Chapitre 7 : Le Colonel Gamma (1/2)

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La Ficheuse ne fonctionne pas. Enfin, je crois qu’elle ne marche plus. Les autres ont tous l’air persuadés que c’est de ma faute et j’ai de plus en plus de mal à rester calme. Après avoir collé sa machine contre ma tête, des dizaines d’étoiles sont apparues devant mes yeux avant de se fondre en un fond blanc. Trou noir. Je me suis réveillé plusieurs minutes plus tard, la bave aux lèvres, une douleur lancinante à l’arrière du crâne et un sol mouillé de larmes contre la joue. En levant la tête, j’ai aperçu du coin de l’œil un Mackenzie aux anges, le pouce relevé.


— Mais ce n’est pas possible, s’insurge le Capitaine en m’attrapant par les cheveux. Les Ficheuses sont parfaites, infaillibles. Hal ! Donne-moi la tienne.


Les narines du Capitaine palpitent de colère. Cela pourrait être drôle si sa fureur n’avait pas fait apparaître ses Nanos. Deux yeux faits d’encre, de technologie et sans paupières sont lovés sur ses pommettes. La main qu’il tend au mioche qui m’a fiché à mon arrivée comporte bien plus que cinq doigts. Je dirais huit, mais comme ce crétin s’amuse à agiter ma tête dans tous les sens, je n’en suis pas sûr.


— Je ne crois pas que… commence le môme avant de se faire couper la parole.


— Rien à foutre de ce que tu crois, s’insurge Cap en me projetant au sol pour affirmer son autorité.


Donne-moi ta Ficheuse, et qu’on en finisse avec cette vermine. Tout le monde veut connaître l’étendue de ses Nanos, même le Directeur !

Les voix dans ma tête veulent attraper la Ficheuse que le gosse tend d’une main tremblante, pour faire griller vif le Cap. J’ai un mal fou à les ignorer. En fait, je me sens déjà abandonner la partie. Je sens la lente montée en puissance dans mes muscles et le voile rouge se poser devant mes yeux.

Un grognement suivi d’une sensation glaciale dans mon pied dissipe les voix pour rendre à mon esprit mon corps.


— Ne bouge plus H440, intime un garde en décollant sa Ficheuse du dos d’un Mako à terre.


Le H me lance un regard noir. Il m’a senti sur le point de céder, de foncer dans le tas. Les conseils de Levert pour m’empêcher de sombrer me reviennent en tête. Penser à quelque chose qu’on aime. Convoquer son image avec autant de force que possible pour qu’elle surpasse l’attrait des voix. J’évite de penser à mon père. Il enjoindrait les voix à en coller une aux gardiens. Je préfère imaginer le sourire d'Aïcha à la place. La voir essayer de marcher sur ses petites pattes toutes maladroites. Entendre son rire quand je m’amuse à la jeter en l’air avant de la rattraper au dernier moment.


— Cette fois-ci, ça va marcher, parle de très loin un inconnu.

Je me perds dans des souvenirs heureux. Je ne sens pas qu’on me redresse. Sur ma peau, les rayons du soleil et la caresse des hautes herbes me picotent avec paresse. Les cris de titans en colère au loin ne m’intéressent pas. Les éclairs blancs qui zèbrent par intermittence un ciel sinon sans nuages ne me perturbent pas.


— Capitaine, le taux d’électricité augmente et nos Ficheuses…


Aïcha, ma petite princesse, s’amuse à tresser des tiges de fleurs pour en faire une couronne. La reine de la prairie. Je ne suis que son chevalier servant, mais j’ai aussi le droit à une couronne si je me montre gentil et patient. Dans un autre monde, des hommes à l’allure de monstres se hurlent dessus et provoquent avec leur machine des tremblements de terre. Ici, tout est calme. Allongé sur le dos, j’essaie avec mes gros doigts maladroits de faire de petits nœuds gracieux.


« Pas comme ça, papa ! Attends, je te montre comment faire »


— Attrapez le bon sang ! Il se tortille comme une anguille !


— Ce sont des convulsions, Capitaine. Il ne va pas tenir, ce n’est qu’un Intact !


