Sidonie Clermonde
C'était une nuit de tempête.
Le vent et la pluie balayaient le parc. Quelques lueurs flottaient aux fenêtres de la somptueuse demeure d'Henri Beaujon. Dans le grand salon, l'avocat Phileas de Courville et le journaliste Armand du Page étaient installés dans un canapé Louis XVI en bois laqué. Henri, le maître de maison, se tenait debout, près de la cheminée, il fumait un cigare, l'air pensif.
Armand rompit le silence.
— Mes amis, nous sommes en République, mais nous pouvons crier vive l'empereur en toute impunité, le tsar Nicolas II et la tsarine sont à Paris pour célébrer l'amitié franco-russe ! S'exclama-t-il en brandissant le Petit Parisien pour appuyer ses propos.
— Je ne vous savais pas si russophile ! rétorqua Phileas.
— Ce que j'aime surtout c'est la littérature russe, Pouchkine, Tourgueniev et par-dessus tout le grand Tolstoï !
La conversation passa de la Russie à la littérature et à la lecture en général. L'avocat et le journaliste parlèrent de leur amour des livres avec ferveur. Les deux hommes contrastaient par leur physionomie. Les yeux de Phileas frappaient par leur éclat, son visage allongé aux traits fins était encadré par une chevelure abondante d'un noir de jais, ajoutez à cela une allure élégante et de beaux habits et vous obtenez un parfait dandy. Il s'exprimait avec verve et assurance. Sa culture était immense, il pouvait à tout propos citer des vers latins et des passages de l'histoire ancienne de Rollin.
Armand, dont la large face rouge et fripée évoquait plutôt un cabaretier, avait une élocution plus hésitante, mais n'en était pas moins savant. Il était affublé d'un gros nez chevauché de bésicles aux verres épais, derrière lesquels deux petits yeux semblaient distinguer plus que voir. La fréquentation des cloîtres de l'érudition que sont les bibliothèques et ses lectures assidues d'ouvrages aux caractères altérés par les ans, avait sans doute diminué son acuité visuelle.
Les deux hommes débattirent ainsi pendant de longues minutes sur les techniques de reliure, depuis les incunables jusqu'aux spectaculaires décorations à la fanfare des XVIe et XVIIe siècles. Henri, qui n'y connaissait rien dans ce domaine, se tenait coi. Pour se donner une contenance, il s'était penché vers l'âtre et attisait le feu du bout de ses pincettes. Il n'avait pas grand-chose à dire sur ces questions et eut facilement passé pour un sot s'il s'en était mêlé. Mais le sujet étant bientôt épuisé, ses deux amis se tournèrent vers lui pour l'inviter à s'exprimer. Henri se creusait la tête pour essayer de trouver quelque chose d'original à raconter. Un instant, il voulut s'enfuir, puis il eut soudain une révélation, lui aussi avait une bonne raison d'aimer les livres. Il se redressa, jeta son cigare dans le feu et lança avec aplomd :
— Moi aussi j'adore les livres !
Phileas et Armand, qui ne lui connaissaient pas un tel engouement, lui posèrent aussitôt mille questions à propos de ses auteurs préférés, aimait-il les reliures anciennes, que pensait-il de l'oeuvre de Shakespeare ? Henri, qui cultivait le paradoxe, répondit que rien de tout cela ne l'intéressait et qu'il lisait très peu. Devant l'étonnement de ses amis il sembla se préparer à une longue réponse.
— J'ai une histoire à vous raconter, dit-il. Elle vous permettra de comprendre d'où me vient cet amour des livres.
Il prit une pose confortable en s'accoudant légèrement sur le rebord de la cheminée et commença son récit.
— Ma mère est morte lorsque j'avais cinq ans et je me suis retrouvé seul à la ferme avec mon père qui cultivait quelques hectares de maïs pour le compte d'un propriétaire. Inutile de préciser que nous n'étions pas riches et mon père comptait sur moi pour l'aider dans sa tâche. Je n'ai pas beaucoup fréquenté l'école, mais assez toutefois pour être repéré par le curé qui dirigeait la congrégation. Ce curé était passionné par le dessin et comme il me trouvait assez doué, il me donna des cours. Il m'initia ensuite à la peinture et m'encouragea dans cette voie au grand désespoir de mon père qui n'avait que faire d'un artiste. À dix-neuf ans je dus partir sur les routes avec dans mon baluchon quelques pinceaux et un chevalet. Après quelques années d'errance, j'appris le décès de mon géniteur frappé par la tuberculose. Cette fois, j'étais complètement seul et sans ressource, car mon père ne m'avait laissé aucun bien. Je suis venu m'installer à Saran, une petite ville du Loiret située près d'Orléans. Mon talent n'était pas au niveau de mes ambitions, mais j'arrivais à vivre tant bien que mal de mes œuvres, j'étais assez bon pour les portraits. C'est là que je fis la connaissance de Sidonie Clermonde, la fille du notaire. Elle avait la grâce et l'ingénuité de la jeune fille à la perle peinte par Vermeer de Delft. Je suis immédiatement tombé sous son charme. À compter de ce jour, je n'ai eu de cesse de trouver un moyen de me rapprocher d'elle. Il ne m'était pourtant pas facile de m'introduire dans le milieu de sa famille et de ses amis, car elle appartenait à la haute bourgeoisie. Maître Clermonde était très influent dans le pays et avait beaucoup de relations. Il avait bâti sa fortune par des moyens que seul un notaire peut connaître et ma modeste condition me tenait très éloignée de cet univers. Néanmoins, c'est grâce à la peinture que je pus me signaler et à la suite d'habiles manœuvres, dont je passerai les détails, le père de Sidonie accepta que je fisse le portrait de sa fille. Mon modèle m'inspira si bien que je crois avoir réalisé mon chef-d'œuvre. Maître Clermonde était ravi et me proposa une jolie somme, mais je mis un point d'honneur à refuser et lui offris ma peinture. Dès lors, je pus rentrer dans le cercle des intimes de la famille. Sidonie semblait apprécier la cour discrète que je lui faisais et nous en vînmes aux confidences. Je lui déclarais ma flamme qu'elle reçue dans un élan de tendresse.
