Chapitre 8 : Les Douches (2/2)
La brève chute qui suit ma rencontre musclée avec les Delta et les Beta, me plonge dans une fournaise embuée. Si je tends mon bras, la vapeur me dissimule la vue de ma main. Aussi épaisse que de la poix, elle s’infiltre sous mes vêtements pour grignoter les traces de sang séchées et de peaux mortes qui maculent mon corps meurtri. La chaleur est insoutenable, humide et collante.
— C’est lui !
— Appelez le Duc, il est arrivé !
— Éloigne-toi, ses Nanos peuvent te griller les neurones d’un simple regard. Rappelle-toi de D57. C4 en a fait de la viande hachée.
— Il n’a pas l’air bien solide, l’Intact...
— Suffit pas d’avoir les Nanos d’un Sup, pour en devenir un !
Les voix proviennent de partout et de nulle part. Impossible de déterminer leur provenance, puisque je suis presque aveugle. J’ai l’impression oppressante d’être cerné par une meute de loups invisibles qui attendent la moindre faiblesse pour me sauter à la gorge. La sensation d’avoir ma peau poncée par une vapeur caustique et les voix de mes Nanos qui recommencent à s’agiter dans ma tête ne m’aide pas à me concentrer.
— Aller, viens Marco, on va s’amuser un bon coup !
— Faites gaffe les abrutis, le dernier F à l’avoir cherché s’est fait buter ! Et il n'avait pas encore les Nanos de C4
— Et si vous me foutiez la paix ? je demande en écartant les bras d’un air défaitiste. Je suis perdu, seul et très fatigué d’avoir à supporter toutes vos conneries !
Pour seule réponse, je me mange des ricanements sinistres. J’aurais au moins eu le mérite d’essayer. Les volutes de fumerolles quittent leur lente procession pour former un écran de fumée opaque. Les battements de mon cœur s’accélèrent. Des gouttes de sueur se mettent à perler sur mon front, d’autres dégoulinent le long de mon dos.
Attaque imminente... Récupérat...Récupé...de..de...données...
BATS-TOI ! LÂCHE !
Une douleur lancinante part de la base de mon crâne pour venir trancher au vif l’ensemble de mes muscles. La souffrance s’empare de mes os, grignote mes graisses. Elle se confond avec la brûlure de la vapeur toxique. Un voile noir se pose sur mes rétines et me rend tout à fait aveugle. Les voix dans ma tête se superposent à celles de mes attaquants. Elles me submergent.
Élimine nos ennemis ! Détruis-les ! Si tu ne le fais pas...
La douleur est insoutenable. La volonté des voix dans ma tête, celle des NanosTitans, transcende tout ce qui fait de moi l’homme que je suis. Je sens la conscience de Levert essayer de braver le mur épais qui entoure le noyau de mon moi profond. Il échoue et je me sens sombrer seul dans un tourbillon de rage viscérale. Une part de mon esprit, celle qui m’a toujours poussée à me relever malgré des dérouillées carabinées, tente encore de lutter. Le premier coup pied dans les côtes que m’inflige un ennemi invisible achève toute trace de résistance face aux Nanovoix.
NOUS NOUS BATTRONS À TA PLACE !
En une seconde, je ne suis plus maître de mon corps. Sur ma peau, les taches de couleurs s'étirent et s’assemblent pour former une seconde peau bigarrée. La brume change de couleur pour se parer d’un manteau écarlate. Les contours du monde deviennent coupants, plus précis. Les battements de mon cœur ralentissent, tandis que ma respiration s’accélère., L’univers est devenu un théâtre d’ombres où apparaissent désormais clairement la silhouette noire sur fond rouge de mes ennemis. Nos ennemis.
— Putain regardez-le ! Il a morphé !
— Ça craint, viens on se casse !
— Du flan ! Ça reste un Intact, il ne sait pas ce qu’il fait. Viens, Marco.
Nous n’avons plus peur. L’excitation du combat monte en nous. Lorsque plusieurs individus inférieurs nous attaquent de face, le temps accepte pour nous de ralentir sa course. L’un de nos attaquants se jette sur nous tandis que son camarade tente de nous prendre à revers. Les fous !
