Chapitre 5 : Levert (1/2)

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— Lève-toi !


La voix me transperce. Elle me broie de sa puissance et de sa malignité. Elle est vite suivie d’autres, qui m’intiment toutes la même chose. Le sol sous mon corps vibre, se fissure.

Je suis si las. Je voudrais juste que les voix me laissent tranquille, que la terre cède et se déchire. J’aimerais qu’elle m’engloutisse pour enfin disparaître.


— Bats toi !


Me battre ? Pourquoi ? J’ai lutté toute mon enfance contre les autres enfants, contre le souvenir de ma mère, pour atteindre les attentes de mon père. Adolescent, mes poings sont devenus mon seul mode de langage, la rage ma seule émotion. Adulte, c’est le néant qui m’a englouti, comme il m’a arraché mon père. Tabasser des crétins, en tuer d’autres, rien n’arrivait plus à déclencher chez moi la moindre émotion.


— Lâche !


Lâche ? Peut-être ? C’est ce qu’on dit de ceux qui m’ont banni, ceux qui m’ont honni. C’est ce qu’a pensé mon père après la connerie de trop. Il n’y a jamais eu qu’elle pour croire en moi. Pour contempler mes mains et les attraper avec confiance. La foi dans ses yeux quand elle me regardait, ses petits poings qui attrapaient mes doigts avec la force d’un foutu chimpanzé. C’est ça qui m’a rendu mes émotions, mon humanité.


Aïcha


Mes yeux s’ouvrent sans rien pouvoir y voir. Des ombres se mélangent en un bal dantesque. Les vibrations du sol s’intensifient, m’empêchant de me relever du premier coup. Des monstres. Des géants grouillant de vermines de toutes les couleurs se déchirent dans des ténèbres fumeuses. Ils m’ignorent, pour se jeter les uns sur les autres. Je m’avance d’un pas incertain, perdu et minuscule. Certains font deux fois ma taille et d’autres sont si grands que je ne peux voir que leurs jambes.


— Bats toi ! Bats toi…


Le reste des mots d’un des géants qui me fixe du regard se perdent dans l’air. Ses yeux, aussi rougeoyants que des braises, me paralysent d’effroi. Il s’avance, ignorant les monstres qui se jettent sur lui. Il les balaie sans un regard du plat de sa main. Toute son attention est focalisée sur mon corps secoué par des rafales d'un vent glacial. Comment lui répondre qu’il est impossible de se battre contre des Goliath quand on n’est pas un David, juste un Goliath plus petit. Ma voix se bloque dans ma gorge en une boule impossible à avaler. Les pas lourds de la bête provoquent des vibrations qui remontent le long de ma colonne vertébrale. Un poids lourd écrase ma cage thoracique : celui de la peur et des regrets mêlés.


Si tu ne te bats pas… me hurle-t-il au visage en se rapprochant de mon corps tétanisé.


Une montagne en forme de pied vient s’écraser à quelques mètres de nous. La terre se creuse et m’envoie voltiger au sol. Mes yeux ont tout juste le temps d’apercevoir la figure absolument colossale d’un nouveau titan.


— … Nous le ferons à ta place, complète-t-il à son tour avec un orage dans la voix.


Son visage, c’est le mien. Cette pensée m’obsède tant bien que je remarque à peine le pied du géant qui remplace sa face pour venir s’écraser sur mon corps allongé.


***


— Que se passe-t-il Mako ? s’écrie un homme dont je ne peux pas voir la face.


— Faites-le arrêter de beugler, bordel ! s’énerve un autre d’une voix métallique.


— On joue à quoi ? Moi aussi je veux jouer, s’exclame une voix trop aiguë avant de se mettre à crier.


Que se passe-t-il ? Un bruit glaçant me vrille les oreilles. La plainte d’un animal à terre qui sent ses dernières minutes arriver. Mes paupières sont trop lourdes pour que je pense à les ouvrir, mais les moindres pores de ma peau s’activent. Ils m’envoient des informations contradictoires. Dans ma tête, c’est l’anarchie. Des centaines de voix se hurlent dessus pour prendre le contrôle de mon corps. La mienne est bien plus faible que les leurs.


Détections de données… Cinq cibles potentielles repérées… Récupération des informations extra-visuelle en cours.

MODE ATTAQUE ACTIVE

MODE DÉFENSE ACTIVE

DÉSACTIVATION DU MODE DE DÉFENSE

MODE DÉFENSE ACTIVE


— Surstimulation, répond d’une voix bien plus calme d’un homme dans la force de l’âge. Il ne contrôle rien et ses Nanos choisissent pour lui. Pauvre type, il doit être paumé dans son propre corps.


