Chapitre 2 : Le temple des Morteplaines - Partie 1
Criss observait le soleil disparaître derrière les hauts mélèzes d’Orlhone. Ses dernières lueurs zébraient les nuages approchant la vallée. Agacé, le jeune mage raclait le sol du pied en faisant les cent pas. Son oncle Armin nourrissait un feu crépitant avec quelques ramures de pins. Un doux fumet de résine baignait la grotte qui leur servirait de refuge pour la nuit. Ils s’étaient rendus à l’endroit habituel, sur les flancs du Mont brisé, à l’abri d’un pan de roche renfoncé. Comme en témoignait l’aménagement des lieux, Armin, ou les chasseurs qu’il employait, occupaient régulièrement le repaire pour se couper du vent et du froid. Derrière le feu, délimité par un cercle de gneiss, trois couvertures de laine étaient roulées sur des matelas rembourrés de paille, à côté d’une table en rondins. Quelques vivres y avaient été disposés. Les chevaux étaient solidement attachés à une anse de fer dans le fond de l’abri, où les parois lisses se paraient de nombreux dessins esquissés au fusain ou au couteau. Si les œuvres d’Armin représentaient le gibier qui courrait la vallée, on devinait aisément que Criss était l’auteur des gribouillis.
— Cesse donc de gesticuler comme ça ! lança Armin en soufflant sur le feu. Tu vas me rendre dingue !
— Et s’il s’était perdu ? rétorqua Criss en s’arrêtant enfin.
— Pour la centième fois, il n’est pas perdu. Il va finir par arriver, et je gagnerai mon pari.
— Tu peux toujours y croire. De tout façon, je ne suis pas inquiet pour le pari.
— Tu ne sais donc pas mentir ? Dois-je te rappeler qui a gagné les trois précédents ? Le retard va être difficile à combler.
— Le premier ne compte pas ! Tu aurais pu me dire que Malir n’avait jamais tiré à l’arc !
— Il faut savoir garder une carte maîtresse dans son jeu, mon cher neveu. Quelle est donc ton excuse pour les autres ?
— Nous avons envoyé Rolor alors qu’il faisait presque nuit, je ne sais même pas comment il a fait pour retourner au camp !
— Allons bon, la nuit ne nous a jamais arrêtés. Les torches à l’entrée sont le seul point éclairé sur des lieues.
— Je suis toujours obligé de parier que le nouveau ramène sa première prise. Je veux changer les règles !
— Je te rappelle que c’est toi qui les as fixées.
Criss reprit sa ronde en grommelant. Armin pouffa, attisant à nouveau le feu pour y placer une petite marmite. Il adorait faire tourner son neveu en bourrique. Chaque fois qu’il payait un nouveau chasseur, le marchand avait pour habitude de l’envoyer seul dès le premier jour, avec pour unique mission de ramener sa première prise. Arch n’avait pas échappé à la tradition.
— Et s’il croise un ours, hein ? lança Criss en revenant à la charge.
— Tu sais très bien qu’ils ne descendent pas si bas sur ce versant.
— S’il s’est cassé quelque chose ?
— Je ne te savais pas si préoccupé par les autres, répondit Armin avec une maligne provocation. Il a l’air d’être débrouillard, non ? Viens donc m’aider au lieu de rester là à ne rien faire.
Dans un soupir, le jeune mage se résigna à le rejoindre.
Lorsque Arch rentra finalement au camp, le soleil avait depuis longtemps disparu derrière les montagnes. D’un pas assuré, il leva bien haut le bras, un lapin en main.
— C’est pas trop tôt ! S’écria Criss la mine réjouie par sa victoire. Tu sais que mon oncle était mort d’inquiétude ? Il a failli partir te chercher.
— Sérieusement ? s’indigna Armin. Tu peux être assuré que je t’aurais envoyé à ma place, jeune homme.
— Tout ce que je dis c’est que tu aurais pu faire plus vite. Qu’est-ce qui t’a pris si longtemps ?
— Tu as gagné ton pari et tu n’es même pas satisfait ? reprit le marchand, exaspéré. Quel enfant capricieux ai-je élevé ?
Arch gloussa en tendant sa prise.
— Désolé, il n’était pas très coopératif.
Criss inspecta le gibier, mais son sourire disparut rapidement. Il n’y avait aucune trace de sang et pas plus d’impact de flèche. En revanche, la sensation qui s’en dégageait encore lui était très familière. Il dévisagea son camarade qui haussa les épaules.
— Personne n’a dit que c’était interdit, se justifia Arch à voix basse. Je te signale que tu m’as donné un arc… Je ne sais pas tirer.
— S’il l’apprend, je peux dire adieu à ma victoire. Cache-moi ça et vite.
— Un problème ? résonna la voix d’Armin.
— Non non, aucun, répondirent-ils d’une voix parfaitement uniforme.
— Parfait alors, préparez-le.
