Un blues à fendre l'âme
Il est presque minuit. Milton est accoudé au comptoir d'un bar de jazz situé dans un vieux quartier de New York. Un élégant costume, bien qu'un peu défraîchi, tempère son allure de mauvais garçon et lui donne une certaine prestance. La cinquantaine, les cheveux gris clairsemés, un visage carré aux traits épais, les yeux surmontés de sourcils broussailleux, Il lorgne le fond de son verre d'un air dubitatif, comme s'il hésitait à commander un autre whisky. Son regard exprime une certaine lassitude qui contraste avec sa voix grave et assurée. Il parle avec Betty ; une jeune femme dont il vient de faire la connaissance. Elle est vêtue d'une simple robe bleu turquoise moulante et exhale un enivrant parfum de jasmin. Au fond de la salle, dans une sorte d'alcôve, un orchestre joue en sourdine Really the blues. Eddie, le nouveau barman, écoute la conversation d'une oreille distraite, en essuyant des verres.
— Si tu as cinq minutes, poupée, je vais te raconter une histoire qui te fera frémir.
La jeune femme, intriguée, tourne son visage vers Milton, celui-ci reprend :
— D'abord, il faut que je te dise... je suis musicien de Jazz. J'ai été l'un des meilleurs pour le blues. Quand je me lançais dans une improvisation sur Burgundy street blues, tout le monde s'arrêtait de respirer. À cette époque pourtant, je n'avais pas de contrat, tous les cabarets me refusaient. Il faut dire que j'avais un peu traficoté avec des gus pas très classes et je me traînais une mauvaise réputation. Les flics me filaient le train. Grâce à la came j'arrondissais mes fins de mois, mais il fallait tout de même que je joue, j'en avais besoin, pas seulement pour le pognon. La musique, c'est ma vie. Grâce à un pote, un ancien de Pontiac, j'avais enfin retrouvé un engagement dans un de ces cabarets « swing » qui jalonnent la 52e rue…
Milton marque une pause, il commande un autre whisky, boit une gorgée et poursuit :
— Pour le confort et la clientèle, on était loin du luxe des boîtes de nuit parisiennes, où des endroits collet monté comme les salons de Park Avenue que je fréquentais dans mes années de gloire. Mais j'étais content d'avoir trouvé ce job dans cette période de dèche.
« La poisse et la crasse s'étaient accrochées à moi. J'avais l'impression d'avoir raté ma vie et rien ne laissait présager une éclaircie dans le brouillard ambiant de ma triste existence. Alors, dès qu'un feu clignotait au vert j'appuyais sur le champignon en espérant qu'il ne soit pas vénéneux. Cette 52e rue, c'était la rue du jazz, la rue qui ne dort jamais. Il était impossible aux riverains de fermer l'œil avant cinq heures du matin. Les clubs alignaient leurs enseignes racoleuses tous les vingt mètres.
« Mais dans son cours, cette rue n'emportait pas que des passants en chair et en os, elle charriait aussi son cortège de fantômes : Billie Holliday, King Oliver, Tommy Ladnier et tant d'autres. C'est dans cette rue que s'étaient produits tous ces grands artistes. Aujourd'hui, ils sont remplacés par des gars comme Charlie Parker, Dizzy Gillespie et Thelonious Monk. C'est pas la même école. Pourtant, si je reconnais volontiers que ces musiciens sont d'excellents professionnels, je considère que leur musique, le bebop, ça ne vaut pas le Jazz.
« Le vrai Jazz... Milton prend sa respiration, lève les yeux au plafond et reprend : ... Le vrai jazz c'est celui que l'on chantait dans la prison de Pontiac où j'ai séjourné dans ma jeunesse. C'est dans cette taule que j'ai appris à jouer de la clarinette, avec des gars qui ne savaient peut-être pas écrire leur nom, mais qui avaient réussi avec les moyens du bord, à créer un orchestre du tonnerre. Ils avaient ça dans le sang, et ils me l'ont transmis.
« Avec cet engagement au Downbeat, l'un des clubs de Jazz les plus en vue du moment, j'étais au cœur du paradis, pourtant ma vie était sur le point de devenir un enfer, car j'avais perdu mon bien le plus précieux. Je ne savais plus jouer. J'étais incapable d'aligner deux notes avec mon biniou. J'avais perdu non seulement l'inspiration mais également la technique, mes doigts s'engourdissaient au simple toucher des clés. J'étais plus mauvais qu'un débutant, la clarinette était subitement devenue pour moi un objet étranger, incompréhensible, inutile.
« J'avais pris conscience de ce problème deux jours avant ce fameux soir où je devais débuter au Downbeat. Cela faisait près d'un mois que je n'avais pas touché ma clarinette et il me fallait impérativement m'y remettre. Le gars que je remplaçais n'était pas mauvais et il fallait que je montre ce que je savais faire, j'avais une réputation à tenir. Milton, le roi du blues !... Mais rien, plus rien, ne sortait de mes poumons, je ne savais même plus placer mes lèvres sur le bec. Je n'arrivais pas à comprendre ce qui m'arrivait. Il ne s'agissait pas d'un problème ponctuel, une paralysie quelconque, une faiblesse générale, non j'étais à peu près en forme, et à part quelques troubles gastriques et une légère tremblote le matin avant le café, tout allait bien.
