Enquête: Disparition (9)
Il lui restait une heure avant le début du prochain cycle. Rochi serait tout à fait capable de faire son rapport sans elle, et cette Zandre attisait la curiosité de l'enquêtrice. Elle demanda au colosse de la déposer devant le Bouiboui, et assura qu'elle le retrouverait aux élévages deux heures plus tard. Chaque changement de cycle entraînait un grand chambardement dans les rues bondées de la ville sombre. Ce n'est que presque à l'heure qu'elle arriva dans le cabaret, faisant déjà salle comble.
Elle n'eut aucune difficulté à repérer Zandre dans la foule. Assise tranquillement à une table en plein milieu de la pièce, elle sirotait son verre comme si elle se trouvait dans un salon de thé. Outre cette attitude déplacée dans un tel lieu, c'est surtout sa redingotte qui la signalait telle une tâche de règle sur des draps propres.
- Vous savez que les agents des Maçons ne portent pas leur uniforme ici ? l'avertit froidement Alejandra en prenant place à sa table.
- J'ai cru le comprendre, oui. Mais mon rôle aujourd'hui est d'être présente dans cette ville au vu et au su de tous. N'est-ce pas le meilleur endroit pour cela ?
Alejandra était prête à parier qu'en plus des colibris, les dizaines de petits cafards, étaient déjà en train de rapporter à Jez, leur moindre fait et geste. Iel vendra ensuite son contenu à qui iel jugera intéressé, et ce avant même que les deux femmes aient quitté son établissement.
- C'est le meilleur, si vous n'avez rien à cacher.
Zandre fut légérement distraite par le début du numéro d'une vieille contorsionniste, qui se produisait ici depuis au moins dix ans.
- Qui est votre patronne et qu'est-ce qu'elle me veut ? lui rappela Alejandra.
La jeune femme se détourna du spectacle, affichant une expression amusée.
- Vous ne devinez pas ? Le Pomte Dioscure vous dit pourtant perspicace et retorse.
L'expression neutre de l'enquêtrice se tendit, n'apréciant que peu qu'on remette ses compétences en question. Mentalement, elle fit le tri des quelques informations qu'elle disposait sur Zandre. Cette dernière vivait à la surface, se déplaçait avec une cible sur le dos sans craindre pour sa vie, et fréquentait les personnes et lieux, les plus influents de la ville sombre. Conclusion, elle tatait le terrain au profit de quelqu'un. Alejandra n'avait aucun élément pour étailler son hypothèse, néanmoins elle l'estimait assez probable pour prendre le risque de se tromper.
- Vous avez été embauchée par cette nouvelle Ordonnatrice, c'est ça ?
Zandre sourit comme à un gamin ayant résolu une simple équation.
- Je vois que vous êtes au courant. Oui, elle m'a chargé de lui faire un topo sur la ville sombre et son fonctionnement. Elle compte y investir beaucoup de temps et d'énergie, ce qui requiert de nombreuses informations.
- Vous me demandez des infos, dans le temple de Jez ?! Je doute qu'iel apprécierait que je joue sur ses plats de bande.
- C'est l'ennui avec les informateurs, ils prennent cher, nous donne ce que l'on veut et occultent ce dont on a vraiment besoin, philosopha la représentante. Et ce ne sont pas tant des informations dont j'ai besoin, mais de votre ressenti sur ce... cloaque.
Alejandra faillit lever les yeux au ciel. Cette entrevue ressemblait de plus en plus à une séance de psy. Sauf que la séance était publique, et que chacun prenait des notes. Elle eut envie alors de tester elle aussi son interlocutrice. Si elle souhaitait qu'elle se dévoile, elle n'avait qu'à montrer l'exemple.
- Vous n'avez pas vraiment répondu à ma question tout à l'heure. Qui est votre patronne ?