Paumé ? C’est peu dire. Des voix me hurlent de tuer tout ce qui bouge. D’autres m’intiment de me cacher et d’attendre. Certaines, faibles et vite ravalées par les autres, veulent communiquer avec les gens qui m’entourent. Ma peau brûle, se tord et fourmille sans que je ne comprenne pourquoi, tandis que le hurlement continue à me déchirer les oreilles.


— Tu peux faire quelque chose, Mako ? demande la voix métallique par-dessus les cris.


— Le renvoyer aux pays des rêves ? rétorque d’une voix bourrue le fameux Mako. Il lui faut un bloqueur le temps qu’il apprenne à se maîtriser. D’ici là, il va falloir bricoler.


— Mince, lui répond la voix métallique. Il va falloir faire affaire avec les D et les E. Je déteste cette bande de sangsues.


— Nous n’avons pas de quoi les payer, intervient une voix aussi douce que détachée.


— Nous non, lui répond la voix métallique en riant. Mais lui si.


Ma gorge me brûle. Il me faut quelques secondes pour comprendre que c’est moi qui pousse des beuglements d’animaux depuis plusieurs minutes. Après quelques secondes d’effort, mes yeux s’ouvrent. J’ai l’impression de voir pour la première fois. Une bombe de sensation m’étreint, alors que même l’air me paraît presque tangible.


— Reculez et éteignez vos NanoTals, explique un type aussi baraqué et avenant qu’un ours. L’Intact doit être tiraillé par tou…

Les voix dans ma tête ne me laissent pas en écouter davantage. Elles me poussent à scruter les moindres coins de la Cellule. Au fond, à gauche, l’homme à la voix métallique. Je le sais parce que, sous une couche de peau de synthèse partant de la clavicule et remontant jusqu’à sa mâchoire, se cachent des fils en métal. Avant, je n’aurais jamais pu saisir les détails infimes qui permettent de deviner la différence entre de la peau et de la simi-peau. Entre des veines faites de chair et de sang et les minuscules filaments qui dégagent des micro-pulsions. Le gars, en jean, tennis et t-shirt élimés, regarde un autre détenu d’un air faussement détendu.


— Il a l’air plutôt calme, renifle-t-il en passant une main à l’auriculaire manquant dans ses cheveux bruns ébouriffés. Par contre, il va falloir lui apprendre à cacher ses Nanos : on dirait un sauvage.


— Laissons le respirer un peu Mackenzie, lui répond d’une voix tendue un autre bonhomme à la mine patibulaire, adossé au chambranle d’un lit superposé. Abe se chargera bien assez vite de lui mettre la pression.


J’ai déjà entendu sa voix, dans un rêve qui n’en était pas un. Sa figure aussi ne m’est pas inconnue, une figure longue et crispée. Son corps élancé et sec reste immobile et paraît vierge de toute modification Nano, mais les voix dans ma tête m’ordonnent de me méfier.

Abe, ce type… Des flashs me rappellent les derniers évènements de la Purge. Du meurtre de C4, d’Abe et de ses petits jeux pervers. Ce gars-là, c’est lui qui m’a récupéré après qu’on m’ait forcé à absorber les Nanos de C4.


— Non ! Non ! Non ! me mets-je à gémir en grattant la peau de mes poignets. Non !


Je ne peux pas être devenu un monstre. Je suis un Intact, un humain pur ! Les voix dans ma tête qui avaient commencé à réduire la voilure se remettent à hurler des choses horribles. Une brume rouge se dépose sur mes rétines et me bombarde de nouvelles informations. Cinq cibles. Deux à gauche, une devant, une à droite et une allongée sur un lit derrière moi.


— Merde, le voilà qui se prépare à attaquer, s’agace l’ours mal léché au bras aussi épais qu’un pneu luisant d’une lumière verdâtre. Mioche, éloigne-toi bon sang !

— Il peut me voir, Levert a dit qu’il pouvait !

NanoCaps repérées de niveau inférieur. Cible verrouillée.

NANOCAP « Attaque foudroyante » EN PRÉPARATION

Là, à quelques pas du gros balèze, une petite silhouette se rapproche de moi bien trop vite. Suivant les voix devenues stridentes dans ma tête, les muscles de mon corps se contractent, se replient avant de se détendre d’un coup. Comme une corde trop tendue qui cède et se déchire, ma carcasse s’envole en direction de ma cible. En une fraction de seconde, mes mains s’enroulent autour d’un cou frêle. Trop frêle pour appartenir à un adulte. Mes prunelles se fichent dans celle d’un gamin, et le temps s’arrête subitement.


— Tu… Tu me vois, gémit le gosse dans un filet de voix qui ne cache pas son excitation.


Je le vois. Ô oui je le vois. Un adolescent avec un soupçon de barbe, des joues rebondies et un corps tout en angles. Une espèce de fumé recouvre l’ensemble de son corps comme une seconde peau.


—Attrapez-moi ce fils de salaud, éructe l’ours mal léché dans un coin de la pièce. Rien à foutre d’Abe et de tous les autres merdeux de cet enfer !