« J'ai mis ça sur le compte de la dope. Il est vrai qu'à cette époque, je menais une vie dissolue par l'alcool et la drogue, mais je n'abusais pas, enfin pas tous les jours. Une seule chose me maintenait à la surface, la musique. Moi, petit Blanc, juif, ancien repris de justice, j'arpentais les États-Unis en quête d'un Graal que peu de gens recherchaient. Le son du blues, le vrai son du blues, celui qui venait des profondeurs de l'Afrique et s'est développé dans les champs de coton du Mississippi. Le blues est le produit des souffrances infligées par la cupidité et le racisme des Blancs. Jim Crow prétendait que les Noirs n'avaient pas d'âme, pourtant ils ont créé la plus belle musique du monde...
« Alors, moi aussi je m'étais révolté, je refusais mon état, je voulais être Noir, je jouais comme un Noir, je me sentais Noir. Mes bagages se limitaient à une petite valise dans laquelle je fourrais mon linge de rechange, des partitions et quelques bouquins. J'avais aussi une sacoche en cuir qui contenait ma clarinette dont je ne me séparais jamais. Mais voilà, tout était à refaire, j'avais perdu mon don pour la musique. Il s'était littéralement envolé, il avait disparu comme ça un beau matin, comme l'oiseau quitte son nid. La musique était dans mon cœur, mais elle s'arrêtait au seuil de mes lèvres. J'entendais les mélodies, dans ma tête j'étais capable d'improviser, je sentais la musique intérieurement, mais dès qu'il fallait souffler dans ma clarinette, plus rien, incapable d'émettre la moindre note, rien ne sortait du pavillon à part un souffle rauque qui se terminait en gémissement aigu, une plainte insupportable. Une véritable malédiction !
« J'étais prêt à tout pour retrouver mes capacités. C'est alors que j'ai pensé à cette histoire que l'on racontait à propos de Robert Johnson, l'un des meilleurs guitaristes de Jazz, une légende. Sa carrière a été courte, mais prolifique. Dans sa jeunesse, il s'était essayé à la guimbarde et à l'harmonica. Mais il n'était pas doué, alors il a voulu changer d'instrument. Il a acheté une guitare. Ce fut pire, il était ridicule, même ses amis hésitaient à l'encourager dans cette voie. Pourtant, deux ans avant sa mort, il a fait des progrès stupéfiants. Il s'était mis à jouer comme un dieu. On dit que Johnson avait conclu un pacte avec le diable pour qu'il lui donne le don absolu de la musique. Il jouait de mieux en mieux, mais l'histoire a mal tourné. Johnson est mort subitement, peu de temps après avoir enregistré des morceaux inoubliables.
« Moi aussi je pouvais mourir pour la musique, je ne savais rien faire d’autre de toute façon. J’étais prêt à me rendre aux enfers pour la ramener. Alors ce soir-là, à quelques heures de monter sur scène, résigné à payer le prix, j’ai invoqué Mephisto et ses sbires. »
L'orchestre s'est arrêté de jouer, Milton interrompt son récit, il prend son verre, avale une longue rasade et conclut :
— Tout ça c'est passé il y a deux ans, jour pour jour...
Betty le regarde en hochant la tête, les yeux écarquillés elle questionne :
— et alors... le diable ?
Pour toute réponse, Milton se baisse pour prendre un étui déposé à ses pieds. Il en sort une clarinette, l'assemble ; humecte l'anche avant de la placer avec soin sur le bec, fixe la ligature puis il commence à jouer.
Une lente complainte s'élève.
Il joue dans un style souple, délié, aux longues phrases rapides, coulantes. Il passe du registre grave à l'aigu avec une parfaite maîtrise. Il joue un blues à fendre l'âme. Il n'a jamais si bien joué. Betty est subjuguée ainsi que les rares clients présents. Tous les musiciens de l'orchestre se sont rapprochés et forment un cercle admiratif autour de Milton. Le temps est comme suspendu à la sublime mélodie aux accents déchirants.
Les notes s’égrènent et se dispersent en douces vibrations, elles envahissent l’espace et pénètrent dans les corps et les esprits. Chacun reçoit les ondes bienfaisantes comme un élixir, un baume, une panacée capable de transformer la douleur en bien-être, la peine en bonheur, la terreur en sérénité, la tristesse en joie et la haine en amour. Milton improvise des phrases d’une subtile beauté, il alterne virtuosité et simplicité, il construit une harmonieuse élégie qui semble s’être échappée des sphères célestes à moins qu'elle ne provienne de l'âme du musicien. Il expire ainsi pendant de longues minutes cette mélopée envoûtante qui apporte à chacun un message de délivrance.
Les secondes s'égrènent, minuit va sonner. Le barman lève les yeux vers la pendule. On peut lire dans son regard la jubilation de l'huissier qui doit annoncer une échéance ou la joie de Cerbère accueillant un nouvel hôte…
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(derniére modification de ce texte le 4 septembre 2020)
Si vous souhaitez écouter ma modeste interprétation personnelle de Burgundy street blues à la clarinette :
https://www.youtube.com/watch?v=bE9T0YAMGes&feature=youtu.be
Le titre de ma chaîne : MrGleg
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