Paradis perdu
Paradis perdu
Simon est assis dans son fauteuil, les jambes allongées, la tête légèrement en arrière, bien calée sur un coussin. Il contemple le panorama par la fenêtre ouverte. Une fine brise vient, par moments, tourbillonner dans sa chambre, puis repart vers l'océan.
Loin du tumulte et de l'agitation de ses contemporains, dans le silence et l'isolement, il a l'impression de ne pas donner prise au temps qui s'écoule. Il vit reclus dans une ancienne maison de maître plantée sur une falaise face à la mer.
La maison en briques rouges surplombe l'étendue bleue. Elle compte plusieurs corps de bâtiments. Cette demeure est bien trop grande pour un seul habitant, mais il n'aurait rien voulu d'autre. En contrebas, des cabanes de pêcheurs délabrées résistent encore aux embruns.
Comme le prisonnier qui trouve réconfortante la compagnie d'un cafard, il apprécie le mouvement des vagues qui lèchent la grève s'évanouissent puis reviennent inlassablement. Il vit dans une claustration monacale, détaché du monde, mais pour quelque temps seulement.
Il est grand et maigre, les yeux noirs, les cheveux grisonnants, une ride verticale sépare son front en deux, témoin des épreuves subies. Il y a si longtemps.
Hier, il l'a aperçue. Elle marchait sur la plage, accompagnée d'un enfant qui jouait avec un cerf-volant. Il s'est approché par le sentier qui longe la falaise, mais il l'a perdue de vue. Lorsqu'il est arrivé dans la petite crique, elle n'était plus là. Même les traces de pas avaient disparu. Il a regardé de l'autre côté. Il a aperçu le rivage, puis sur les amas de sable, l'oyat et les ajoncs. Plus loin, le promontoire de récifs découpait l'horizon. Il pouvait voir sur la falaise la tache roussâtre de sa maison au milieu des pins maritimes. Elle était là, immuable, ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Alors il est entré, avec dans le cœur une étrange sensation, comme une certitude qu'ils seraient là, tous les deux, comme avant.
La maison est ceinte d'un mur de pierre enlierré. Le sol sans végétation est tapissé d'aiguilles de pins et la brise balance avec légèreté la cime des arbres. La maison est vide.
Dans le grand salon, malgré la cheminée, il fait un froid glacial. D'un coup de tisonnier il ranime les braises agonisantes et y jette une bûche. Il s'approche de la bibliothèque, digue contre la douleur, passe la main sur les reliures comme s'il lisait avec les doigts et pouvait capter les histoires. Des histoires anciennes. Il ne se lasse pas de lire. Il choisit un livre et s'assied sur le sofa. Cette nuit encore il va plonger dans ses souvenirs en s'imprégnant de l'histoire d'un monde révolu. Demain, il retournera sur la plage et l'apercevra à nouveau, ombre, fantôme, illusion à jamais perdue. Elle disparaîtra et il reviendra dans cette maison, son refuge, unique témoin de sa vraie vie.
Il met un disque. Une voix de femme chante le blues. Les notes s'échappent comme un cri déchirant et l'enveloppent de vibrations. Sur la petite table, un jeu d'échecs, une partie inachevée. Il y jette un regard, songeur.
Autour de la maison l'horizon est borné par un brouillard opaque, il ne peut pas le traverser, il n'en a ni le droit ni l'envie. Il doit rester dans un périmètre limité, c'est la règle, il doit la respecter.
Chaque jour se répète à l'infini. Il souffre et pourtant, il ne veut pas être ailleurs. Il a gagné l'éternité, mais il a perdu l'instant.
Bientôt sa villégiature s'achèvera, il doit repartir.
Le jour venu, il se dirige vers la cabine et pénètre à l'intérieur. Une voix mécanique l'accueille :
— Votre séjour est terminé, les conditions sont réunies pour votre retour. Préparez-vous.
Encore quelques instants, il songe à elle et à l'enfant.
Quelques secondes encore…
Son corps se dématérialise. Dans quelques minutes il sera de retour sur la station orbitale XW C15.
Il fait partie des rares privilégiés à pouvoir revenir sur Terre pour de courts séjours depuis la grande catastrophe. Les vainqueurs ont gagné la bataille de l'élixir d'éternité, mais au prix de la destruction d'une partie de l'humanité. La Terre n'est plus qu'un champ de ruines. Quelques îlots ont été décontaminés et en particulier une maison au bord de l'océan, une maison où il a habité, il y a longtemps, très longtemps…
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