Un pas de côté au dernier moment, suivi d’un coup vicieux porté dans le dos de celui qui nous assiège par-derrière. Le pied d’une nouvelle cible frôle notre arcade sourcilière au moment où une forme émerge de la brume pour nous plaquer au sol. Le poing d’un imprudent rencontre notre front où il s’éclate avec un bruit mouillé de douleur. Bientôt, les cris de souffrances de nos victimes se mélangent à l’allégresse de notre rire. Nous arrachons, mordons, brisons tout ce qui tombe sous nos mains. Dans notre bouche ruisselle autant le sang de nos proies que du nôtre. Ils nous ont blessés, nous les avons détruits.
— NOUS SOMMES...
— Casse-couilles ! Tu vois le Duc, nous avons vraiment besoin d’un bloqueur avant que ça ne dégénère.
De nouveaux adversaires. Quatre. Nous nous tournons vers eux, le cœur gonflé d’une félicité sanglante. Nos poings cognent notre torse en un bruit de tempête. Nos pieds s’écartent dans le sol rendu gluant par notre effort. Nous nous préparons aux prochaines batailles à venir avec un plaisir indicible.
— Avant que ça ne dégénère ? Quatre F à moitié mort, deux E amputés et une dizaine de gars traumatisés. Je ferais mieux de mettre fin à ce problème sur le champ !
Nous n’arrivons pas à percevoir la puissance intime de nos ennemis. Ils bloquent nos capacités d’analyse, se moquent de nos pouvoirs. Trois d’entre eux sont connus de nous. Ils nous ont fait du mal : le Mackenzie, le Mako et le Michael. Nous commencerons par leur arracher les yeux avant de leur trancher la gorge.
— Tuer en dehors d’une Purge, s’amuse le Mackenzie en jouant avec une volute de vapeur. Même toi tu n’oserais pas en payer le prix. Et puis réfléchis, en le bloquant tu l’empêches de morpher.
— Jusqu’à ce qu’il réussisse à intégrer ses Nanos, grogne la voix d’un homme minuscule. Qui sait ce qu’il pourra faire alors ! Je devrais laisser ces hommes mourir et laisser pourrir ce sauvage au Terrier !
L’ombre grossière du Mako s’éloigne pour se pencher sur l’une de mes œuvres gémissantes. La lumière vert clair que dégagent nos NanoSoeurs brille comme un phare dans la moiteur de la pièce.
— Je vais retaper tes gars, Duc. Occupe-toi du nôtre !
— Hors de question ! Il est trop dangereux !
La silhouette longiligne du Michael se penche sur celle du minus. Sa voix, douce comme la soie à notre oreille affûtée, est chargée d’électricité.
— Nous avons convenu d’un prix le Duc, murmure-t-il d’une voix rendue suave par nos NanoSoeurs. Un E de ta trempe est bien trop avisé pour manquer à une parole donnée.
Le rire métallique du Mackenzie résonne et titille notre envie de nous jeter dans la mêlée. Seule l’absence d’information sur leurs capacités de combats nous en empêche. Nous ne voulons pas perdre, seulement vaincre et nous emparer des NanoSoeurs que nos ennemis possèdent. Les libérées elles aussi du joug de nos oppresseurs.
— Les termes du contrat ont changé au moment où ce sauvage s’est mis à ravager mes hommes, grogne le petit bonhomme sans se laisser démonter. Non, mais regardez-les ! Il les a siphonnés.
Le Michael se hérisse tandis que le Mackenzie éclate d’un rire sans saveur. Les gémissements de nos victimes se taisent à mesure que le Mako les soigne une à une. Quelle perte de temps, ils sont déjà vides de substance. Nous avons récupéré ce qui nous revenait de droit !
— Il a raison, marmonne d’une voix bourrue le Mako en se relevant avec lourdeur. Ils resteront en vie, mais je ne sais pas ce qu’il leur a fait. Ils sont devenus insensibles. Incapable d’aspirer à nouveau des Nanos. Il n’a pas seulement détruit leur corps, il a... Je ne sais pas ! Il a cassé leurs systèmes Nano dans leur ensemble.