Dans ma tête les voix m’ordonnent de me retourner et de me préparer à affronter les trois adversaires qui fondent sur moi dans un même esprit. Peine perdue, je n’en ai que pour le gosse qui me regarde d’un air émerveillé alors que mes mains crispées sur sa gorge l’empêchent encore de respirer.


— Je sais… Je sais que tu peux me voir.

Oui je le vois, et j’ai l’impression que lui aussi me regarde vraiment. Pas l’espèce de brute épaisse qui l’étouffe, mais le moi profond. Celui que mon père respectait, celui qu’Aicha aimait. À peine ai-je le temps de desserrer l’emprise de mes paluches qu’une succession de coups dans mes côtes, mes jambes et le dos de mon crâne me précipite à l’autre bout de la cellule. Un craquement sonore, provoqué par la destruction d’un des lits, me vrille les tympans. Le mur arrête mon vol plané, et l’un des barreaux du lit traverse mon corps de bout en bout.

Oui, je peux te voir bonhomme, ai-je envie de lui répondre.


Mais toutes mes forces m’ont déserté et la fumée rouge commence à se transformer en une brume noirâtre. Je lève ma main dans l’espoir pour essayer d’attirer son attention et gémis des mots que moi-même ne comprends pas.


— Retourne au pays des rêves, l’intact, m’intime l’ours mal léché avant de m’assener un coup au crâne d’une ses énormes paluches vertes.


La brume s’épaissit et je me vois tomber à nouveau dans le champ de bataille des géants fait de Nano. Un long râle s’échappe de ma gorge alors que mon corps chute dans mon enfer personnel.


— Quel raffut ! s’exclame une voix qui me paraît à la fois lointaine et à deux souffles de mon oreille. Pour un Intact, tu en provoques des transformations.


Je me vois chuter toujours plus rapidement vers une arène gigantesque et sanglante. J’ai beau tourner la tête, je ne vois que désolation et violence. D’où peut bien venir cette voix aussi douce que tranchante et dont le léger accent lui donne une musicalité exotique ?


— En haut, très cher, me répond l’inconnu avec dérision. Je ne vais tout de même pas me plonger dans le marasme qu’est devenue votre conscience. Benjamin me tance pour que je vienne à votre secours. Ce que je ne m’explique pas, puisque vous avez décidé d’étrangler ce pauvre garçon en guise de présentation.


Mon corps s’écrase contre un sol invisible, quoique tangible, avant que je ne puisse lui répondre. Aussitôt, une dizaine de monstres se précipitent dans ma direction avec la rage au ventre. Je peux sentir leur haine et leur envie de me dévorer.

— Bas toi ! Lâche !

La peur me contracte l’estomac et l’adrénaline me donne le coup de fouet nécessaire. Je détale comme un foutu lapin poursuivi par une meute de loups. Je ne vais jamais m’en sortir.


— Vous savez, H66, me susurre à l’oreille la voix toujours aussi déconcertante dans le fiasco que sont devenus mes rêves. Il arrive que les choses aillent mieux, quand on accepte de demander de l’aide.

— Va te faire foutre, lui lancé-je en grognant après qu’une des bêtes m’ait bloqué le passage et qu’une autre se mette en tête de me prendre pour son nouveau punching-ball.

— Si tu ne te bats pas… éructe un titan dont je ne me souviens que trop bien en déboulant sans un regard pour les géants qu’il écarte sans effort.

Ma course s’arrête nette à la vue du monstre qui a pris quelques mètres depuis notre dernière « rencontre ». Ses yeux carmin luisent toujours aussi méchamment.

— Nous le ferons à ta place, termine l’autre colosse dont je ne peux pour l’instant percevoir que la voix tonitruante.

Toujours sûr de ne pas vouloir de mon aide ? propose d’un ton badin l’homme invisible.


Ma fierté m’empêche de lui répondre. Ce n’est qu’en voyant la face si semblable à la mienne du deuxième colosse émerger d’un ciel noir nuageux, que la peur prend le pas sur l’orgueil.

« Y’a que deux types de personnes qui peuvent se permettre de cracher dans la soupe : ceux qui bouffent des steaks à tous les repas, et ceux qui sont assez malins pour éviter d' avoir à en becqueter un jour. Si t’es ni l’un ni l’autre, tu fais pas le con et tu bois ta soupe. Ça fait grandir. »


— Aidez-moi, imploré-je alors que le pied du titan se lève pour venir m’écraser une seconde fois.


— À la bonne heure, me répond avec chaleur un homme dont je crois apercevoir la figure au loin. Fermez les yeux et lâchez prise, je m’occupe de vous.


Je lui obéis, non pas tant parce que j’en ai envie, mais parce que voir le plat d’un pied de colosse en Nano venir me broyer à la vitesse de l’éclair ne m’enchante pas trop.

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