Réminiscence du passé (3)
L'amertume dans sa bouche ne venait pas de la bière. Grâce à elle, un escroc avait été coffré avant de s'enfuir d'Eolna. Cela lui avait valu de l'avancement, mais surtout le mépris de ses collègues. Y compris de son maintenant ex-instructeur Riuma. Lui, avait eu la décence de lui exprimer ses griefs en face. À savoir qu'il ne pouvait moralement pas travailler, aux côtés de quelqu'un capable de se prostituer, auprès de la pire canaille pour arriver à ses fins. Qu'elle avait bafoué les commandements des Apôtres. Comme si ce n'était pas lui qui tenait absolument à résoudre et classer cette affaire. Alejandra n'était pas sûre de ce qu'il lui reprochait vraiment. Avoir baissé contre des infos, l'avoir fait avec un Pomte de la ville sombre, ou l'avoir fait avec l'uniforme. Probablement la dernière partie. Comme si tous les Enquêteurs s'étaient fait enculer à travers elle.
Alejandra ne s'était pas attendue à être félicitée, mais qu'on reconnaisse au moins son dévouement à son travail. Elle était traitée comme une pestiférée, condamnée à entendre les conversations mourir dès qu'elle entrait dans une pièce. Mais la menace d'une sentence des Apôtres planait au-dessus de sa tête. Elle serait condamnée pour luxure à quelques jour "d'Envol". Présenté ainsi, ça ne sonnait pas si terrible, mais combien étaient oubliés dans leur cage, suspendus contre le flanc de la Vigie, pour être dévorés vivants pas les rapaces. Sort peu enviable.
Lorsqu'un des jumeaux était d'humeur morose, l'un entraînait l'autre au Bouiboui, là où la clameur semblait ne jamais vouloir périr. Sur la scène en contre-bas, des comiques performaient, déclenchant quelques rires gras, mais sans remporter un franc enthousiasme. Depuis leur loge privée, les jumeaux pouvaient ignorer le spectacle médiocre. Privilège que Poldan avait obtenu à force de fréquenter assiduement le lit de lae proprio du cabaret.
Elle observait la même distance, dans le regard de son frère que dans ceux de ses collègues. Gêné, il gardait le silence, mais cela ne durait jamais.
- Ecoute, il faut les comprendre, c'est vrai que tu aurais pu faire autrement. Tu devrais faire profil bas quelque temps. Tu es une trop bonne enquêtrice pour qu'ils te gardent longtemps au placard. Je pense que tu n'as rien à craindre des Apôtres. S'ils remuent cette histoire, ils devront admettre avoir marchandé avec un Pomte.
Avec dépit, Alejandra constata que son verre était vide. Par une miraculeuse coïncidence, Jez apparu.e alors en haut des escaliers de la mezzanine, deux chopes remplies dans les mains. Il n'y a bien que pour Poldan, qu'iel acceptait de faire le service en tenue affriolante. C'est-à-dire avec un veston trop petit, fermé sur le devant par de fine chaîne de métal, et une longue jupe de cuir échancrée qui révélait un savant entrelac de tatouages. Cette absence de pudeur obligea Alejandra à détourner le regard, en revanche, son frère ne bouda pas le plaisir de ses yeux.
Jez déposa une chope devant la soeur, qui la saisit avant de se lever. Elle n'était vraiment pas d'humeur à les voir quasiment baiser devant elle. C'est alors que Jez posa délicatement une main sur son épaule, l'invitant à se rasseoir.
- Non, petit criquet, reste. C'est à lui de partir.
- Pardon ?! failli s'étrangler Poldan.
- Un conseil chéri, si tu veux continuer à avoir accès à mon cul, tu devrais arrêter de juger ce que ta soeur fait du sien. Oh et si tu veux un autre verre, tu peux bouger le tien et aller le chercher au bar, en bas, répliqua sèchement Jez.
Incapable de saisir ce que iel lui reprochait, il s'exécuta néanmoins en grommelant jusqu'au rez-de-chaussée. Jez prit sa place, et leva fièrement sa choppe.
- Vas-y, bois. Je me fous pas de toi, il n'y en a pas de meilleur sous la Carapace !
- Qu'est-ce que tu fous Jez ?
- Juste faire fermer leur gueule aux cons, qui veulent que tu sois honteuse. Pas besoin de me remercier, ça me fait plaisir.
