Code: Nepthys ( 3 )
Une tempête approchait, elle en avait la certitude. Pour le moment Eolna demeurait à l'abri dans les montagnes, mais si elle maintenait sa trajectoire et sa vitesse, les Gouverneurs n'auraient d'autres choix que de voler à basse altitude. La phase la plus névralgique du plan en dépendait. Nepthys n'avait pas besoin de savoir, comment des pilotes agguerris de dizaines d'années d'expérience, allaient être poussés à commettre une erreur aussi grossière. Ce n'était pas sa mission.
Le choc d'une vibration dans l'échafaudage la ramena à son objectif présent. Bardée d'outil, et d'une combinaison coupe-vent, elle progressait avec précaution sur une passerelle. À une longueur de bras au-dessus de sa tête, se mouvaient les écailles ventrales de la prodigieuse bête volante. Par chance, les lunettes de protection que tous les ouvriers du chantier portaient, l'empêchaient de distinguer le vide entre les interstices sous ses pieds.
La vision de Castus Dioscure était pour le moins ambitieuse. Accrocher en plein ciel une ligne d'approvisionnement de plusieurs kilomètres, entre l'usine d'extraction des minéraux, jusqu'à la manufacture des Dioscure. Un projet de grande envergure savamment réfléchi, qui réclamait d'importants financements, mais qui promettait de rapporter des bénéfices colossaux aux frères entrepreneurs, bien sûr, mais surtout aux Maçons. Une plus grande rapidité d'expédition des matières premières, impliquait une plus grande productivité de produits, dont ils étaient les premiers bénéficiaires. Le reste de la ville sombre devrait continuer de se satisfaire de biens bon marché, souvent défectueux, et crèverait en silence que plus vite.
Cependant, ce n'était pas tant le sort des plus démunis qui avait entraîné la jeune fille dans une entreprise rebelle. Non, c'était celui dont personne ne se souciait, et dont tous dépendaient. Eolna elle-même. Non la cité des humains voraces, mais l'infortuneux animal, qu'ils avaient modifié, élevé et exploité durant des siècles, ainsi que ses congénères. Exhumant la prospérité de l'humanité dans l'asservissement.
Limiter et renverser les principaux bénéficiaires de ces horreurs serait le début d'une prise de conscience massive, du moins c'est ce que la jeune rebelle espérait.
Nepthys vérifia son harnais et les deux sangles munis d'un mousqueton qui la reliait au câble de sécurité. Le chantier, complexe de par sa nature, limitait grandement le mouvement des ouvriers. Le tunnel qui servirait à acheminer les minéraux était déjà au trois quart achevé. Quatre ponts de passerelles entouraient sa forme trapèzoïdale, un à chaque angle. La fausse ingénieure, dont elle avait provisoirement usurpé l'identité, avait été assignée au renforcement du coffrage extérieur, afin qu'il résiste au mieux aux aléas climatiques.
Cette fois, pas de grosse explosion, juste un travail suffisamment bien salopé, pour passer pour une simple malfonction, sans que personne ne soit vraiment à blâmer. En revanche, elle ne pouvait garantir l'absence de blessés, ou de morts. C'était le compromis qu'elle avait dû faire avec sa propre conscience.
Elle avait reçu la formation d'une météorologue, pas d'une métallurgiste. Elle avait et droit à la mise à niveau pour les nuls en trois heures, montre en main, par un type un peu louche, pas désagréable à regarder, portant des lunettes passées de mode depuis deux ans. Nepthys ne lui avait pas demandé son nom, de toute façon il aurait été faux. Ses compétences par contre étaient bien réelles, et il s'était montré assez bon pédagogue pour que la jeune fille, saisisse les bases, ou puisse au moins faire illusion si quelqu'un y regardait d'un peu trop près.
Avançant sur le pont inférieur gauche, elle progressait lentement. En effet, les câbles de sécurité, n'étaient longs que d'une centaine de mètres chacun. À chaque extrémité, elle devait décrocher un mousqueton pour l'accrocher au nouveau câble, puis faire de même avec le second. La répétition des mouvements forçait l'efficacité, ce qui était le mot d'ordre sur le chantier qui devrait être achevé dans trois mois et opérationnel dans six.
Nethys avait rendez-vous au niveau de la Coudée, là où, en raison de la courbure du large ventre de l'amphiptère, le tunnel était obligé de prendre un tournant de cinq degrés. C'était là le point critique, là où on s'attendait le plus à des dysfonctionnements. La jeune fille vérifiant que ni le maître d'oeuvre, ni les contremaîtres, n'étaient dans les parages, se mit au travail : louper une soudure, dévisser légèrement quelques écrous, etc. Bien plus facile que de draguer un garde pour s'infiltrer et faire exploser un élevage, et bien moins exaltant, elle devait le reconnaître.
Elle ne pouvait pas s'attarder sous peine d'être repérée. Personne ne devait se douter de leur prochaine cible. Nepthys prit le chemin du point de contrôle. Le vigile chargé de l'inspecter ne trouva rien, quand elle lui présenta sa tenue, ses outils et son harnais. Assurée, elle emprunta un élévateur qui la ramena à l'intérieur de l'amphiptère, se dirigea ensuite vers la consigne des vestiaires, fournissant son matricule à la réceptionniste. Une jeune femme à la peau brune, dont Nepthys discernait les brûlures sur ses avant-bras. Remarquant son regard, elle sembla gênée, et tripota le ruban noué, retenant ses boucles. Celui-ci bascula légèrement sur la droite. La voie était libre.
