Le vélo rouge
Le mois de mai est propice à la rêverie. La douce chaleur qui s’installe partout chasse les souvenirs douloureux des dernières morsures de l’hiver. La lumière du jour qui s’étale en longueur et l’éclat du ciel réveillent l’imagination et incitent à la promenade. À peine avais-je quitté les quais de la petite gare de banlieue que je retrouvais des sensations évanouies depuis plus d'un demi-siècle. Les longues avenues de marronniers guidaient mes pas. Lorsque j’aperçus le décor familier de mon enfance, le premier souvenir qui surgit dans mon esprit fut celui de mon petit vélo rouge avec lequel je faisais le tour du quartier. Je vivais là mes premiers moments de liberté avec au creux du ventre l’angoisse de me perdre. Aussi je ne prenais pas de risque et mon voyage consistait à tourner dans le même sens pour revenir à mon point de départ. À l'apogée de ma course, en terra incognita, je redoublais d’efforts pour accomplir mon périple.
La rondeur infinie des jours qui se succèdent érode la mémoire des faits, mais est impuissante à effacer l’empreinte des sensations. Une odeur, une lumière, un éclat de voix, une façade, un mur de pierre, un passant dont le visage rappelle celui d’un disparu, une silhouette familière, un son, un murmure, tout ce qui touche les sens contribue à réveiller une atmosphère, un monde, un sentiment de tristesse de joie ou de mélancolie. Aussi hésitant fugitif et léger qu’un vol de papillon, ces indices fugaces, ombres du passé, enveloppent l’âme et trouble l’esprit. Ils exhalent un lointain parfum qui aiguise notre perception. Ainsi ce vélo rouge, celui de mon enfance, avec ses gros pneus blancs à demi gonflés, apporte avec lui un cortège de sensations, d’images, de personnages, de souvenirs agréables ou douloureux qui ranime en moi l’enfant que j’étais.
Après toutes ces années, rien n’a vraiment changé. J’emprunte naturellement le même chemin que jadis. Les façades des habitations alternent avec des petits espaces verts ou murit encore la groseille. Le gravier crisse sous mes pas, un souffle chaud me caresse le visage, une larme trouble ma vision, je tourne encore à droite et tout à coup, j’aperçois l’ombre de mes chers parents sur le seuil de notre maison.
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