1. b3 !!!

 Le professeur Leimann prend rarement la parole en public.

 Au cours de sa longue carrière de chercheur il a tenu en tout et pour tout trois conférences de presse.

 La première en l'an 2058, pour annoncer la découverte d'un remède infaillible contre toutes les formes de cancer, la deuxième il y a quatre ans pour lire le message venu des confins de la galaxie annonçant l'existence d'une civilisation extraterrestre et la troisième l'année dernière pour communiquer la mise au point d'un philtre de jeunesse augmentant la moyenne de vie de plus de trente ans.

 Inutile de préciser qu'en cette fin d'après-midi du mois d'avril 2092, l'amphithéâtre de la Sorbonne est archicomble.

 Tous les pays du monde ont envoyé plusieurs journalistes pour recueillir les révélations du "Léonard de Vinci du vingt et unième siècle" c'est ainsi que l'on nomme le professeur Leimann dans les milieux scientifiques.

 On s'attend à tout. Les hypothèses vont bon train. À l'aube du vingt-deuxième siècle tout ce qui est nécessaire pour l'humanité semble avoir déjà été inventé ou découvert. Les hommes vivent en paix partout dans le monde et la recherche du divertissement est l'activité principale. Que peut avoir découvert Leimann ?

 Un vaccin contre l'ennui ?

 Une machine à voyager dans le temps ?

 L'ordinateur à ADN ?

 La pilule d'invisibilité ?

 Non, il s'agit d'autre chose.

 Leimann, le plus grand génie du siècle a exploré tous les domaines de la connaissance ; la physique, les sciences naturelles, la médecine, l'astronomie… Son savoir est universel.

 Il s'approche du micro.

 Toutes les chaînes de télévision retransmettent en direct la déclaration de l'illustre savant.

 Des milliards d'hommes, de femmes et d'enfants, les yeux fixés sur leur écran holographique, attendent en retenant leur souffle.

 Enfin le professeur prend la parole.

— C'est avec une grande tristesse que je m'adresse à vous aujourd'hui...

Il s'arrête, semble peser ses mots.

— Ce que je vais vous révéler a été découvert il y a déjà plusieurs mois. Avant de l'annoncer officiellement je voulais être certain de ne pas me tromper, aussi ai-je vérifié et revérifié encore mes travaux.

 Il s'interrompt quelques instants, parcourt du regard l'assistance et reprend :

— Aujourd'hui, je suis sûr de moi et je dois vous informer, même si cette découverte plonge le monde entier dans le désarroi… Depuis quelques années déjà, nous vivons en paix, la famine est vaincue, les maladies sont rarissimes, chacun travaille et gagne honorablement sa vie, les loisirs se sont développés au point d'occuper maintenant la majeure partie de notre temps. Par dessus tout, le jeu d'échecs a connu un tel essor qu'aujourd'hui le plus faible joueur du monde est infiniment plus fort qu'un maître du vingtième siècle. Vous devinez maintenant que ma découverte concerne ce jeu extraordinaire que nous pratiquons tous… Ces dernières années mes recherches étaient particulièrement orientées vers l'étude de ce jeu et ce que je craignais vient d'arriver.

 Un murmure d'inquiétude parcourt la salle de conférence.

 D'une main tremblante Leimann prend un verre d'eau minérale et boit lentement.

 Il laisse encore l'assistance en suspend pendant quelques secondes. Il semble hésiter, enfin, il poursuit d'une traite :

— J'ai découvert la méthode qui conduit au gain forcé des blancs…

 Cette annonce tombe comme un arrêt de mort. Une telle découverte enlève tout intérêt au jeu d'échecs, ce jeu qui aujourd'hui constitue l'activité essentielle du genre humain.

 Leimann est obligé de réclamer le silence pour se faire entendre.

— Ce que je peux vous dire pour le moment, c'est que le gain s'obtient uniquement avec le coup 1. b3, tout autre coup conduit à une partie nulle. Le détail de la méthode sera communiqué par voie de presse dès demain.

 Le simple déplacement du pion b2 sur la case b3 est le premier coup d'une suite forcée qui mène au gain selon le professeur Leimann. Le mystère du jeu n'existe plus !

 Un brouhaha immense monte de la salle vers la tribune. Le professeur Leimann reste immobile, il semble terrifié par les conséquences futures de sa propre découverte.