Enquête: Disparition (8)

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D'ordinaire un Amphipousse ne pouvait circuler sous la Carapace. Dès leur éclosion, ils étaient conduits à la surface, pour faire office de transport et de bête de somme, pour les vrais citoyens d'Eolna. De toute manière, les rues tortueuses de la ville sombre, et la faible luminosité les rendaient frêles et médiocres.

C'est pourquoi Alejandra se montra dubitative lorsque Rochi claqua les reines, et que l'animal se mit en branle. Ses doutes furent néanmoins vite dissipés. Anarchée dans la seconde selle sur le dos du lézard, elle comprit rapidement que la pauvre bête était aveugle, et se repérait uniquement grâce à ses facultées d'écholocalisation. Sa patte droite manquait de fermeté, les obligeant à ménager leur allure.

Rochi le colosse, dirigeait leur monture vacillante d'une main de maître, tout en apostrophant les quelques passants, pour qu'ils s'écartent de leur chemin. Un jeune homme éméché, émergeant à l'arrière d'une taverne, ne réagit pas à temps, et fut projeté contre des caisses par la queue de l'Amphipousse. Il ne mourut pas, mais la force du coup lui avait probablement brisé quelques côtes, au vu des cris de crécelle qu'il poussa. Sans même se retourner, les occupants du lézard aveugle, pousuivirent leur chemin en direction de la manufacture des Pomtes Dioscure.

Cette dernière était impossible à manquer, recouvrant un sixième de la ville sombre, ses cheminées s'élevaient jusqu'à la carapace à plus de quarante mètres de hauteur, et transperçaient celle-ci afin de libérer les vapeurs des usines dans le ciel, traçant une traînée de nuages dans le sillon d'Eolna. Bien sûr, les cheminées crachaient leurs déchets que deux cycles sur quatre, afin de ne pas perturber le commerce de jour, à la surface de la cité volante.

Dans ces usines rutillantes, les minerais extraits du ventre de l'Amphiptère étaient traités, transformés, calibrés pour répondre aux besoins de tout Eolna. Murs, mobiliers, pavés, tuyaux, etc. S'ils le pouvaient, les Dioscure frapperaient eux-mêmes la monnaie. Autant de pouvoir dans les mains de deux hommes, témoignaient de l'état de corruption profond de la cité.

Rochi arrêta l'Amphipousse à hauteur de l'entrée du mur d'enceinte qui ceinturait toute la zone des usines. De ce que se souvenait Alejandra, ce premier obstacle, était suivi de nombreux miradors, points de contrôle, occupés par la propre milice des Disocures, et peut-être même un de ces appareils dernier cri, capable d'enregistrer des images. Un dispositif de surveillance en tout point supérieur à la zone militaire protégeant les élevages et le Creusoir. Si jamais Alejandra avait eu la sottise de s'infiltrer ici comme l'avait fait là-bas, elle n'en serait pas sortie vivante. Heureusement pour elle, sa venue était officielle.

Un milicien reconnaisable à sa tunique vert-bouteille et son casque en écaille, vérifia leurs identités avant de les autoriser à pénétrer dans l'enceinte de la manufacture. Le dispositif de sécurité était comparable à celui de la Vigie, le cœur politique dominant la surface d'Eolna. Cependant, c'était bien là leur seul point de comparaison. Aucune beauté ni splendeur ne transparaissait de la manufacture. Uniquement des bâtiments fonctionnels, ternes, tel un monstre métallique installé au cœur de la bête, grognant et crachant sa production de déchets recyclés.

Ils durent confier l'Amphipousse aux bons soins d'un employé sentant un peu fort l'alcool, avant de suivre un guide très propre sur lui. Alejandra ne prit pas la peine de retenir son nom. Elle nota simplement qu'il prenait son rôle un peu trop au sérieux à son goût, en leur énumérant les fonctions et chefs d'équipes de chaque section de l'usine, des fondeurs, aux comptables, en passant par les cuisiniers. Encore loin d'être rétablie, elle faillit lui arracher la langue quand il leur indiqua enfin les bureaux du "Maître Pol". Elle s'y était déjà rendue une fois dans son ancienne vie, mais elle avait oublié le détail des centaines de marches à gravir, pour s'y rendre.

Cet enfoiré de Dioscure aurait pu les inviter à venir jusqu'à lui par un de ses élévateurs privés, mais non, il préférait se montrer défiant et narquois. Qu'importe, Alejandra n'allait pas lui donner la satisfaction d'abandonner. Elle s'élança et gravit avec fougue la première volée de marches, avant que les vertiges et tremblements ne l'assaillent de nouveau. C'est avec rage et dépit qu'elle accepta l'aide de Rochi pour atteindre le sommet de ce supplice.