— La ferme H440 ! Vous deux, appliquez vos …


Ma fille a grandi. Finis les petites couettes et les rubans dans les cheveux. Bonjour les crises d’hormones incontrôlables et les sorties avec les garçons. Jamais de mon vivant. Elle me regarde les yeux rouges de colère et de larmes contenues en m’expliquant du haut de ses treize ans la vie. Une part de moi comprend enfin les cheveux blancs de mon père. L’autre se rappelle qu’à son âge, mon père m’en aurait foutu une si je lui avais parlé de la sorte. Ah, la vie. Une guirlande brillante de galères décorées de petits plaisirs.


« Tous les autres le font ! Tu m’écoutes ? Pourquoi souris- tu ? Tu te moques de moi ?»

BOUM !


La vision fugitive de ma fille qui, à vingt ans, quitte mon logis pour explorer le vaste monde s’inscrit sur ma rétine. Ses tresses fines qui flottent dans le vent, ses yeux rieurs et son sac à dos trop lourd pour elle. Mon petit bébé qui décide qu’il est trop grand pour continuer à vivre chez son vieux papa. Qu’il est temps qu’elle voie ce que le monde a lui offrir comme je l’ai fait avant elle. Ce n’est pas la dernière image que j’ai d’elle, mais c’est celle qui reste gravée dans mon cœur.


Bats-toi ! Lâche ! Si tu ne te bats pas… Nous le ferons à ta place !


— Lève-toi, H66, rugit un homme en m’attrapant pas les cheveux.


Mon esprit embrouillé a du mal à comprendre ce qu’il se passe. À terre, Mackenzie, Michael et Mako sont maîtrisés par cinq gardiens qui collent des matraques électriques contre leur nuque. Un mal de crâne lancinant rend mes oreilles bouchées. J’entends avec des échos les hommes en uniforme leur enjoindre de se tenir tranquilles, tandis qu’une nouvelle escouade envahit la Cellule.


— Que s’est-il passé ici ? rugit un nouvel arrivant d’au moins deux mètres vingt.


Les autres gardes regardent tous le sol aussi soumis que les H au sol. Le géant est si musclé que les coutures de son uniforme craquent à chacun de ses mouvements. Les Ficheuses des gardiens ne clignotent plus comme des guirlandes de Noël.


— Rien Colonel Oméga, s’exclame le Cap en plaquant son poing contre son pectoral gauche. Nous effectuions juste un contrôle de maintenance auprès du détenu H66.


Ce crétin à l’air minuscule à côté du nouveau venu. Celui-ci ne manque pas de lui faire remarquer. Il s’approche et le toise de toute sa hauteur. Ses yeux noirs comme de l’encre sont parsemés de petites étoiles blanches qui changent parfois de couleur. Les traits de son visage taillés à la serpe détonnent : ils sont trop normaux. Mis à part sa taille phénoménale et les ténèbres de ses globes oculaires, rien n’explique la crainte dans le regard des autres détenus.


— Une opération de maintenance, murmure-t-il assez près du visage du Cap pour le mettre mal à l’aise. Jamais vu un contrôle qui fait sauter les plombs. Halfred, votre Ficheuse je vous prie !


Son ton est assez incisif pour que le pauvre Hal sursaute comme le gosse qu’il est. Le Colonel, qui colle toujours d’aussi près le Cap, se contente de tendre le bras. Il n’a pas un regard pour les gardes ou les prisonniers. Je crois que le Capitaine et le Colonel ne s’entendent pas beaucoup. Pour ce que ça me fait... J’aimerais juste que le gardien, qui se pisse dessus à l’idée qu’un de ses chefs lui tombe dessus, se calme et relâche la pression sur mes cheveux. Il va me rendre chauve d’une minute à l’autre cet abruti.


— Elle est fichue, s’amuse le Colonel en jetant la Ficheuse par-dessus son épaule.


Il ne laisse pas au Capitaine le temps de s’expliquer. Il se détourne et, juste comme ça, efface toute trace de sa présence et de son autorité dans la cellule. Le pauvre type à l'air tellement blême que je le plaindrais presque. Presque.


— Alors c’est toi, H66, qui cause tous ces remous, lâche-t-il en me regardant d’un air curieux. Laissez donc ce garçon respirer, que diable.


