Changement radical ou l'histoire d'une invasion
Changement radical ou l'histoire d'une invasion
Les villes peuvent avoir une personnalité. Plusieurs éléments permettent de la caractériser: l'architecture, le climat, les infrastructures, le tissu associatif et bien d'autres choses de ce genre. Mais en est-il de même pour les humains qui y demeurent ? Je serais tenté de répondre oui pour Beagletown, cette petite cité du Massachussets fondée en 1692.
Si je devais définir en deux mots les traits caractéristiques de ses habitants, je dirais qu'ils sont originaux et qu'ils ont l'esprit curieux. Mais, il me serait impossible d'expliquer les conditions dans lesquelles ont pu se développer ces dispositions communes à presque tous les résidants de cette ville, dont les histoires individuelles sont pourtant fort diverses.
Lorsqu'un groupe d'humains partage une même complexion, cela peut influer sur leur futur commun. C'est sans doute la raison pour laquelle le destin avait choisi cette ville pour y faire naître cette histoire.
John Pick alluma son téléviseur comme tous les soirs après son travail. Il ne voulait pas manquer son émission favorite, "La dernière question", qui passait sur la chaîne locale. Il ne ratait aucune diffusion, autant pour se divertir que pour se préparer à participer à ce jeu où l'on avait des chances de gagner une fortune en brillant grâce à sa culture générale. Il notait soigneusement sur un cahier toutes les questions et les réponses, cela lui donnait son programme d'études pour la soirée.
Après l'émission, il se rendait à la bibliothèque municipale où il avait ses entrées malgré l'heure tardive. Le directeur était un de ses amis et lui avait donné un double des clefs afin qu'il puisse y travailler le soir en toute sérénité. Ce soir-là donc, il ne dérogea pas à ses habitudes et s'installa confortablement dans la grande salle de lecture, pour se préparer à une longue soirée d'étude.
Il procédait toujours de la même manière, d'abord il recherchait tous les documents se rapportant aux thèmes qu'il souhaitait étudier, puis il plaçait les livres sur la table sans les empiler, de manière à retrouver facilement chaque ouvrage. Il commençait ensuite à lire un ou deux articles d'encyclopédie pour se faire une idée générale du sujet. Ensuite, il recherchait des informations détaillées dans des ouvrages spécialisés. Il disposait pour lui tout seul d'un fonds documentaire exceptionnel et il appréciait par-dessus tout le silence parfait qui imprégnait les lieux.
Ce soir-là, son attention fut éveillée par un bruit insolite provenant de la passerelle qui courait à mi-hauteur des immenses étagères. Ce bruit, comme un piétinement léger et rapide, semblait se rapprocher et descendre les escaliers. John se pencha légèrement et aperçut un rat qui se dirigeait vers sa table. Le rat paraissait savoir où il allait car, il escalada résolument les pieds de la table et se retrouva face à John. Celui-ci manifesta une certaine surprise mais prit cela sur le ton de l'humour.
— Ah! Bonjour Monsieur le rat, tu fais des heures supplémentaires ? Tiens, peut-être que tu peux m'aider ? Je cherche des informations sur les orbites des planètes du système solaire, tu peux me trouver ça ?
Déjà John avait repris sa lecture sans plus s'occuper du rongeur. On peut s'étonner du peu d'importance qu'il accorda à cette visite pour le moins inattendue, mais il en était ainsi des habitants de Beagletown. Il en fallait beaucoup plus pour les surprendre et les étonner. Le rat attira à nouveau l'attention de John, il se dirigeait vers l'un des ouvrages et avec ses petites pattes, entreprit d'ouvrir le livre. En l'observant, John découvrit deux détails incroyables, le rat avait les yeux bleus et portait une bague. John eut pitié des efforts déployés par le rat pour ouvrir le livre, il l'aida et cette fois-ci ne put faire autrement que de manifester sa surprise. Sur la page ouverte un tableau de chiffres portait comme titre "Absides des orbites des planètes", suivaient d'autres tableaux donnant des informations sur les inclinaisons et excentricités du plan des orbites.
Cette fois John en fut complètement abasourdi, non seulement ce rat le comprenait, mais il connaissait le contenu des ouvrages. John détacha son regard du livre pour le porter sur son compagnon astronome et bibliothécaire, mais celui-ci s'était éclipsé. John se leva et tenta de retrouver l'animal, il chercha partout, mais il ne le revit pas de la soirée et il finit par décider de rentrer chez lui en se demandant s'il n'avait pas rêvé.
Le lendemain, John eut du mal à se concentrer sur ses lectures, il tendait l'oreille à chaque instant, regardait tout autour de lui, espérant revoir son étrange compagnon. Vers minuit celui-ci réapparut.
— Bonsoir, John, dit le rat d'une fluette voix pointue, mais assurée.
Alors une conversation surnaturelle s'engagea.