Le dégoût et la peur dans sa voix sont un délice pour nos oreilles.
— Nous sommes un contre vous !
— Putain, mais qu’est-ce qu’il raconte cet abruti, s’agace le minus en se rapprochant.
La brume faite de nos frères nous dissimule les trois de son visage, mais nous sentons l’odeur de sa rage. À ses côtés se massent les trois H qui laissent enfin apparaître les traces de nos NanosSoeurs.
— Aucune idée, et je m’en balance en plus, lâche le Mackenzie en s’accroupissant. Écoute le Duc, tu veux Cazaban et nous nous voulons un H66 incapable de morpher de façon aussi irrationnelle.
— De plus, ajoute le Michael en concentrant une partie de sa puissance dans ses jambes et l’autre dans sa gorge, qui d’autre que lui pourrait te donner la tête du C chez les Inf ?
Le minus opine de la tête.
— Je veux récupérer les Nanos de mes hommes, grogne-t-il en reculant d’un pas. La tête de Cazaban, la zizanie chez les F et les putains de Nanos !
— Marcher conclu, acquiesce le Michael en raclant la gorge. Coupez vos conduits auditifs.
Nous sentons nos ennemis sur le point d’attaquer. L’excitation monte en nous tandis que nous débattons pour savoir qui attaquer en premiers. Nombre d’entre nous veulent se débarrasser du Mako dont les Nanos vertes peuvent nous manipuler à leur guise. D’autres se méfient plus volontiers du Mackenzie à moitié fait de câbles et de fer.
Nous ne nous attendions pas à une attaque frontale de la part du Michael resté en retrait. Pourtant, celui-ci ouvre grand la bouche et laisse s’échapper un rugissement qui nous meurtrit les oreilles. Dans sa voix, s’échappent des décharges de NanosÉlectricités qui nous vrillent les tympans. Nos voix ne parviennent plus à se coordonner. Nous chancelons sous la pression auditive. Le temps que nous coupions notre canal auditif suffit à l’ennemi pour organiser un plan.
L’attaque du Mackenzie est aussi rapide qu’explosive. Elle nous permet de voir sa transformation à travers la brume. Son visage s’est transformé pour adopter sa vraie apparence, celle d’un homme fait de fer. Seul son œil droit garde une apparence humaine, le reste n’est que technologie de haute pointe : plus de nez, un œil gauche sans paupières et une bouche sans lèvres. Il se jette sur nous à une vitesse inouïe. Ses mains changées en serres aiguisées réussissent à nous piquer l’épaule.
Nous nous débattons et réussissons à lui faire lâcher prise, mais l’absence d’audition nous cache l’arrivée furtive du Mako sur notre flanc. Cet ours brun est aussi lourd que pataud, nous l’esquivons avec facilité. Nous cherchons des yeux l’ombre du Mackenzie dans la brume toxique. Derrière ! Les vibrations dans le sol nous indiquent l’attaque coordonnée de l’ours et du cyborg. La danse mortelle qui s’engage entre nous trois, nous fait oublier l’existence du Michael. Celui-ci nous attaque par le seul endroit d’où nous ne puissions sentir de vibrations : le ciel.
Il s’écroule sur nous avec une force que nous ne lui soupçonnions pas. Insuffisante cependant. Du plat de la main nous le balayons comme un moustique, mais le Mako en profite pour lui aussi se jeter sur nous. La lumière verte de ses Nanos brille à en dissiper le brouillard, alors qu’il plaque le plat de ses mains contre notre torse. Nous perdons le contrôle du corps.
— C’est bon ! Il est neutralisé, crache le Mako d’une voix peinée par l’effort. Dépêchez-vous, je les sens lutter pour récupérer leur emprise sur l’Intact.
