Proxima Centauri
Souvent il m'arrive de ne pas trouver le sommeil. Alors je marche dans les rues de mon village, une fois que tous les lampadaires ont achevé leur quart. J'aime déambuler sur les sentiers et écouter le silence ; arpenter les routes, savourer le calme des rues. Dans ces moments je réfléchis, je pense. À presque tout ; à presque rien. Je me demande quel est le sens de ma vie, quelle est la raison des choses.
Parfois, je me demande pourquoi un bus s'appelle un bus.
Mais le plus souvent, je songe en regardant le ciel et les astres inaccessibles, figés sur leur toile. J'admire la lune, ronde et pleine ; sublime, dans sa robe diaphane. Sa lueur pâle m'est familière et rassurante, car je sais que peu importe l'endroit, sa douceur éclairera mes pas. Pourtant, cette dame blanche m'est à demi étrangère ; si proche, si lointaine. Elle ne dévoile qu'un profil, sans jamais dévoiler le reste. Je voudrais la découvrir entière. Elle me fait penser à toi.
Je parcours les chemins éloignés, à l'écart des volets clos, des habitations encore éclairées. Le vent survole les fleurs de colza et les blés, les faisant plier et bruire dans son murmure. Je me demande ce qu'il peut bien leur dire. Sans doute la même chose qu'aux arbres, lorsqu'il chuchote et que les ramures frémissent. Mais qu'importe ce que la nature chante près de moi, mon regard revient toujours à la voûte céleste.
Désormais, ce sont les planètes qui me captivent. Vénus, Jupiter, Saturne, Mars. Même Mercure se livre à mon œil impudique. Elles scintillent et dansent parmi les créatures stellaires ; indisciplinées, incapables de suivre notre rotation. Ce sont des mondes têtus, qui ne suivent rien d'autre que leur volonté. Ils semblent marcher au hasard, tout comme moi.
Je m'assieds sur le banc qui fait face au stade, installé juste devant la table de ping-pong. Une chouette se pose sur le panier de basket. Elle me toise un instant, la tête dangereusement vrillée, puis reprend son envol pour disparaître derrière un bosquet de pins. J'allume une cigarette, un point rouge dans l'obscurité. Je nous revois allongés sur la table, toi d'un côté, et moi de l'autre. Seulement séparés par un filet de pierre.
Et encore alors, j'observais le firmament. Je te montrais les étoiles, ces corps magnifiques qui s'étendent en myriade sur la voie lactée. Il y en a tant que je ne saurais les compter, mais je peux en nommer quelques unes. Alors du bout du doigt, j'effleurais ces distances infinies, dessinant les constellations dans ce vide immense. Comme un enfant reliant les points d'un coup de crayon, j'esquissai la grande ourse, le petit lion, le dragon, Cassiopée, la lyre et le dauphin.
Je traçai un cercle autour de notre étoile polaire, qui dans biens des éons ne sera plus la même. La faute à notre Terre et sa précession. Car notre vagabonde oscille sur son axe, comme une toupie qui s'essouffle. Je pointai Véga, celle qu'un garçon indiquerait à une fille dans vingt-six-mille ans, pour la désigner comme leur point de repère. Je ne sais pas si tu étais intéressée, ou simplement polie d'écouter, mais j'ai adoré te faire découvrir notre ciel.
J'aime contempler ces êtres du passé. Leur lumière a voyagé des dizaines, des centaines, des milliers d'années avant de nous parvenir. Et c'est celle-là que nous voyons. Les rayons du soleil, qui ne se trouve qu'à environ cent cinquante millions de kilomètres, mettent plus de huit minutes à nous atteindre.
Dans la constellation du cygne, je te révélai Deneb. Nous observions alors un éclat de plus de trois mille ans. Et sans doute que parmi tous ces corps stellaires qui s'offraient à nous, certains étaient déjà morts.
J'aurais voulu te présenter un astre qui vit dans le sabot du centaure, mais nous ne pouvons la voir depuis notre hémisphère. Il s'agit de Proxima Centauri, qui brille à seulement quatre années-lumières. De toutes les flammes qui éclairent la nuit, c'est la plus proche de notre planète.
Quand je marche dans les rues de mon village, une fois que tous les réverbères ont achevé leur quart, je rêve d'attraper cette étoile. Pas pour te la donner, ni la mettre dans tes yeux ; mais pour remonter le temps. Pour revenir quatre ans en arrière, et pouvoir te rencontrer avant lui.
Quand je déambule dans la pénombre, j'imagine parfois ce qu'il serait arrivé, si tu m'avais connu avant mon meilleur ami. Peut-être que je ne marcherais pas seul, que j'aurais une main à tenir. Je partagerais peut-être cette cigarette avec toi ; celle que je fume toujours sur le banc en face du stade. Peut-être aurions nous été du même côté du filet de pierre, sur cette table où nous avons regardé le ciel. Dans ces moments, j'imagine même te dire les mots que je n'ose pas.
Et d'autres fois, quand j'arpente mon village endormi, je me demande pourquoi un bus s'appelle un bus.
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