Le gardien qui me tirait les cheveux à l’instant, avec la passion de deux adolescentes qui en viennent aux mains, me relâche d’un seul coup. Les muscles de mes jambes n’ont plus la force de porter ma carcasse. Mes genoux cognent contre le sol sans m’arracher une grimace. Mis à part la sensation d’être grillé de l'intérieur après le passage des Ficheuses, le reste de mon corps est complètement insensibilisé par le fourmillement des Nanos.


— … Tu m’écoutes, mon garçon ? me parvient de loin la voix sèche du Colonel.

Je ne suis le garçon que de mon père, et même lui a fini par ne plus vouloir m’appeler comme ça. L’idée que cette espèce de monstre à visage humain me prenne de haut me fait rire. Ils sont tous fous. Mes épaules tressautent sous l’effet de l’hilarité. Encaisser des insultes, des coups et des menaces de ces malades passe encore, mais des mots doux ? Jamais.


— Il se moque de moi ? demande le géant à la cantonade.


Il se met lui aussi à se marrer, mais d’un rire bien plus sinistre. Son hilarité fait écho à la mienne. Elles se nourrissent l’une l’autre jusqu'à résonner dans toute la prison. Je suis devenu fou, et lui l’est plus encore.


— Ah ! Ça fait du bien, s’exclame le Colonel d’un ton rieur en s’essuyant les yeux.


Puis, d’un geste aussi leste que rapide, il m’attrape par le col et me relève assez haut pour que je le regarde dans les yeux. Mes orteils ne touchent plus le sol. Ce n’est qu’en levant les yeux sur lui que je m’aperçois qu’il ne s’est pas servi de ses mains pour me soulever. Je suis entouré d’une brume grisâtre, parsemée de petites étincelles, qui me fait léviter sans me laisser la moindre marge de manœuvre. Je comprends mieux la peur de ses collègues.


— Jouons cartes sur table, lâche-t-il d’un ton soudain glacial. Tu aurais dû mourir aujourd’hui, mais te voilà faisant sauter nos serveurs et te gaussant de nos jolies petites frimousses.


— De la sienne surtout, je lance en direction du Capitaine qui me fusille du regard de ses quatre yeux. C’est la plus mignonne de toutes.


La remarque a le mérite de réussir un exploit : les Nanos du Capitaine se rassemblent le long de son bras jusqu'à ces doigts, dont ils percent la peau pour former des griffes acérées. Ce type est un NanoFaçonneur. Il est capable de manipuler les Nanos, de leur faire prendre forme en dehors de son corps. Merci Levert pour les explications sur les NanoTalents.

La lueur de victoire qui brille dans les yeux de Mackenzie et le gloussement vite étouffé du Mioche ne m’étonnent pas. Levert me l’a bien expliqué : dans l’Arène, les secrets valent de l’or. Connaître les NanoTalents des détenus vaut plus ou moins cher, mais ceux des gardiens... Le Capitaine a baissé sa garde de rage et a montré certaines de ses cartes aux plus faibles des prisonniers. Même le Colonel en boit du petit lait. Les jeux de pouvoir ne se font pas qu’entre détenus, les gardes aussi se font la guerre.


— Tu es un dégourdi, H66, reconnaît-il un sourire mauvais aux lèvres. Mais ici, le plus malin, c’est moi. Ne l’oublie pas.


Ses yeux changent de couleur. Toute leur noirceur se concentre en un point rouge au milieu des globes oculaires. Le blanc exposé de ses yeux est injecté du sang qui rappelle que, derrière sa carapace faite de Nano, il n’est qu’un simple homme.


— Emmenez les H aux douches. H66 et moi avons encore quelques petites choses à nous dire.


Les paroles de ce type font loi. La cellule se vide assez vite pour qu'un Intact n’ait pu apercevoir de leur mouvement qu’un filet d’air. Moi je vois tout. Le clin d’œil bien trop joyeux de Mackenzie, pour un homme soulevé comme un sac de pommes de terre. L’air renfrogné et l’avertissement silencieux d’un Mako escorté par deux hommes. Même le petit salut du Mioche que personne ne semble avoir remarqué jusque-là. Ni lui ni Levert qu’il porte encore sur son épaule, d’ailleurs. Michael n’a pas le temps de réagir, les gardes se jettent sur lui pour le faire sortir en premier.


— Enfin seuls, s’exclame le Colonel Gamma d’un air réjoui. On n’est jamais mieux qu’entre amis. Tu ne trouves pas, H66 ?

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