Chapitre 6 : Les gorges d'Odomar - Partie 5

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Le vent hurlait à travers les cordages, gonflant la Grand-voile de l‘Arcadia. Le navire de Haut-Rivage fendait les eaux sombres de l’Océan d’Haethian en direction du nord. D’un gris de plomb, le ciel s’étendait à perte de vue. Les embruns glacés effleuraient les joues des marins comme les caresses mortelles de la Faucheuse. Depuis les premières lueurs du jour, le froid mordait plus encore que la veille. L’équipage s’agitait de la poupe à la proue avec une résolution défiante, emmitouflés dans d’épais manteaux.

Près du mât de Misaine, Kahya observait l’immensité inhospitalière de l’horizon, bercée par le claquement du Foc et les grincements des poulies recouvertes par le givre. Comme depuis leur départ du village, elle avait eu du mal à trouver le sommeil. Les évènements de la veille tourbillonnaient inlassablement dans sa tête. Ils avaient pu rejoindre le bateau sains et saufs. Tous n’avaient pas eu cette chance. Plusieurs des hommes de Godhrian avaient trouvé la mort sur les quais et pour les autres, la nuit avait porté les gémissements des blessés.

Amère, Kahya constatait qu’elle s’était laissée dépasser une fois encore. Elle avait eu peur. Elle se sentait trahir ses propres compétences. Elle aurait dû pouvoir protéger ces gens, se protéger elle-même. Comme lors de son duel avec Criss, la réalité brutale du combat avait réveillé son plus grand ennemi : elle-même. La colère qui lui marquait le visage était à la hauteur de la frustration, mais les ruminations de la nuit avaient nourri une déception plus grande encore. Une déception dont l’un des responsables approchait à pas lents.

— Bonjour, Kahya. Bien dormi ?

La jeune fille émergea de ses pensées lorsque Criss la rejoignit en s’étirant dans un long bâillement.

— Je crois que je préférais quand même le matelas trop mou des Dormont au hamac, reprit-il en venant s’accouder contre la rambarde, j’ai le dos en compote.

— Ravie de savoir que certains ont pu fermer l’œil, lui rétorqua finalement Kahya.

— J’en déduis que la réponse à ma question est non.

— Perspicace, comme toujours.

Un silence tendu s’installa, perturbé par le grincement des planches. Criss observait l’équipage s’affairer sur le pont. Les regards qui se posaient sur eux étaient fugaces, fuyants. La sensation était étrangement familière.

— J’avais presque oublié quel effet ça faisait, soupira-t-il pour lui-même. Nous voilà de retour dans la catégorie des infréquentables.

— Oui. Mais toi au moins ils ne te regardent pas comme un simple bout de viande.

Les lèvres de Criss demeurèrent closes. Au fond de lui, il avait l’intime conviction de ne pas être étranger à ce ton distant. Il la sonda du coin de l’œil, comme s’il cherchait à lire ses pensées, sans succès.

— Désolée, finit-elle par souffler. Je suis épuisée et je n’arrive pas à m’ôter certaines choses de la tête. Ce qui s’est passé hier, au village ou bien dans la montagne et ce qui vous arrive... Il y a autre chose que vous me cachez ?

Leurs regards se croisèrent. Criss y lut une détresse qui lui souleva le cœur. Sa bouche s’ouvrit, sans qu’il ne puisse prononcer le moindre mot.

— Je pensais que nous étions amis, Criss, que nous pouvions tout nous dire. Alors pourquoi ? Pourquoi est-ce que vous m’avez gardée à l’écart ?

La voix de Kahya se mit à trembler. Chaque omission la rongeait de l’intérieur. N’était-elle donc que cela ? Une pièce détachée, inutile, une simple spectatrice incapable de protéger ceux qu’elle aimait ? Leur amitié était la dernière chose qu’il lui restait, et savoir qu’elle ne pouvait se reposer dessus comme avant la terrifiait autant que cela la mettait en colère.