Le rat s'appelait Jean-Marie, c'était un puits de science. John et Jean-Marie devinrent amis et convinrent de préparer ensemble leur participation à l'émission "La dernière question". John envisageait de placer Jean-Marie dans sa poche et de mettre au point un code pour que celui-ci lui fournisse les réponses. Mais bientôt, c'est Jean-Marie qui prit l'ascendant et il décida de présenter sa propre candidature en tant que rat. John mit Jean-Marie dans une boîte et se présenta au directeur de la chaîne pour proposer la candidature de son ami. Lorsqu'il ouvrit la boîte et que Jean-Marie se dressa sur ses pattes arrière pour saluer le directeur, celui-ci manqua de tomber à la renverse. Mais la conversation s'engagea quand même et l'idée s'imposa de faire participer ce prodige à son émission.
— Après tout, l'audience fera un bond spectaculaire ! dit le directeur avec un éclat dans les yeux qui en disait long sur les perspectives de carrière qu'il envisageait.
Rien n'étonnait personne dans cette ville !
Ainsi, Jean-Marie participa à l'émission et se montra brillant. Il devint rapidement une vedette locale et gagna beaucoup d'argent. John devint son agent artistique et lui trouva des contrats dans d'autres émissions, cette fois-ci sur des chaînes nationales. Lorsque Jean-Marie fut consacré, "le rat de l'année", il fit une déclaration à la télévision.
— Je ne suis pas seulement un phénomène que l'on montre à la télévision, je revendique une conscience et une morale digne des humains, et à ce titre j'annonce que j'ai l'intention de me présenter aux élections sénatoriales.
La stupéfaction fut générale et beaucoup ne prirent pas au sérieux cette déclaration. Toutefois, Jean-Marie fut invité dans de nombreuses émissions de divertissement mais aussi dans des émissions politiques où il y montra un esprit brillant et une rhétorique digne des plus grands orateurs. Ses idées commencèrent à plaire et il eut son fan-club.
Cependant, pour qu'il puisse se présenter à une élection, il fallait qu'il obtienne la personnalité juridique. Celle-ci n'étant pas attribuée aux animaux, il se trouvait devant un obstacle apparemment insurmontable. Mais Jean-Marie ne s'avoua pas vaincu, il engagea les plus grands juristes pour faire modifier la loi. Il fournit lui-même les arguments à ses conseils pour plaider sa cause. Comment pouvait-on refuser la personnalité juridique à quelqu'un non seulement capable de réciter par cœur la constitution des États-Unis, mais qui de surcroît était en mesure de disserter des heures sur ses fondements, son historique et son devenir ?
La loi fut changée et Jean-Marie put se présenter aux élections. La personnalité juridique fut accordée aux rats capables de faire un sermon sur la constitution. La seule restriction était l'obligation de placer avant leur nom le mot rat, ainsi Jean-Marie était pour l'état civil officiel "Rat Jean-Marie". John était toujours à ses côtés, fidèle partenaire et surtout gage des origines de Jean-Marie, modeste rat de bibliothèque qui à force de travail s'était hissé au sommet, un trait de personnalité qui plaisait beaucoup aux électeurs potentiels.
La veille du scrutin, Jean-Marie était seul dans son bureau de campagne taillé à sa mesure. Sans attendre les élections qui étaient gagnées d'avance, il pensa qu'il était temps de passer à l'étape suivante de son plan. Il manipula sa bague, la rapprocha de sa bouche comme un micro et se mit à parler à un interlocuteur distant.
— "Le moment est venu d'envoyer un détachement supplémentaire. Les humains se sont faits à l'idée qu'un rat était une personne comme une autre et pouvait même parfois être supérieur au commun des mortels. Il faut passer à la deuxième étape."
Une immense satisfaction pouvait se lire dans le regard de Jean-Marie dont les moustaches frémissaient de fierté. Il était en tête des sondages, son élection ne faisait aucun doute et il venait de démontrer la validité de son projet: prendre les rênes du pouvoir sans verser la moindre goutte de sang de ses congénères. Il fut effectivement élu sénateur et mena une politique très appréciée de ses concitoyens.
***
Quelque temps plus tard, d'autres rats se distinguèrent et occupèrent des fonctions éminentes, avocats, professeur d'université et sénateurs. Progressivement, dans tous les pays du monde on vit se répandre dans l'élite gouvernante, des rats, dont les capacités intellectuelles et la créativité permirent de réaliser des progrès conséquents à tous les niveaux. Jean-Marie avait montré la voie, la marche vers le pouvoir total des rats sur Terre était engagée.
Lorsque les rats furent suffisamment nombreux et installés aux manettes de commande, la troisième étape fut déclenchée, la stérilisation irréversible de tous les hommes. Celle-ci fut mise en œuvre par la diffusion dans l'eau potable d'un produit chimique créé à cet effet.
Plusieurs années furent nécessaires pour obtenir le résultat final, mais au moment où j'écris cette histoire, il n'y a plus aucun humain sur Terre. Nous avons pris le contrôle total de la planète et nos robots constructeurs ont aménagé toutes les infrastructures pour les adapter à notre morphologie.
Rat Melchior
64e président des États-Unis d'Amérique.
(Discours pour le centenaire de la mort de Rat Jean-Marie).
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