Chapitre 1
Il est crevé. Tiré à quatre épingle, comme d’habitude ; peigné, parfumé, la chemise bien rangée dans le pantalon, mais ça ne suffit pas. Les valises pendent sous ses yeux, et ça se voit. Le directeur financier parle ; il fait de grands gestes devant son tableau, et pointe des trucs avec son petit laser. Autour de la table, une douzaine de têtes le regardent, pas plus intéressées que lui. Au moins, elles ont le mérite d’écouter. Il a déjà du mal à garder les yeux ouverts et la tête dressée, alors quant à prêter la moindre attention à ce que bave l’autre… faut pas trop lui en demander.
Sauf que voilà, on lui demande. Il sait pas quoi, exactement, mais on lui demande. C’est toujours dans ces moments que ça tombe ; c’est toujours comme ça.
« Stephane ? »
Ouais, c’est moi, qu’il se dit en regardant son chef. Mais il se doute bien que le chef le sait déjà.
« Ce serait trop vous demander de participer à la réunion ? »
Nan, je crois pas que ce serait trop.
« A moins que vous ne vous sentiez pas concerné ? Vous devriez. Les chiffres sont loin d’être terribles pour ce mois-ci. Pour rester poli. »
Merdique, tu peux le dire. Les chiffres sont merdiques.
Et voilà qu’il se fait passer un savon ; une contredanse bien en règle, une fessée publique devant un auditoire amusé. Avertissement oral, postillons agacés du directeur financier. Le chef est pas content, et ça se voit. Ça hausse un peu le ton, ça devient un peu rouge. Il cligne de la moustache quand il monte dans les tours, ça fait bizarre. Mais ça, personne n’ira lui dire.
Stéphane entend sans écouter, il laisse passer l’orage. Il laisse le chefaillon dérouler la litanie des choses qui auraient pu lui valoir cette gueule d’enterrement, en lui faisant gentiment savoir qu’il en avait rien à foutre. La boite, la boite, la boite, la boite, la boite : c’est tout ce qui compte. Le reste c’est de la merde et il s’en bat les roustons. Lui ce qu’il veut c’est du chiffre et rien d’autre ; et surtout pas d’excuses.
Mais c’est pas la même chose pour Stéphane. Lui, c’est de ce boulot pourri qu’il se contrefout. La boite, c’était bien dans les débuts, quand on lui faisait miroiter de l’évolution, du salaire grassouillet et des responsabilités à gogo ; quand les responsables, chefs de responsables et chefs de chefs le flagornaient pour qu’il compte pas les heures et se donne sans rien quémander. Mais six ans après, la nouveauté s’est essoufflée, et il voit maintenant qu’on l’a pris pour un con. Mais la flemme et l’habitude ont eu raison de ses velléités d’ambitions professionnelles, et il y a de l’argent pour payer son loyer, mettre à manger sur la table et payer son abonnement Netflix. Il lui faut pas tellement plus.
« fallait », serait plus exact.
Alors non. Stéphane, il s’en tamponne le coquillard de la boite. Et s’il a la tête dans le cul en ce magnifique jeudi matin, c’est pour aucune des raisons citées par son magistral connard de chef.
Nan Monsieur, c’est pas à cause d’une fiesta de milieu de semaine, ni une soirée à jouer sur des jeux en réseau. C’est pas du batifolage torride, même si j’aurais pas refusé. C’est pas parce que ma grand-mère est à l’hôpital, ni parce que j’ai eu la chiasse toute la nuit. J’ai pas été dérangé par mes fêtards de voisins, ni par le couple à l’étage qui a tendance à s’ébattre trop fort. J’ai pas pensé une seconde à mon putain de chiffre de ce mois-ci. Nan, rien de tout ça mon petit pote ; t’es loin du compte. Tout a commencé il y a trois mois…
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