Comme pour la narguer, la cage de l'élévateur s'ouvrit juste au moment où elle posait le pied sur l'ultime marche. En sortit, une femme à la peau noire, portant une redingote rouge flambant neuve. Immédiatement un employé vient l'accueillir, ignorant superbement Alejandra et son, pourtant assez remarquable, garde du corps.

- Madame Zandre, le maître espère que cette descente ne vous a pas trop fatiguée. Suivez-moi, il vous attend avec grande impatience, claironna-t-il le lèche-botte.

L'enquêtrice mourrait d'envie de suggérer à Rochi, de la balancer par-dessus le garde-fou. Elle se contenta de lui lancer un regard noir, dont il se ficha comme de sa première pipe.

- Merci. Je vois que vos manières sont aussi rustiques que vos élévateurs, car cet homme et cette femme étaient là avant moi. J'attendrai mon tour, déclara la fameuse Zandre avec un accent qu'Alejandra n'arrivait pas à reconnaître. Une chose était sûre, cette femme n'était pas originaire d'Eolna.

L'employé bafouilla des excuses avant de s'exécuter de mauvais gré, et d'indiquer à l'Enquêtrice et à son compagnon de le suivre. Alejandra salua d'un bref hochement de tête la femme, en s'interrogeant sur ses motivations qui la rendaient si charitable, envers une parfaite inconnue.

A l'opposé de l'aspect de sa manufacture, les bureaux administratifs des Dioscures reflétaient leur entreprise florissante. Des bureaux en bois, des aquariums peuplés d'espèces exotiques, et même une carpette centrale aux broderies si fines et complexes, que l'Enquêtrice dut conclure qu'il ne s'agissait pas d'une imitation, mais d'une authentique fabrication tout droit venue de la cité d'Alizée. Ils empruntèrent le bien trop précieux tapis, qui les conduisit droit au bureau du Pomte, qui les y attendait tranquillement dans son sofa en humant les vapeurs d'un narguilé.

Pol Dioscure était conforme au souvenir d'Alejandra, plus quelques kilos savamment dissimulés sous des vêtements parfaitement ajustés. S'il y avait bien une chose que l'Enquêtrice voulait bien concéder à pareil individu, c'était sa rigueur, autant dans ses affaires, surprenamment toujours légales, que dans son apparence. Sa chevelure crépue était toujours impécablement coupée, ses bottes cirées, sa peau brune éclatante, pourtant il n'avait pas fait illusion aux yeux de l'ancienne aristocratie, qui avaient discerné eux aussi, la vulgarité du personnage, avant de l'ostraciser.

- Ah Alejandra ! Quelle surprise ! J'avais entendu dire que vous rampiez dans l'Orfleur depuis quelques temps. Et voilà que vous avez sonné enfin à ma porte ! Je vous en prie assayez-vous donc tous les deux, railla le Pomte.

Alejandra prit place dans le fauteil face à l'entrepreneur, luttant pour maintenir une expression neutre, tandis que Rochi se teint ostensiblement debout à ses côtés, légèrement en retrait, mais néanmoins prêt à agir s'il le fallait.

Pol ne tint pas compte de l'attitude inamicable de ses visiteurs, et leur proposa des rafraîchissements, qu'ils rejetèrent.

- Bien, que puis-je donc faire pour vous être agréable ? Notre dernier échange s'est soldé par une belle prime pour vous et l'enquêteur Rioma. C'était une autre vie, mais je ne vois pas pourquoi nous ne pourrions pas nous apporter à nouveau un bénéfice mutuel.

Ses lèvres mordillaient le narguilé tandis que ses yeux rieurs accrochèrent un bureau en hêtre au fond de la pièce, le même sur lequel la jeune femme s'était retrouvée à plat ventre des années plus tôt, avec sa bite dans le cul. Avec le recul, ça n'avait pas été si désagréable, et lui avait permis de gravir des échelons, malgré la désapprobation de son mentor. Cette carrière était derrière elle à présent, ou pourrait bien renaître, si la parole d'Errin avait un tant soit peu de fondement. Elle n'avait nul besoin de recourir à ce genre de méthode aujourd'hui, quant bien même, le Pomte la trouverait beaucoup moins douce et docile qu'alors.

- Ce que je veux, c'est votre inventaire d'huile minérale rien de plus, déclara sombrement Alejandra.

- Voilà qui est surprenant. Et pour quel motif devrais-je vous accorder cela ?

- Vous voyez le grand type à mes côtés ? Il se nomme Rochi. C'est un proche subalterne de la Superviseuse de l'élevage. C'est elle qui m'a engagée.

- Heureux de savoir que vous avez une nouvelle patronne, mais quel est le rapport avec moi ? s'enquit Pol curieux.

- Le rapport est que, s'il vous ne le  savez pas, il y a eu un incident aux élevages, il y a quelques cycles.

