Le sablier

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 Après s'être assuré qu'il n'était ni en avance ni en retard, Laurent, d'un pas décidé, se rendit à son bureau. Ce fonctionnaire paisible, conforme au type courant des ronds-de-cuir que l'on peut rencontrer dans toutes les rues de Paris, exécrait par-dessus tout de n'être pas à l'heure. La ponctualité était pour lui une vertu cardinale. Une fois pour toutes, il avait calculé le temps exact qui lui était nécessaire pour se rendre de son appartement de la rue Saint-Lazare à son lieu de travail situé boulevard Saint-Germain. Il lui fallait vingt-cinq minutes à pied, pas plus, pas moins.

 N'importe quel fonctionnaire se rendant régulièrement à son bureau indique souvent l'heure avec plus d'exactitude qu'une montre par sa simple présence en un lieu donné. La ponctualité maniaque de tout employé de l'État, digne de ce titre, fait de son itinéraire une suite de repères où il passe chaque jour à la même heure.

 Ayant observé ce phénomène social, Laurent faisait confiance, pour régler son allure de marche, à l'exactitude d'un homme qu'il croisait chaque matin à 8 heures 15 précises près du kiosque de la rue Royale. La régularité de cet homme au visage grave, toujours vêtu d'un costume gris et portant sous le bras un cartable au cuir fatigué, n'avait jamais failli. Leur rencontre quotidienne se produisait sensiblement au même endroit. Avec le temps, ce bref rendez-vous, auquel il n'avait jamais manqué, avait fini par créer entre eux une sorte d'intimité. Laurent éclairait son visage d'un sourire poli tandis que l'homme répondait par un léger signe de tête. Leur relation s'arrêtait là.

 Ils se voyaient rarement ailleurs que devant le kiosque, mais quand cela arrivait, ce dérèglement dans leur habitude alimentait le regard de Laurent d'une pensée courtoise :

«Vous êtes en retard monsieur, dépêchez-vous.»

 Et de la même manière, l'homme semblait répondre :

«Mais non, c'est vous qui êtes en avance, modérez votre allure.»

 Le caractère anonyme de ce contact gênait Laurent qui avait fini par imaginer quelques traits de personnalité à cet inconnu. Sur la base d'observations simples, il avait conclu qu'il était fonctionnaire et célibataire comme lui. De son teint pâle, il déduisit qu'il ne séjournait guère à la campagne et devait habiter la capitale, de son air méditatif, il estima qu'il était un peu poète, de sa mise soignée, mais sans luxe, qu'il n'était qu'un simple employé aux écritures et de ses allures modestes et polies qu'il menait une vie austère. Ainsi, en partant de ces multiples déductions cumulées au fil des jours, Laurent était même en mesure d'attribuer un prénom à cet homme avec lequel il n'avait jamais échangé une parole, Thomas semblait parfaitement convenir.

 Comme une litanie, ce fugitif instant se répétait inlassablement. Des semaines passèrent ainsi, des mois, puis des années. Laurent commença à observer quelques changements dans la physionomie de Thomas et dans sa tenue vestimentaire. Il portait maintenant la barbe et sa démarche était plus assurée, il avait l'allure d'un chef de bureau. Peu de temps plus tard, il remarqua une alliance à sa main gauche.

 Ils n'avaient toujours pas fait connaissance lorsqu'il le vit un jour de pluie le regard sombre, la tête basse. Thomas conserva cette apparence funèbre durant plusieurs semaines. Enfin, il se redressa et sembla retrouver un peu de dynamisme, mais ses traits étaient vieillis, assombris.

 Les saisons se succédaient. Les deux hommes se rencontraient chaque jour à la même minute. Chacun de leur pas égrenait les secondes d'une vie régulière et monotone. Leurs ombres arpentaient les rues comme les aiguilles parcourent le cadran d'une horloge.

 Quand la barbe de Thomas fut blanche, Laurent comprit qu'il était temps de rompre la routine. Il décida de lui parler dès le lendemain matin. Mais il ne revit jamais plus cet homme dont il ne savait rien.

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