Intérieusement, Alejandra fulminait. Il y avait quelque chose qui l'avait toujours furieusement déplu chez Jez, son assurance, sa capacité à se mêler de tout. Et malgré tout l'énervement qu'iel lui provoquait, la jeune femme se surprit à suivre avec assiduité une goutte de bière échappée à ses lèvres et couler sensuellement sur sa gorge, puis roula sur sa poitrine avant de finir sa course dans son nombril. Échauffée, Alejandra avala une grande gorgée pour dissimuler son trouble et retrouver un semblant de contenance.
- Je te signale que tu baisses avec un de ses cons, répliqua-t-elle en évitant son regard.
- Je vais te dire une vérité qui s'applique à tous, sur et sous la Carapace. Nous sommes tous des putes. Tu as vendu tes services, comme un ouvrier vend ses bras et son dos contre rémunération. Le truc, c'est de l'admettre et de ne pas jouer les hypocrites. Tu crois que je vous offrirai autant de verres gratis, si Poldan n'était pas un si bon coup ?
- Et j'en apprécie d'autant plus cette bière, alors évite de l'envoyer balader. Il finira pas toujours par revenir tu sais, soupira Alejandra.
- Il reviendra. Et avoue, t'avais envie de lui mettre ton poing dans la gueule. Il s'en tire bien.
Alejandra réalisa que Jez avait raison. Sa rage ne visait pas vraiment Poldan, mais toute l'injustice qui l'écrasait.
- Mon frère m'a dit de faire profil bas. Tu as un meilleur conseil ?
- Oui, te battre. Tu te souviens de ce que je t'ai dit sur les hypocrites, ils pullulent à la surface. Je peux t'assurer que toute la Vigie a des draps sales cachés dans la ville sombre. Des histoires de sexe, et des trucs plus sordides encore. Si tes collègues t'emmerdent, dis-leur que je leur passe le bonjour. Iels te boufferont dans la main.
- En résumé, retourner leur hypocrisie contre eux. Périlleux conseil mais je note.
Elle leva sa choppe et capta une légère inquiétude dans le regard de Jez.
- Il y a quelque chose que je me dois de te demander, avoua-t-iel.
- C'est vrai, j'avais oublié. Rien n'est vraiment gratuit, soupira la jeune femme qui cacha sa déception derrière ses boucles d'un noir intense.
- Tu n'es pas obligée de répondre. Le Pomte Pol, est-ce qu'il t'a...
- Ok ! l'interrompit Alejandra. Tu vois le problème avec toi Jez, c'est que je peux jamais savoir si tu es honnête, ou si tu veux des ragots croustillants pour t'en mettre plein les fouilles !
Elle se leva prestement en faisant trembler la table.
- J'allais te demander s'il t'avait forcé ou... S'il t'a fait du mal d'une quelconque manière, je te jure qu'il le payera.
Ses mots étaient sincères, et Alejandra eut honte d'en avoir douté. Elle se rassit en tapotant ses ongles contre la chope. Personne ne s'était soucié de lui poser la question. Une attention qui lui donna envie de se confier.
- Il ne m'a pas forcé du tout. C'est même moi qui ai proposé. En vérité, c'était même pas si désagréable, confessa-t-elle sans honte.
- Oh quel vilain petit criquet ! s'enthousiasma Jez en posant un doigt sur les lèvres de la jeune femme.
Le brusque désir de l'avoir en bouche brûla Alejandra, plus vivement que les nuits torrides passées avec des dizines d'amants. Avant qu'elle ne succombe à la tentation, Jez s'écarta pour abaisser un levier subtilement dissimulé entre deux banquettes. Un rideau se déroula alors, isolant la loge du reste du cabaret. Des lumières tamisées s'allumèrent, et Jez saisit un minuscule boîtier accroché derrière la tringle du rideau. Alejandra connaissait des dispositifs d'écoute de ce genre. Il n'était pas censé être utilisé par des civils sans permis. Les réseaux de contrebande étaient redoutablement efficaces.
- C'est un COLIBRIS ? s'étonna l'enquêtrice.
- Oui. J'en ai fait installer partout dans le Bouiboui. Ils sont mes oreilles. Celui-là est éteint, on va pouvoir papoter tranquillement.
La soirée d'Alejandra se finit bien plus agréablement qu'elle n'avait commencé. Dans une amitié naissante dangereusement anbiguë.
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