Henri fit une pause. Il alluma un cigare et vint s'asseoir près de ses amis qui semblaient captivés par son récit.
— Ton histoire est charmante mais elle n'a aucun rapport avec les livres lui fit remarquer Phileas.
Henri souffla une volute de fumée vers le plafond et répondit :
— Justement, j'y viens ! Le moment était venu pour moi de faire ma demande au père de Sidonie. Je lus aussitôt la surprise dans l'expression de son visage et sa réponse vint promptement : il n'en était pas question ! D'un ton condescendant, il me dit qu'il admirait mon ambition de faire un mariage au-dessus de ma condition, mais qu'il envisageait pour sa fille un autre avenir. Il devint rapidement désagréable à mon égard et je compris qu'il me serait impossible de le convaincre. Sidonie tenta de lui parler, mais ne parvint pas à infléchir sa décision. À quelques jours de là, par un de ces hasards que la vie nous distille parfois avec à-propos, je reçus de Paris un courrier m'informant que mon oncle paternel était décédé et qu'il me léguait tous ses biens. Inutile de vous dire que cette nouvelle me permit d'envisager l'avenir sous de meilleurs auspices. Cependant, je ne voulus pas donner de faux espoirs à Sidonie et je prétextais un problème de famille à régler pour justifier mon départ. C'est donc le cœur léger et plein d'optimisme que je me rendis chez le notaire parisien. Je connaissais très peu mon oncle qui était monté à Paris peu après le décès de ma mère, mais on disait dans la famille qu'il détenait un trésor chez lui dont ses héritiers pourraient profiter. J'imaginais déjà mon retour triomphal à Saran.
Phileas et Armand écoutaient avec attention tout en savourant à petite goutte un verre de chartreuse. À ce moment du récit, ils ouvrirent de grands yeux et posèrent leur verre sur la desserte comme pour mieux se concentrer sur la suite de l'histoire.
— En fait de fortune, j'héritais d'un petit appartement vétuste et presque insalubre. Ma déception fut terrible. La seule chose ayant sans doute un peu de valeur était les livres qui occupaient tous les espaces de l'appartement. Hélas, après un inventaire dressé par un bouquiniste, il s'avéra que tous ses ouvrages ne présentaient aucun intérêt. Le bouquiniste, affligé par ma condition misérable, me conseilla de les vendre par lots ou à l'unité pour en tirer un meilleur prix. N'ayant pas d'autres endroits où aller et plus un sou en poche, je m'installai dans l'appartement et suivis son conseil. Je vendis progressivement tous les bouquins. J'en tirais de quoi manger pendant quelque temps. Bientôt, il n'en resta plus qu'un seul, celui que je comptais conserver en souvenir de mon oncle. Mais, comme l'hiver était rude et que je n'avais plus de bois pour me chauffer, j'ai voulu allumer un dernier feu avec ce livre. Au moment d'y mettre le feu, une photo de mon oncle accrochée au-dessus de la cheminée, se décrocha. Cet incident, que je pris comme un signe du destin, me dissuada de brûler cette dernière relique. Je me rendis chez le bouquiniste pour lui demander conseil, celui-ci l'examina d'un air étonné comme s'il le découvrait. Effectivement, cet ouvrage avait échappé à son premier inventaire.
— Tu joues avec nos nerfs Henri, le suspense est insoutenable ! Lança Phileas.
— Rassurez-vous, l'épilogue est proche. Il s'avéra qu'il s'agissait d'une édition introuvable, très recherchée par les collectionneurs. Sa valeur était presque inestimable. Le bouquiniste lui-même n'avait pas les moyens de me l'acheter dut-il vendre tout son fonds de commerce. Il m'aida à trouver un commissaire-priseur pour organiser une vente aux enchères. La vente rapporta gros, très gros. Cette fois, ma fortune était faite, je pus revenir à Salan avec le profil du gendre idéal ; amoureux transi, un peu bohème, mais surtout, très riche ! Maître Clermonde m'accorda la main de sa fille.
Comme pour ponctuer avec pertinence cette dernière phrase, Sidonie pénétra dans le salon. Elle rayonnait de beauté dans sa robe bleue aux broderies roses. Elle contempla un instant l'effet produit par son apparition et son visage s'éclaira d'un gracieux sourire, elle dit :
— Pardonnez mon absence mes chers amis, je manque à tous mes devoirs, mais ce repas trop chargé m'avait légèrement indisposée.
Phileas et Armand se levèrent pour accueillir la maîtresse de maison. Après les confidences d'Henri, ils remarquèrent avec encore plus d'acuité l'élégance et la parfaite beauté de leur hôtesse.
***
Les deux amis pensèrent en harmonie : « Voilà une raison d'aimer les livres qui en vaut bien une autre ».
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