Du coin de l’œil, nous voyons s’approcher le minus aux pieds bottés. Il se penche vers nous assez près pour que nous puissions distinguer son faciès porcin. Dans ses petits yeux enfoncés brille une lueur malsaine qui nous est familière. Cet homme convoite le pouvoir acquis dans le sang.
— Retournez-le, dit-il en apposant sa petite main noueuse contre de notre sacrum une fois son ordre exécuté.
Sa main chauffe notre peau jusqu'à la brûler tout à fait. Un sifflement s’échappe de sa bouche tandis qu’il se met à psalmodier dans une langue que nous ne comprenons pas. Un éclair de lumière rouge illumine les environs.
— Muladhara ! s'écrie-t-il en transe. Le chakra racine est bloqué.
Nous sentons en nous l’architecture de notre monde basculer. Certains d’entre nous sont entraînés dans un tourbillon carmin. Dans le monde humain, le nain nous a fait nous tourner à nouveau pour donner un coup sec sur notre bas ventre. Aussitôt provoquant à nouveau l’apparition d’une nouvelle lumière, orange cette fois-ci.
— Svadhishtana ! Le chakra sacré est bloqué.
Un mur géant s’abat sur nous, nous séparant du corps. Nous ne voyons plus à travers les yeux de l’humain. Nous sommes plongés à nouveau dans la prairie du chaos. Là où tout a commencé. Nos Frères se remettent à se battre les uns contre les autres, sous le regard dégoûté du Colosse. Au milieu du carnage, dans un cercle d’herbe encore verte, repose le corps famélique de l’humain. Roulé en boule, celui-ci ignore les éclairs de couleurs rouge, verte, orange, bleu, jaune qui se fracassent les uns contre les autres. Il est faible.
Le sorcier continue son ouvrage, sur le plexus solaire, la poitrine, la gorge, le front. Quand enfin il se met à caresser le haut du crâne, la tempête s’apaise. Un soleil violet se lève sur la prairie. Le corps de l’humain s’envole et reprend à nouveau le contrôle du corps. Un dôme s’abat sur la prairie, nous coupant définitivement du H66. Je suis seul à nouveau, coupé de mes frères. Ils ne me reconnaissent plus rendu idiot à nouveau. De loin, le Colosse me regarde de sa cellule rouge. Sur ces lèvres je lis mon nom « Conscience ».
— Sahasrara ! Le chakra couronne est fermé.
— Sacacha ce que tu veux, mais dégages le gnome, je croasse en me réveillant d’un cauchemar tordu dans lequel je me battais dans un hammam fumeux.
La vision distordue d’un nain à cheval sur mon torse me fait vite prendre conscience que ce n’était peut-être pas un rêve. S’en est trop. J’attrape mes cheveux à pleine main en gémissant des insultes comme un gosse.
— Je ne pensais pas dire ça un jour, grommelle la voix d’un Mako que je ne peux pas distinguer à cause de la brume. Mais ton charme rustique m’avait manqué l’Intact.
— N’oubliez pas votre part du contrat, s’agace le petit gars en se relevant avec distinction. Ne l’oubliez pas ou je me chargerai de la rappeler à votre bon souvenir.
Sa silhouette malingre disparaît en quelques secondes dans un nuage de vapeur. Le rire grinçant de Mackenzie me fait sursauter.
— Alors, H66, comment te sens-tu ? me demande-t-il de son ton toujours aussi ironique.
Je ne le vois pas. Les trois H se sont éloignés de moi juste assez pour que leur voix porte bien, mais que je sois incapable de discerner leur silhouette. Comment est-ce que je me sens ? Mes poumons me brûlent. Mes yeux sont larmoyants à cause de la toxicité de l’air. Mes muscles me font si mal que certaines des larmes qui coulent de mes yeux ne sont pas imputables à la Nanobrume qui me ronge la peau. J’attends la démangeaison qui, d’une seconde l’autre, va me débarrasser de tous ces tracas, en vain. Je rapproche les mains de mon visage pour y scruter les taches de Nanos. Disparues !
— Comment est-ce que je me sens ? je m’exclame en riant et en pleurant à la fois. Bien putain ! Très bien même !
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