— J’ai besoin de savoir que nous pouvons compter les uns sur les autres, que je peux être là pour vous. Je ne suis plus une enfant. Je ne veux plus être laissée derrière. Je ne veux plus être protégée.

Sonné par la justesse de ses reproches, les épaules de Criss retombèrent.

— Je te demande pardon, Kahya, bégaya-t-il enfin. Ça n’a jamais été mon intention. La situation nous a dépassés.

— Je sais.

— Mais je ne veux pas m’en servir comme excuse. Ça n’arrivera plus, tu as ma parole.

Criss tendit la main devant lui. La jeune fille hésita, puis un discret sourire allégea enfin ses traits lorsqu’elle y posa la sienne.

— D’accord.

Un raclement de gorge les interrompit soudain. Absorbés par leur discussion, aucun d’eux n’avaient remarqués l’imposante silhouette qui s’était approchée. Surprise, Kahya retira sa main en faisant volte-face.

— Sir Thomas ! s’exclama-t-elle. Nous ne vous avions pas entendu.

— Dame Grimson, Messire Criss, salua le chevalier. Navré de vous déranger ainsi de bon matin après cette nuit difficile mais il ne m’apparaissait pas meilleur instant pour vous remercier comme il se doit.

— Vous remercier ? s’étonna Kahya.

La jeune fille aperçut alors le garçon aux cheveux blonds comme les blés leur jeter un regard timide derrière la cuisse de Thomas, celui que Criss avait empêcher la veille de finir écrasé par la chute d’une des grues.

— William. Messire Criss lui a sauvé la vie. Il a insisté pour le remercier. Allons, dit-il encore en se décalant, un bon écuyer n’est pas timide. Qu’as-tu à leur dire ?

L’enfant déglutit et fit un pas vers eux. Hésitant, il porta ses doigts tendus à son menton sans un mot puis avança la main. Un silence gêné s’en suivit avant que Kahya ne comprenne. Elle se présenta à genoux devant lui puis mit elle aussi la main contre son menton pour l’abaisser ensuite vers sa poitrine. Le visage de William s’illumina alors d’un sourire radieux et ses mains dansèrent à nouveau. Kahya pouffa et poursuivit avec entrain.

— On peut savoir ce que vous faites ? s’impatienta Criss.

— Nous discutons, lui répondit-elle.

— Vous discutez ? Comment ça ? À propos de quoi ?

— De toi, évidemment.

— Hein ? s’exclama Criss. Qu’est-ce que vous racontez encore ?

— Je dois vous avouer que vous me surprenez encore, dame Grimson, lança Thomas en ébouriffant les cheveux de son protégé. Il est rare que William se montre aussi bavard.

— Je peux le comprendre, répondit-elle. Il a dû se sentir bien seul. La langue des signes n’est pas habituelle. Que lui est-il arrivé ?

— Rien de particulier. Il est ainsi depuis son plus jeune âge. Si mon père n’avait pas accepté que je le forme, je doute qu’il eut pu faire autre chose. Mais William est un bon écuyer. Il n’a pas besoin de parler. Il travaille dur, il apprend vite. C’est là l’essentiel. Je suis heureux que Messire Criss l’ait protégé du danger.

Gêné, Criss se racla la gorge en haussant les sourcils. Mieux valait peut-être taire qu’il en était initialement responsable.

— Je ne vais pas dire que je n’aime pas me faire appeler Messire mais c’est un peu gênant, avoua le jeune mage. Vous semblez à peine plus vieux que moi. D’ailleurs au passage, vous avez un secret ? Comment vous faite pour... enfin, vous savez...

En plusieurs gestes saccadés, il le détailla des mains, comme s’il cherchait à décrire sa carrure. Confus, Thomas observa un temps son manteau d’une épaule à l’autre puis ne put s’empêcher d’éclater de rire, imité par Kahya.