Il tira un couteau et présenta le manche à son neveu après l’avoir retourné d’un petit saut. Criss s’en saisit et entraîna Arch vers la table pour s’adonner à la découpe. Ce dernier observa chaque étape, attentif mais vite dégoûté. Il devait toutefois reconnaître à Criss un talent certain.
La nuit était déjà bien avancée quand ils finirent le repas. Les deux garçons se retrouvèrent à l’entrée du refuge, leur couverture sur le dos pour contempler la toile nocturne qui s’étendait sur Orlhone. Les vagues d’argent d’Astraya paraient les crêtes des montagnes d’un halo éthéré. Encore invisible, la grande lune nourricière, premier visage d’Eïsha, n’illuminait la nuit qu’après l’équinoxe du printemps. Sa présence sonnait la fin de l’hiver et l’arrivée de périodes plus clémentes. Ce soir-là, seule Elyris pouvait être observée. La demi-lune aux anneaux d’un violet sombre représentait l’autre visage de la déesse de l’eau, la faucheuse, celle qui porte les âmes des défunts vers leur dernier voyage. Au village, les anciens racontaient que lorsque les deux astres passaient l’un devant l’autre alors le ciel s’embrasait et les récoltes étaient bénies par les dieux d’une abondance exceptionnelle. Arch supposait que le phénomène devait être rare. Il était déçu chaque année de ne pas être témoin de la danse céleste.
Les anneaux d’Elyris avaient beau être particulièrement visibles cette nuit, autre chose attirait le regard du jeune mage. Plus à l’ouest, une lueur rougeoyante déchirait la mer d’ébène. Un immense amas brûlait avec une intensité surnaturelle, parcouru de milliers de points d’un blanc pur. En frappant Bælinor, l’enclume divine, le faiseur forgeait une nouvelle étoile. Arthor, dieu du feu, de la guerre et père des forges avait créé chacune d’elles, tout comme il modelait le destin des hommes. Hockman leur rappelait souvent l’équilibre qui régissait les éléments. Bien qu’aussi opposés que le feu et l’eau, Bælinor, Astraya et Elyris illustraient parfaitement la beauté qui émanait de la dualité. Arch sentit un frisson le parcourir, non pas à cause du froid, mais parce qu’il se demandait si quelque chose, là-haut, ne les observait pas en retour.
— C’est magnifique, murmura-t-il. Kahya adore les étoiles. Attends un peu que je lui dise qu’on les voit bien plus qu’au village.
— J’ai toujours dit que les braséros gâchaient un peu la vue, lui répondit Criss.
— Ah mais je comprends mieux, reprit Arch, amusé. C’est pour ça que tu en as renversé un.
— Tu manques pas d’air ! rétorqua Criss, outré. Dire que je t’ai protégé de tous ces imbéciles ! J’ai encore une cicatrice, hein ?
— Tu as seulement écopé de deux jours de corvées aux écuries. J’en ai eu sept ! Tu ne devrais pas te plaindre. Le feu s’est quand même propagé aux claies d’Ysel.
— Oh bah oui c’est vrai, répondit-il avec un sarcasme certain tandis que son camarade retenait vainement un rire nerveux. Deux jours à ramasser du purin, le rêve absolu ! Si tu avais vu la tête de mon oncle quand Toffer a débarqué. J’ai cru qu’il allait me tuer.
— Je t’en dois quand même une belle pour cette fois.
— Je réfléchis toujours aux possibilités.
Leurs rires laissèrent progressivement place au silence. Derrière eux résonnaient les craquements du foyer sur le déclin.
— Mais bon, je ne pouvais plus les laisser faire. Tout ça allait beaucoup trop loin et puis…
Criss leva la main et y laissa apparaître une flammèche qui illumina son visage.
— Ce que j’ai découvert ce jour-là est plutôt pas mal.
Arch observa danser les reflets orangés. Cela faisait déjà trois ans. Il avait du mal à y croire tant il pensait encore que tout ça était arrivé hier. Criss sembla hésiter puis se décida finalement à laisser échapper les mots qui attendaient derrière ses lèvres. Sa main se referma, le feu s’éteignit.
— Je sais que tu n’aimes pas en parler et que je te l’ai déjà dit mais je suis désolé.
Arch garda le silence, regardant une fois de plus les étoiles. Il remonta les anneaux d’Elyris un à un, comme s’il cherchait à faire reculer les pensées qui l’assaillaient.
— Ce n’est pas une bonne idée de remuer le passé, Criss. Il faut dormir, reprit-il avec bien plus d’entrain, demain sera une dure journée et je compte bien que tu me partage un peu de ton talent à l’arc.
Arch vint poser une main sur son épaule puis se leva.
— Passe une bonne nuit.
Criss ne répondit pas tandis que son camarade rejoignait sa couche pour s’y lover à l’abri du froid. Il se persuada que cette discussion finirait par venir. Pour l’heure, son regard se perdit une fois encore dans la contemplation des étoiles avant que les épais nuages qui approchaient ne masquent ce magnifique spectacle.
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