Chapitre 5 : Levert (2/2)
— Eh bien, ouvrez les yeux mon vieux, s’exclame d’une voix amusée l’inconnu. Vous êtes en sécurité ici.
Une douce chaleur me réchauffe le cœur et l’esprit. J’ai l’impression de flotter dans un cocon de douceur tandis qu’une légère odeur de café me chatouille les narines. J’ouvre les yeux sur un décor digne d’un des vieux films de mon père. Un salon éclairé par les flammes d’un feu ronflant. Des étagères en bois massif croulent sous des piles de livres rangés avec soin, et au milieu de la pièce, à quelques mètres d’un bureau aux courbes élégantes et imposantes, trônent deux fauteuils. Dans l’un deux, confortablement installé, lit un journal un homme qui vient d’une autre époque.
— Eh bien, H66, me lance celui-ci sans relever la tête de sa gazette. Relevez-vous mon brave, ce tapis servait de lit à Caius, mon berger allemand. Vous serez plus à votre aise sur mon fauteuil.
D’un geste peu assuré, je me relève et m’avance en direction du fameux siège. C’est vrai qu’il est bien plus confortable que le parquet dur de son bureau. Seul le bruit craquant des bûches cédant à l’assaut du feu ronflant brise un silence bienvenu. Plus de voix, plus de cris.
— On est quand même mieux quand on est seul chez soi, n’est-ce pas ? me demande l’inconnu en refermant son journal.
Il le plie avec douceur, retire des lunettes rondes qu’il laisse pendre au bout d’une chaîne brillante et me regarde droit dans les yeux. Ses cheveux sont gominés, ses traits droits, bien que plutôt quelconques. Une barbe poivre-sel bien entretenue lui mange une partie du visage sans parvenir à cacher un petit sourire en coin ironique.
— Où sommes-nous, lui demandé-je en me raclant la gorge peu à mon aise dans un endroit si luxueux.
Un rire chaud et chaleureux s’échappe de sa bouche. Ses dents blanches luisent et ses yeux brillent.
— Chez moi bien sûr, me répond-il en posant ses coudes sur les bras de son siège avant de croiser ses mains devant sa bouche. Enfin, ce qu’il me reste de chez moi, dans cet enfer qu’est l’Arène n°4.
L’Arène ? Je tourne la tête dans tous les sens, mais impossible d’y voir la moindre trace.
— Tous les esprits de l’Arène ne sont pas aussi tourmentés que le vôtre, H66. Pour ma part, il est même mon dernier rempart contre la monstruosité du monde réel. J’ose espérer que vous réussirez un jour à remettre de l’ordre dans le vôtre.
— Les titans, vous dites qu’ils sont dans ma tête ? lui répondis-je en me frottant le crâne avec désespoir. Ils ont pourtant l’air si authentiques, si vrai. Et ici, comment pourrais-je être dans votre crâne, sentir la chaleur du feu, la douceur de ce fauteuil moelleux ?
L’homme me regarde d’un air entendu et se lève pour aller dans un coin de son bureau chercher une carafe fumante. Ses habits eux aussi me paraissent d’un autre temps : un pantalon en toile, un pull en laine dont le col laisse échapper les bords d’une chemise blanche. Même les Hauts fonctionnaires de la NanoRé évitent les anciennes matières, leur préférant celles faites de nanofibres.
— Vous réfléchissez encore comme un Intact, me répond l’homme en versant un liquide sombre dans deux tasses en céramique.
— Je suis un Intact, m’énervé-je en serrant les poings à m’en rendre blanches les jointures.
Il ignore ma colère, et se contente de revenir se blottir dans son fauteuil en me tendant l’une des tasses fumantes. Je l’accepte sans réfléchir, murmurant des remerciements contrits. Les personnes calmes et composées m’ont toujours impressionné. Mon père m’a toujours dit qu’un type qui sait contrôler ses propres émotions n’aura jamais aucun mal à maîtriser celles des autres.