Nepthys salua la femme, qu'elle supposait être une camarade, ou du moins une sympathisante, et partit se changer. Une fois revêtue d'un grand manteau rapiécé et d'une casquette fermement visée, sur la désastreuse tentative capillaire de Jalud, elle se dirigea, vers la sortie de la manufacture Dioscure.
Elle se savait méconnaissable, mais baissa néanmoins la tête à chaque fois qu'elle apercevait les lourdes caméras fixées aux points stratégiques. En laissant traîner ses oreilles, elle en avait conclu que l'enquêtrice engagée par sa mère était sur sa piste. Elle n'avait pas beaucoup de souvenirs de cette femme, qu'elle n'avait croisée que deux ou trois fois, des années plus tôt. Bien avant la mort de Maman.
Elle était malade depuis longtemps et quittait rarement leur appartement. Sif avait expéré dans les bras de sa fille. Même si ce n'était pas la faute de Mom, elle lui en voulait encore de les avoir laissées seules. Certes, elle devait déclarer allégeances aux Maçons qui venaient tout juste de renverser un régime dans le sang. Une mère morte, et une partie. Son absence n'en était que plus cruelle encore.
Distrète, elle ne remarqua pas tout de suite qu'elle était suivie par un milicien des Dioscure, bâti comme une porte blindée. Neptys accéléra le pas. Les armes à feu étaient strictement réglementées sous la Carapace. Elles ne tiraient pas de munition létale, mais une mixture incolore, qui se révélait ensuite sous une certaine lumière. Dispositif très pratique sur une fuyarde solitaire, elle devait donc le perdre dans la foule. La jeune fille prit un tournant pour rejoindre une artère bondée, et se mêler aux passants, tout en faignant de ne rien avoir remarqué. Le milicien ne lâcha pourtant pas l'affaire. Si elle ne le semait pas rapidement pour atteindre la planque, cela allait alerter toute l'organisation.
Nepthis commença à paniquer, enfonçant ses mains moites dans ses poches, elle ne savait quoi faire. Elle pouvait essayer de le semer dans les ruelles inconnues, au risque de se perdre. La respiration haletante, elle sentit monter les prémices de la crise d'angoisse. Soudain, deux bras l'aggripèrent fermement.
- Ah ma fille ! T'es là ! Ah, tu sens l'air frais ! s'enthousiasma Jalud.
Il portait cette fois un vieux chapeau melon élimé, provenant d'une donation de la surface, et un faux bouc. Nepthys entra dans son jeu.
- C'est bon papa, tu m'fous la honte !
- Olala ! Depuis quand un père peut plus être fier de sa fille ?! Aller viens, ta mamie va s'inquiéter.
Il l'entraîna dans les ruelles, faignant le bon père de famille raccompagnant son enfant chéri à la maison. Nepthys sourit, car elle se souvenait que Mom se comportait souvent ainsi, les rares fois où elle pouvait se libérer pour venir la chercher à la sortie de l'école. Ça l'avait toujours agacée, alors pourquoi ça lui manquait autant ?
Jalud garda un bras protecteur en travers de ses épaules, jusqu'à ce que le milicien abdique et rebrousse chemin.
- Tu devrais être plus prudente, celui-là a eu des soupçons, lui murmura-t-il à l'oreille.
Elle grommela une réponse, qui le fit rire. Avisant le couvre-chef qu'elle portait, il s'amusa à essayer de l'enlever, tandis qu'elle se bornait à le garder fermement enfoncé sur le crâne.
- Je suis si mauvais que ça ?!
La réprimande dans les yeux de la jeune fille fut éloquente.
- Haha ! C'est drôle, tu me fais penser à ma fille.
Son rire mourut, et des larmes montèrent aux coins de ses yeux. Il n'était pas difficile de comprendre que sa fille n'était plus de ce monde. Nepthys hésita. Ils n'étaient pas sensés parler de choses aussi personnelles. Anouk le lui avait bien répété. En cas de capture, elle ne devait pouvoir balancer personne. D'un autre côté, ça lui semblait vraiment cruel, de faire comme si de rien n'était. D'ailleurs Jalud était bien au courant qu'elle était la fille d'une Gouverneure, alors à quoi bon.
- Je suis désolée. Je savais pas. Il lui est arrivé quoi ?
- Elle était comme toi. Elle voulait se battre pour une vie meilleure. Alors quand la ville sombre s'est soulevée pour soutenir les Maçons à la surface, elle a voulu faire partie de l'assaut. Elle est jamais revenue. Des fois quand je vois que rien change ici, je me dis qu'elle est morte pour rien.
- C'est pour la venger que t'es là ?
Jalud s'arrêta devant une boutique d'apothicaire, vendant de quoi soulager tous les bobos de la ville sombre. Le père en deuil essuya ses yeux et posa une main sur la tête de la jeune fille.
- Ça, c'est une bonne question gamine. Rentre, j'ai encore des choses à faire.
Il s'éloigna sans lui laisser le temps de le retenir. Elle entra donc dans la boutique, et s'aperçut qu'on lui avait subtilisé sa casquette, et remplacée par un vieux chapeau melon élimé.
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