La dernière fraise
Dans le grand salon d’apparat de son château du Nivernais, le baron Hubert de Gobsek s’apprêtait à dîner seul. Ce château du dix-huitième siècle acquis quelques années avant la grande crise était devenu sa résidence principale pour des raisons de sécurité. Il avait quitté les États-Unis où il vivait depuis de nombreuses années, pour échapper à tous ceux qu’il avait spoliés. Un nombre considérable de collectifs, d’associations ou de particuliers lui reprochaient d’avoir contribué à exploiter les dernières réserves naturelles de notre planète avec l’unique objectif d’accroître sa fortune pourtant déjà exceptionnelle. Il était encore protégé pour des raisons politiques, mais en cette période trouble, on sentait qu’une révolution se préparait et qu’un monde finissait. Pourtant, lui et les membres de son club de nantis, une poignée d’hommes à l’échelle de la population mondiale, résistaient encore et tenaient les rênes du pouvoir et de la finance. Hubert de Gobsek était conscient des nuisances qu’il engendrait et des risques qu’il faisait courir à la planète entière, mais seul le critère de la rentabilité financière guidait ses actes. Rien ne pouvait le dissuader de poursuivre ses activités, pas même l’échéance prochaine d’une catastrophe, car il estimait pouvoir encore accumuler beaucoup d’argent avant que tout n’explose. Compte tenu du temps qui lui restait à vivre, une vingtaine d’années tout au plus, il savait qu’il serait épargné par les conséquences de sa folie et qu’il pourrait profiter durant toutes ces années de sa fortune accumulée. Il ressentait une jouissance plus grande à l’idée de réussir encore quelques spéculations juteuses, car ce seraient peut-être les dernières.
La pollution était partout. La production agricole avait chuté de moitié en cinquante ans, des milliers d’espèces animales et végétales avaient disparu, l’eau devenait rare et pourtant, Hubert de Gobsek dînait grassement dans sa somptueuse demeure, entouré de quelques serviteurs fidèles et de son chef cuisinier qui lui préparait chaque jour les mets les plus copieux et les plus raffinés qui soient. Ce soir-là, après avoir savouré les meilleurs plats et bu les crus les plus rares, il fut perturbé par un incident auquel il ne s’attendait pas. Le menu prévoyait des fraises au dessert et lorsque son maître d’hôtel lui apporta une assiette contenant seulement trois fraises chétives, il ne put réprimer sa fureur.
— Comment ? De qui se moque-t-on ! Qu’est-ce que cela signifie Hector ? demanda-t-il, vous savez que j’adore les fraises et vous m’en apportez seulement trois ?
Hector qui redoutait la colère de son maître balbutia :
— Maître, je suis désolé, mais c’est tout ce qui reste…
— C’est tout ce qui reste ? Mais je vous paye assez cher pour vérifier les stocks et pour réapprovisionner, qu’est-ce que vous me racontez là ?
Hector se sentait coupable de n’avoir pas averti plus tôt son maître des pénuries qui sévissaient partout dans le monde.
— Monsieur doit savoir qu’il est de plus en plus difficile de se procurer des fruits, il n’y en a plus nulle part, la terre est quasiment stérile, le peu de surface agricole qui subsiste est utilisé pour cultiver des légumes plus nutritifs et plus consistants. Certaines cultures, comme celle de la fraise, sont même interdites. Nous avons acheté à prix d’or l’intégralité du stock de fraises congelées encore disponible dans le monde, mais c’est la fin, il ne reste que ces trois fraises, vous êtes probablement le dernier humain à pouvoir en manger…
Le baron, qui feignait d’ignorer la situation, renvoya son maître d’hôtel d’un geste de mépris. Il se retrouva seul, observant en silence les trois petites fraises au milieu de son assiette en porcelaine. Enfin, il prit une fraise, la mangea, puis resta songeur encore un moment avant de savourer l’avant-dernière. Il ne restait plus qu’une fraise. Il réfléchit, sembla peiné. Sur son visage se dessina l’expression de quelqu’un venant de prendre conscience des conséquences d’un fait de la plus haute importance. Ses yeux s’écarquillèrent comme s’il venait de découvrir soudainement la vérité tragique du monde, à moins qu’il ne s’agisse d’un trésor caché ou d’une révélation mystique. Puis son visage s’éclaira, une idée lui était venue, une idée géniale, de celles qui lui avaient permis de devenir l’homme le plus riche de la planète. Il formula sa pensée du bout des lèvres avec une profonde sincérité : « S’il s’agit de la dernière fraise, sa valeur est immense… je devrais pouvoir en tirer le meilleur prix ! »
Il sonna son maître d’hôtel et lui demanda de recongeler immédiatement la dernière fraise.
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