilles comme la plus belle des musiques.
— Aïcha ? Où es-tu ma puce ?
Mes yeux parcourent la prairie. Un vent jusque-là absent vient balayer l’herbe et faire claquer mes vêtements. La chaleur disparaît alors que des nuages sombres s’amoncellent dans le ciel, recouvrant les environs d’une ombre menaçante. Je ne la vois pas. Où peut-elle bien se trouver ? Le frisson glacial de la peur se glisse sous ma peau, fige mon sang dans mes veines et m’empêche de respirer.
« Papa, j’ai peur ! Retrouve-moi ! »
La voix est bien plus adulte. Plus grave, mais tout aussi effrayée. Cette fois-ci, les choses seront différentes. Cette fois-ci, je n’échouerai pas. Pour elle, j'abandonnerai à nouveau tous mes principes, mon humanité, tout. Pour elle, j'irai en enfer.
— Attends-moi, ma fille ! Je te retrouverai. Je te retrouverai même au bout du monde !
***
— Une explosion, Hunter ? Je t’ai connu plus subtil.
— La purge prenait trop de temps, tu sais comme je déteste toute cette mascarade.
— Moi, au contraire, je l’adore. C’est le seul moment où il y a enfin du spectacle !
— Tu veux parler de C4 et du nouveau ? Un Intact, je crois bien. Enfin, le pauvre bougre doit être mort à l’heure qu’il est. C’est dommage, il n’a jamais eu aucune chance.
— C’est surtout dommage qu’il ne t’ait pas croisé en premier. Bon samaritain comme tu es, tu lui aurais refilé des NanoCap. Il aurait survécu au moins à sa première Purge.
— Je doute qu’il aurait accepté mon aide. Je représente tout ce que son engeance exècre. De toute manière, rien ne sert de continuer à nous attarder sur le cas d’un mort alors qu’il reste encore bien assez de vivants pour nous occuper.
— Et si tu te trompais ? Si l’Intact respirait encore, l’aiderais-tu ?
— Je n’ai pas le temps de jouer à tes petits jeux d’esprit, Abe. Trouve-toi donc une autre personne assez patiente pour supporter tes…
— Je ne plaisante pas, très cher camarade de jeu. L’Intact est bien en vie. À peine, certes, mais regarde comme il se débat pour rester la tête hors de l’eau. Même à moitié inconscient, avec les os brisés et la peau brûlée, il continue de respirer. S’accrochant à la vie comme une moule à son rocher.
— Fascinant… Il ne devrait pas… Tant d’autres sont morts…
— Et pourtant, il est encore là. Alors mon petit Hunter d’amour, vas-tu le laisser mourir ?
— Non, bien sûr que non. Il est unique. Sans Nano, et pourtant la Ficheuse l’a rendu apte à récupérer nos NanoCap. À la fois pur et malléable à souhait. Il ne devrait pas être là, ce n’est pas sa place. Et pourtant… il l’est.
— Le temps presse, Hunter. Ce n’est qu’un simple humain, tu sais… Tellement… fragile !
— Oui, je vais l’aider. Il survivra et deviendra fort. Il le faut !
— Mais pas trop fort. Attention, il faut qu’il grandisse de lui-même…
— Oui, oui. Pas trop fort, juste assez pour survivre. Juste assez…
***
Un éclair de douleur part de mon poignet et remonte le long de mon bras avant de s’éparpiller aux quatre coins de mon corps. Ma peau s’embrase au contact d’un millier d’étincelles qui consument mes muscles déchirés. Mes os, sous l’impulsion de violentes décharges électriques, se déplacent, se ressoudent là où ils s’étaient brisés. Je suis un pantin désarticulé qu’un marionnettiste fait de feu et d’électricité reboute à coup de marteau. Le supplice s’éternise tandis que les flammes ravagent tout sur leur passage. Je veux fuir mon propre corps. Partir assez loin pour ne plus jamais avoir à subir ces tourments grotesques. Ma tête est la dernière à subir leur courroux. Dans un feu d’artifice de souffrance, la foudre ravage les derniers vestiges de mon esprit fracturé.
Il ne reste plus rien de moi. Je baigne dans un océan de bien-être, exempt de toute détresse. Ne subsiste que le rien du néant le plus complet. J’espère m’y abîmer et ne plus jamais en sortir.
Force minimale. Ajout de trois niveaux.
Vitesse minimale. Ajout de trois niveaux.
Résistance minimale. Ajout de trois niveaux.
Vision minimale. Ajout de trois niveaux.
Audition minimale. Ajout de trois niveaux.
NanoTal : nul.
Mise à jour en cours…Veuillez ne pas activer de NanoCap.
Mise à jour terminée…
Réinitialisation.
La voix aux contours métalliques qui a brisé le calme du rien en moi s’éteint d’elle-même. Aussitôt, des millions de petites créatures grouillantes s’infiltrent sous la paroi fine de ma peau. La horde s’éparpille, partant de la base de mon crâne pour se disperser dans ce qui reste de ma dépouille malmenée. Elles mordillent, creusent des trous et y font leur nid. Leurs petits organismes se fondent dans le mien pour former un nouveau tout que je ne veux pas. La meute des dernières créatures qui cherchent encore une place se ruent en direction de mon cœur. Elles le ravagent, le pillent et n’en laissent presque rien. Il s’arrête de battre un instant, le temps que les bestioles s’y installent. Une fois agrégés en un organisme aussi neuf qu’étranger, le cœur se remet à battre de plus belle.
Sous ses coups de boutoir, mon corps s’arc-boute. Une fois. Deux fois. Trois fois. Puis enfin, mes yeux s’ouvrent sur un Nouveau Monde.
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