- L'explosion ? Pas un petit incident à ce que j'ai cru comprendre.

- Non en effet. Un témoin jure avoir vu le coupable utiliser de l'huile minérale, ce qui a causé l'explosion. Il n'y a que chez vous qu'on en trouve. Alors je vais être franche, soit vous me montrez cet inventaire, et vous pourrez prétendre vous l'être fait voler, soit je vous laisse être arrêté pour complicité de terrorisme.

Sa menace était bien sûr fortement exagérée. Néanmoins, le Pomte aurait plus intérêt à ce qu'on vérifie ses stocks plutôt qu'on mette le nez dans ses comptes.

- Vous en avez fait du chemin Alejandra, et vous en ferez encore. Vous aurez les documents que vous voulez et l'accès au stock, mais à une condition, décréta Pol d'un sérieux extrême.

- Laquelle?

- Celui ou celle qui m'a volé, qui à trahi la confiance que je place dans mes employés, amenez-le moi. Je lui rappellerai qu'on ne vole pas les Dioscures impunément.

- Marché conclu.

Ceci mit fin à l'entrevue. Alejandra ne souhaitant pas s'attarder davantage prit vivement le chemin de la sortie. À mi-chemin, elle fut interpellée par la femme à la redingote rouge, qui patientait jusque dans un petit salon fort chaleureux. Les tresses de Zandre, aussi fines que la laine, se balançaient dans son dos tandis qu'elle couvrait promptement la distance qui la séparait de l'Enquêtrice, en faisant mine de se rendre à son tour au bureau du Pomte. Son instinct fut juste car en passant, la femme lui glissa un morceau de papier dans la main. Alejandra attendit que Rochi et elle, aient retrouvé leur Amphipousse et quitté l'enceinte de la manufacture pour le lire. Mieux valait rassembler le plus d'indices sur l'identité du ou des voleurs.

Ils se rendirent dans un des nombreux entrepôts de la manufacture bruyante. Le responsable, un ancien ouvrier à l'épaisse moustache et unijambiste, les ressus et conformément à ses ordres lui transmis l'inventaire le plus récent, daté de 3 jours plus tôt, le suivant devant être effectué 5 jours plus tard. Cela laissait assez de temps aux coupables pour voler des petites quantités d'huile et disparaître, avant même qu'on constate leur méfait. Comparé au niveau de sécurité général de la manufacture, un tel laxisme était abérant.

- Et vous êtes certain qu'il ne manque rien ? s'étonna l'Enquêtrice.

- Eh bien M'dame, c'est qu'on en utilise pas mal pour le projet de Maître Castus. L'usine fonctionne à plein régime, donc on n'a pas l'temps de faire la maintenance tous les quatre cycles, comme avant, se justifia le pauvre gestionnaire en faute.

D'après les rumeurs populaires, le projet ubuesque de Castus Dioscure était plus que fanstasque. Accrocher un tunnel à même la chair ventrale de l'Amphiptère, pour transporter les minerais et productions directement des zones d'extraction à l'usine, avant d'en expédier la majeure partie, par les élévateurs principaux jusqu'à la surface. Ce projet aurait l'avantage de contourner la traversée de la ville sombre, et de tous les délais et problèmes que cela pouvait engendrer. Cependant, les coûts d'une telle entreprise ressemblaient à un gouffre financier, même avec les moyens des frères Dioscure.

D'un signe de tête Rochi attira l'attention de l'Enquêtrice, vers un groupe d'ouvriers éreintés portant leur tenue civile, et se dirigeant vers le guichet de sortie. À leur main ou accrochée à leur ceinture, pendaient des gourdes identiques en fer grossier.

- Ces gourdes, ce sont les leurs ? demanda l'Enquêtrice au gestionnaire.

- Euh oui, on peut dire ça. Tous les employés en reçoivent une pour la remplir d'eau potable.

- Et ils les rendent à la fin de leur contrat ?

- J'cois oui. C'est du matos de l'entreprise, répondit le moustachu déboussolé par la question.

- Je vois. Vous allez transmettre la liste de tous les employés, qui ont accès à l'huile minérale au bureau de la Superviseuse des élevages. Et ceux de tous ceux dont les contrats ont prit fin durant ces trois derniers jours, ou qui ne sont pas venus travailler. Et dites à vos patrons qu'il faut qu'ils soient plus vigilants, sur le contenu de ces gourdes.

Elle tourna les talons, mais pas assez rapidement pour ignorer les grossièretés de l'homme qui n'avait pas besoin de se taper une telle charge administrative.

Une fois l'Amphipousse aveugle reparti dans le dédale de la ville sombre, Alejandra déplia le message de Zandre.

Retrouvez-moi au Bouiboui au prochain cycle. Je pense que vous avez des informations intéressantes pour ma patronne.

-Z

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