— Vous êtes H66, un détenu de la Cellule H qui a réussi, en une Purge, à détruire tout l’écosystème de l’Arène. Un nouveau détenu qui a forcé les H à entrer pour la première fois depuis des lustres à entrer dans la Guerre des Cellules.
Il souffle avec douceur sur sa boisson avant de la porter avec délicatesse à ses lèvres.
— Je reste un Intact, grogné-je. Je n’ai pas demandé à être un H. Je n'ai pas demandé à des monstres de se servir de moi comme d’une putain de pièce d’échec. Bordel ! Je devais mourir et pas devenir le boulet des H !
— Désolé de vous l’apprendre H66, me répond-t-il en sirotant son verre, mais personne n’en a rien à faire de ce que vous vouliez, ou deviez être. Vous trouvez ça injuste ? Quel dommage ! Grandissez ou vous finirez par vous faire écraser : par les monstres présents dans votre tête, ou par ceux de l’Arène. Voulez-vous vraiment mourir ? Un léger séjour dans votre psyché m’en avait donné l’impression contraire…
Le jour de ma première raclée, le jour où j’ai compris que les fautes et les réputations des parents rejaillissaient toujours sur leurs enfants, mon père m’a donné ma première leçon de vie. Il s’en est suivie de nombreuses autres, mais aucune qui ne soit aussi marquante que celle-là. Je devais avoir sept ou huit ans. Le plus banal des gamins. Ni trop grand, ni trop petit. Encore que les corvées de la ferme m’eussent habitué à une vie plus dure que bien d’autres gosses de mon âge.
Les autres petits du village ne s’approchaient jamais trop du fils du « fermier ». Des hommes qui travaillaient la terre, il y en avait bien d’autres au village, mais il n’y avait que mon père qu’on surnommait le « fermier » avec toujours une grimace à la clé. Comme si en lui retirant son nom, on lui retirait toute forme d’existence, de légitimité à être un humain comme les autres.
Les gosses sont cruels. Plus que les adultes dont ils récupèrent pourtant les préjugés et la haine. Bref, dire que les gosses du village ne m’aimaient pas est l’euphémisme du siècle. Très vite, ils étaient passés du désintérêt à la moquerie, puis à la violence. La première fois qu’ils se sont mis à me tourner autour, je n’ai pas réagi : ce fut ma première erreur. La seconde est d’avoir trop attendu avant de commencer à me défendre.
« Se laisser faire c’est cautionner ce qu’il t’arrive fils. » m’avait murmuré d’une voix plus triste qu’à l’habitude mon père en passant un chiffon imbibé d’alcool sur les écorchures de mon visage.
« Je n’ai rien fait ! C’est injuste » m’étais-je exclamé en pleurant à chaudes larmes.
Mon père avait soupiré, ses larges épaules paraissaient moins imposantes quand il les recroquevillait de la sorte. Il m’avait laissé quelques minutes de jérémiades sans rien faire. Les seules qu’il ne m'eût jamais accordées.
« Écoute fils ! » s’était-il exclamé en m’attrapant la mâchoire d’une main ferme. « La vie est une chienne, et toi pour l’instant tu la laisses te pisser dessus. Les gens du village me détestent parce que je suis un rappel constant qu’ils ne sont que de sombres merdes ! Tu me trouves dur ? Essaie de passer de l’autre côté de la colonie : là-bas les hommes sont des loups et les femmes des hyènes. La vie est une chienne, gamin. Le seul moyen de la dresser, c’est de devenir un clébard plus enragé qu’elle. »
Il m’avait lâché pour me présenter son poing fermé, couturé de cicatrices et plus épais que ma cuisse maigrelette.
« Certains te diront que les armes les plus efficaces sont ta langue et ta tête. C’est faux. Bien sûr elles sont fondamentales et le temps t’apprendra à t’en servir, si je ne me démerde pas trop mal. Mais tes poings, fils. Tes poings feront rentrer dans le crâne de tous tes ennemis le souvenir de ta colère et du fait qu’on ne peut pas te pisser dessus. La vie est une chienne et le monde une arène où s’affrontent les bêtes que sont devenus les hommes. D’abord il te faudra t’y adapter fils. Ensuite, y creuser ta place avec des griffes bien aiguisées. »
Ses yeux foncés avaient brûlé d’une émotion violente qui m’avait fait trembler. Sous le feu de son attention, les battements de mon cœur s’étaient accélérés et mes larmes séchées. Le souvenir encore brûlant des railleries et des coups s’était cristallisé et mélangé à la sensation rugueuse et ferme des doigts de mon père capturant les contours de ma mâchoire.