— Quoi ? s’étonna Criss. J’ai dit quelque chose de drôle ?

— Pas du tout, répondit Thomas en se reprenant. Je ne m’attendais simplement pas à cette question. Je vois en tout cas que vous êtes quelqu’un de vrai, Messire Criss. Vous ne faites pas de détour. C’est une chose que je respecte, tout comme le fait que vous soyez les invités de mon Seigneur. À ce titre, considérez que les Malters sont à votre service et qu’aucun d’entre eux n’oseraient vous qualifier autrement.

— Les Malters ?

— Ma famille, Messire Criss.

— Veuillez l’excuser, ajouta Kahya d’un ton moqueur, encore une leçon où il devait avoir la tête ailleurs.

— Par la barbe d’Arthor, j’étais là ! protesta le jeune homme en commençant à compter sur ses doigts. Il y a les Dormont de Haut-Rivage, les Malters d’Ostheroc et... Et les quatre autres.

— Cinq, le reprit Kahya avec un sourire en coin.

Alors que le jeune William masquait le bas de son visage pour se retenir de rire, Criss détourna la tête.

— Si j’avais su que tu allais te transformer en dragon avant le petit déjeuner j’aurai pris une armure, marmonna-t-il dans sa barbe.

— Qui est-ce que tu traites de dragon ? pesta Kahya dont les yeux s’apprêtaient à lancer des éclairs.

— Sir Thomas !

Les deux mages cessèrent leur querelle lorsque l’un des membres d’équipage approcha, poussant un homme à grands coups dans le dos. Le matelot ne manqua pas de les dévisager d’un regard répugné avant de rabattre son attention sur le chevalier.

— J’ai trouvé cet homme dans la cale en train de se servir dans nos provisions.

— Ça, des provisions ? lança l’homme en question avec une moue désinvolte. Je ne les aurais pas qualifiées ainsi mais comme il vous plait.

— Jacob ?

Criss plissa les yeux, pensant un instant que son imagination lui jouait un mauvais tour.

— Mes amis ! s’exclama le musicien. Quel heureux hasard de vous retrouver ici. Pourriez-vous demander à ce charmant gentilhomme de me tordre le poignet un peu moins fort ? Nous sommes visiblement partis du mauvais pied et... Ah !

— Mais tu vas la fermer, oui ?

Thomas poussa un long soupir. D’un signe de tête autoritaire, il congédia le marin qui sembla soudainement bien moins enclin à demander son reste. Libéré, le musicien se massa le poignet, non sans un regard indigné vers son tortionnaire.

— Imaginez un peu s’il les avait abimés, dit-il en souriant à l’adresse de Kahya et Criss. Qui aurait égayé votre soirée ?

— Jacob ! s’écria Criss en approchant d’un air plus que réjoui. Mais qu’est-ce que tu... Pouah !

Criss s’arrêta net et plaqua une main sur son nez.

— Qu’est-ce que c’est que cette odeur de poisson ? Tu nous as suivi dans les égouts ou quoi ?

— C’est l’odeur du destin qui nous a rassemblé, mon ami. Le destin et une petite filature entamée en ne vous voyant pas revenir, corrigea-t-il.

Thomas croisa les bras en se raclant la gorge avec une impatience grandissante. Le troubadour releva timidement le menton vers lui et cligna des yeux par deux fois.

— Dois-je vous dire que ce manteau vous sied à ravir ?

— Comment êtes-vous monté ? s’agaça le chevalier.

— Ah ! s’exclama Jacob d’un air dramatique en s’aidant d’un cordage pour se hisser d’un pas agile sur la rambarde en bois. Voilà une bonne question ! Il se trouve que mon talent pour la discrétion est aussi remarquable que ma musique. Voyez-vous, j’ai glissé tel une ombre au milieu de la nuit, insaisissable comme le vent sillonnant le vieux port et...