Une légère tension imprima l'air. La musique se poursuivait sans fausse note, les clients trinquaient et s'esclafaient, et des oreilles traînantes retenaient leur souffle dans l'attente d'un nom. Zandre en était consciente et prit un malin plaisir à finir son verre, avant de répondre sans même baisser la voix.
- Vous réclamez cher pour un si petit service, releva-t-elle souriante. De toute manière, tout le monde le saura d'ici demain. Très bien, son nom est Erelsintra Ilalyrr.
La bulle invible de tension haleta, même Alejandra ne put disimuler un frémissement de surprise. Personne n'avait de nom de famille à Eolna. Les seuls à en avoir jamais possédé, appartanaient à l'aristocratie, et tous avaient été massacrés durant la révolution. Aucun ne portait le nom Ilalyrr.
- Vous essayez de me faire croire que le puissant Torman, qui a fait balancer dans le vide des familles entières d'aristo, en a nommée une pour diriger la ville sombre ? Une étrangère de surcroît.
- C'est là l'avantage de ma maîtresse. Elle n'est pas originaire d'Eolna. Elle n'y a aucune attache, ni contact, ni inimitié. C'est une main pure, faite pour arracher la corruption de ce dépotoir.
Cette femme n'avait peur de rien. Si elle continuait à tenir ce genre de discours fanatique de l'ancien régime, aucune couleur ne pourrait la sauver.
- Faites attention, les derniers qui révéraient leur "maître" comme vous, n'ont pas eut un sort très enviable.
- Pourtant vous étiez dans le même camp qu'eux, je me trompe ? C'est pour ça que vous m'intéressez.
- Parce que j'ai capitulé pour survivre. Les gens n'aiment pas beaucoup se rappeler qui était dans quel camp, et qui a commis quel crime. Trop de réglements de compte dans le voisinage, se referma l'enquêtrice, qui entrevoyait à peine un moyen de retrouver un semblant de son ancienne vie, pour tout gâcher en satisfaisant la curiosité d'une étrangère manièrée et arogante.
- Ce ne sont pas vos crimes qui m'interessent mais ce que vous pensez de cette cité. L'ennui avec les Maçons, et avec n'importe quel nouveau régime d'ailleurs, c'est qu'ils prétendent avoir tout révolutionné, que le passé n'est qu'une atrocité à oublier, et le présent innovant, annonciateur d'un avenir radieux pour tous. Mais il suffit de gratter à peine la croûte encore fraîche, pour trouver la vérité.
Une colère froide grandissait en Alejandra sans qu'elle puisse en déduire précisément la cause. Cette rage aigre, elle l'éprouvait depuis longtemps déjà, mais cette fois elle ne pouvait la contenir. Elle se pencha en avant, comme pour mieux que chacun de ses mots, transperce la barrière de suffisance de son interlocutrice.
- C'est la vérité que vous voulez ? La vérité, c'est que les Maçons sont des fumiers. Des boutiquiers qui ont commis l'escroquerie du siècle. Pousser les entrailles d'Eolna à se rebeller contre sa surface, pour prendre la place des aristos. Ils prétendent nous avoir libérés de l'oppression du culte des Apôtres, mais au final qu'est-ce qui a changé ? Une journée fériée de plus sur le calendrier, des syndicats ? Pourtant ce sont toujours les Pomtes qui tiennent la ville sombre dans leur main, et la pressent jusqu'à la lie, pour alimenter la surface et ses nouveaux chefs. La Vigie demeure et Eolna vole toujours à travers les cieux. Ils ont renversé, tué et déchiré tant de gens. Si au moins ils avaient vraiment changé les choses, mais non, tout ça pour rien ! Et maintenant voilà qu'ils rameutent ceux dont ils prétendaient nous avoir libérés ! Rapportez bien ça à votre maîtresse !
- Je le ferai, murmura Zandre, inexpressive.
Incapable d'en supporter davantage, Alejandra se leva et s'empressa de quitter le Bouiboui.
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