« La prochaine fois que tu iras au village faire des courses, je me fiche du nombre qu’ils seront, fais en sorte qu’ils se souviennent de ta colère. »
Il s’était ensuite détourné en embarquant un seau d’eau pour aller s’occuper de nos chèvres. Je me rappelle avoir oublié ma cheville douloureuse et lui avoir boitillé après pour l’aider à faire ses corvées.
La semaine suivante, j’étais rentré à la maison avec une lèvre fendue, un œil au beurre noir et les phalanges bleues et rouges. Mon père n’avait pas commenté ma chemise déchirée, ni le fait que de la bouteille de vin qu’il m’avait demandé d’acheter, il ne restait que le goulot. Il s’était contenté de déposer une bouteille d’alcool blanc et un chiffon sur la table du salon avec un sourire en coin. À partir de ce jour, il a arrêté de me considérer comme un enfant et s’est mis à me dresser comme un chiot qu’il voulait enragé.
— Alors H66, me demande l’inconnu à lunettes me tirant de mes vieux souvenirs. Qu’allez-vous faire ?
Je porte à mes lèvres la tasse encore fumante, et bois d’un trait tout ce qu’elle contient. Le breuvage me brûle la gorge. C’est aussi infâme que corrosif. Pas naturel. Les traces qui maculent encore les parois de la tasse bougent paresseusement et se regroupent les unes avec les autres. À ce stade, je ne suis plus étonné de voir qu’on peut faire des boissons à base de Nano.
— Ce que je vais faire ? répondis-je en passant mon majeur le long de la paroi en céramique pour en récupérer les dernières goûtes Nano. Je vais m’adapter, et ensuite je vais creuser avec les dents de mes ennemis mon trou dans l’Arène.
L’inconnu me regarde avec intérêt sucer mon doigt. Un sourire tordu éclaire son visage. D’un geste souple, il remet ses lunettes et croise les jambes en me regardant comme mon père l’avait fait tant d’années auparavant.
— À la bonne heure. Il reste peu de temps avant que l’Assainissement de l’Arène ne se termine et que le Grand jeu reprenne. Il te reste beaucoup à apprendre d’ici là. Les H te présenteront sûrement à un bloqueur le temps que tu apprennes à maîtriser tes Nanos. Cela m’empêchera de te rendre visite et il faudra que tu viennes de toi-même me chercher.
Mes yeux se froncent, je ne comprends pas la moitié des choses qu’il me raconte. Voyant mon incompréhension, il se relève et me tend la main.
— Gardons de telles pensées pour plus tard, H66. Suivez-moi, j’ai beaucoup à vous dire et peu de temps devant moi. Ah ! J’oubliais presque. Vous pouvez m’appeler Levert, les autres détenus préfèrent me donner du « Mascotte », mais pas de ça entre nous.
Je saisis sa main et m’étonne de sa chaleur. Comment peut-on ressentir autant de choses en étant dans la tête de quelqu’un. Encore une nouvelle absurdité de la NanoRé à laquelle je vais devoir m’habituer.
Au loin, dans l’espace sombre et ravagé qu’est devenu mon propre esprit, j’entends les beuglements des NanoGéants qui s’écharpent. Je m’en éloigne pour m’ancrer dans l’oasis de calme que représente la psyché de Levert. Ai-je confiance en lui ? Pas le moins du monde. Il est comme eux tous, un Impur, un jouet de la NanoRé. Mais comme me l’a martelé plusieurs fois mon géniteur : « À cheval donné, on ne regarde pas la bride. Au pire, on s’en sert pour étouffer l’abruti qui a essayé de nous entuber. ».
— Par quoi commence-t-on ?
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