Croisant une nouvelle fois le regard crispé de Thomas, Jacob cessa son numéro d’équilibriste et redescendit sur le pont.

— Je suis monté dans un tonneau, avoua-t-il à voix basse en se débarrassant d’une sardine qui traînait dans sa poche.

— Il n’y a pas de place ici pour un passager clandestin, reprit Thomas d’un ton sévère. Nos vivres sont limités, tout comme ma patience. Donnez-moi une seule bonne raison de ne pas vous passez par-dessus le bord. Je vous conseille d’éviter de me la donner en chanson.

— Monseigneur, lui répondit Jacob en retrouvant sa malice, chaque voyage a besoin d’une touche de fantaisie pour l’égayer. Et de ce que j’y ai vu, cette petite croisière n’y fait clairement pas exception, ajouta-t-il pour lui-même.

— Vous moquez-vous de moi, barde ? tonna Thomas d’une colère froide en l’approchant d’un pas lourd. Nous sommes en pleine mer, mes hommes sont blessés et vous vous incrustez dans la cale comme un vulgaire parasite ? Je commence à croire que vous allez me poser plus de problèmes que je n’en ai déjà.

Il s’arrêta devant le musicien d’un air menaçant, le dépassant de deux bonnes têtes. Ce dernier frissonna en imaginant la température de l’eau qu’il ne tarderait pas à rejoindre.

— Attendez Sir Thomas, lança alors Criss pour tenter de désamorcer la situation. Jacob n’aurait pas dû monter à bord, c’est vrai.

— C’est censé m’aider ? lui souffla le musicien.

— Mais sans lui, nous serions morts de froid dans la forêt.

Thomas se retourna vers les deux jeunes mages. Kahya hocha la tête, comme pour attester des mots de son camarade.

— Jacob peut sembler extravagant aux premiers abords mais...

— Charismatique.

— Mais il a un bon fond, acheva Criss en dévisageant le barde. Je peux vous promettre qu’il ne nous causera pas d’ennuis.

Le chevalier poussa un très long soupire en se pinçant l’arrête du nez. Il regrettait déjà la décision qu’il allait prendre.

— Il semblerait que ce soit votre jour de chance, dit-il enfin. Puisque Messire Criss vous porte en haute estime, je fermerai les yeux sur votre intrusion. En revanche, ce pont a plutôt intérêt de briller si vous ne voulez pas passer la traversée accroché à ce mat.

Criss donna à Jacob un coup de coude dans les côtes pour l’empêcher de répondre. Le musicien hocha simplement la tête tandis que Thomas et William prenaient congé.

— Votre nouvel ami me semble un tantinet susceptible, non ? interrogea Jacob en se massant le flanc.

— Tu l’as échappé belle, tu t’en rends compte au moins ? lui répondit Criss. Qu’est-ce que tu fais là ? Comment est-ce que tu nous as trouvés ?

— En vérité, je m’inquiétais de ne pas vous voir revenir, alors j’ai mené ma petite enquête. Quand j’ai appris que vous vous apprêtiez à partir, je n’ai pas réfléchi très longtemps. Je n’allais pas vous abandonner en si bon chemin ! Qui aurait écrit les chansons de votre périple ?

— Mais... Et Marcus ? Et ta mère ?

— Je te l’ai dit, mon ami. Il n’y aura pas de regret dans ce miroir. J’avais besoin de changer d’air et il était temps de céder à l’appel de l’aventure. Un voyage en mer me semblait tout indiqué. Crois-moi, je suis certains qu’ils ne m’en tiendront pas rigueur.

— Contente de te revoir, Jacob, conclut simplement Kahya.

Le musicien lui sourit en retour et la salua avec une nonchalance assumée. Criss protégea son nez de l’air brassé et poussa Jacob vers la cale.

— Très content aussi, mais il y a un dernier détail à régler. Mes oreilles pourront supporter tout ce que tu leur infligeras, pas mes narines. C’est l’heure du bain !

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