La closerie des exclus
Cela fait bientôt six ans que je vis dans ma cabane en rondins sur pilotis entouré d’une forêt de palétuviers, en bordure de la mangrove. Cette cabane semble avoir émergé naturellement sur une parcelle relativement peu boisée épargnée par les marécages. Je n’ai jamais su qui l’avait construite, et je me demande encore quelle peut être son utilité. Elle est posée comme par hasard sur ce lopin perdu, seulement visité par les toucans, ibis, tortues, iguanes, et autres petits mammifères fuyant un prédateur ou en quête de nourriture.
Ma présence dans ce jardin sauvage est la conséquence de la règle du doublement, instaurée par la loi scélérate du 27 mai 1885, qui régit les conditions de résidence des bagnards déportés en Guyane. Tout individu condamné à moins de huit ans de travaux forcés doit, une fois sa peine purgée, rester en Guyane pour une période égale à celle de sa condamnation. Si la peine dépasse huit ans, il doit y résider à vie. Pour ma part, j’ai eu la chance de n’être condamné qu’à six ans en 1913, pour des délits mineurs. « Libéré » en 1919, j’ai gagné le droit de rejoindre la métropole après avoir vécu six années en solitaire, loin de tout, sans soins, sans moyen de subsistance, et sous la menace de certains relégués ou autochtones dont les conditions de vie n’étaient guère meilleures que les miennes.
Le climat équatorial, chaud et humide, favorise les infections de toutes sortes, et surtout le paludisme transmis par les piqûres de moustiques. Dès l’arrivée au camp des reclus, on apprend que l’espérance de vie d’un bagnard ne dépasse guère cinq ans, ce qui confère une forme d’égalité de traitement pour tous, qu’ils soient condamnés à perpétuité ou pour une peine plus courte. Avec la règle du doublement, personne ne peut quitter cet enfer avant les cinq ans fatidiques. L’objectif de cette loi inique était d’éloigner de la métropole tous ceux qui pouvaient menacer la tranquillité des bourgeois. C’est ainsi que des milliers de vies ont été injustement brisées, anéanties, humiliées.
Pourtant, au milieu de cette nature hostile, dans les dix mètres carrés de mon ermitage au toit de feuilles de palmiers, j’ai fini par trouver une forme de tranquillité. Cet espace est bien supérieur à ma cellule du bagne et d’un confort plus grand, ce qui n’est pas difficile. À mon arrivée, la cabane était presque vide : elle contenait une paillasse recouverte d’une mince couverture rapiécée. Le mobilier était composé d’une petite table branlante et d’un placard vétuste. Ce placard contenait un bol, un récipient en métal et une lame de couteau sans manche. Muni de ce maigre viatique, j’étais heureux d’avoir trouvé un abri pour faire face à la saison des pluies et vivre loin des garde-chiourmes.
Par la suite, j’ai rajouté quelques étagères et amélioré le confort de mon couchage. Dans mes maigres bagages, j’avais pu emporter quelques vêtements de rechange et les cinq livres qui m’ont miraculeusement accompagné dans cette galère : « Germinal », « Le Père Goriot », « Mœurs des insectes » d’Henri Fabre, « Seul autour du monde sur un voilier de 11 mètres » de Joshua Slocum et un petit dictionnaire Larousse.
Même s’il me faut souvent parcourir de longues distances, je parviens à me nourrir assez facilement des ressources locales : bananes, mangues, goyaves, noix de coco, ananas, papayes, fruits de la passion, pastèques, citrons verts. Pour le reste, et lorsque je peux faire du feu, je me limite au poisson, en particulier le killi, une espèce qui pullule dans l’eau saumâtre des mangroves.
Je quittais mon cabanon une ou deux fois par an pour me rendre au village le plus proche, à environ vingt kilomètres. Lorsque je parvenais à me rendre utile, on me payait en boites de conserve, en outils et en divers objets essentiels pour survivre. Renouer avec la civilisation n’était pas dans mes intentions. Je restais discret quant à mon lieu de vie et ne demeurais dans les environs du village que trois ou quatre jours, tout au plus. D’ailleurs, les habitants se montraient peu chaleureux envers les « libérés » — c’est ainsi qu’ils appelaient les anciens bagnards ayant purgé leur peine. Avec cette loi du doublement, nous n’avions fait que changer de geôle, livrés à nous-mêmes, sans moyen de subsistance et interdit de nous mêler à la population locale.
Expulsé du camp, le véritable bagne a commencé en réalité avec cette prétendue « libération ». Vivre dans la brousse représentait sans doute le meilleur moyen d’échapper à notre condition d’anciens forçats, qui nous poussait inéluctablement vers l’alcool, la drogue ou le crime.
Je rejetais cette soi-disant « civilisation » qui m’avait arraché à ma famille pour m’engloutir dans l’enfer carcéral, me livrant aux mains de geôliers souvent moins honnêtes que les prisonniers qu’ils surveillaient. Quel crime avais-je commis ? D’avoir vingt ans à une époque difficile où un avenir sombre se dessinait. j’étais coupable d’être pauvre et de vivre d’expédients. Oui j’ai commis quelques erreurs de jeunesse, j’ai été condamné à trois reprises pour des broutilles : vagabondage, infraction au règlement des chemins de fer et vente de briquets non « estampillés ». Ma dernière faute fut fatale : j’avais hébergé un ami qui avait introduit chez moi des objets issus d’un vol avec effraction. J’ai été condamné pour recel, et, en raison de mes précédents démêlés avec la justice, cette condamnation s’est automatiquement transformée en travaux forcés et en déportation au bagne de Guyane, cette « guillotine sèche » qui n’était rien d’autre qu’une peine de mort déguisée.
Ce n’était pas la première fois dans l’histoire qu’une peur irrationnelle avait déclenché une véritable chasse aux sorcières. La crainte d’être dépossédé d’une partie de ses richesses figure encore aujourd’hui parmi les motivations les plus puissantes pour justifier des représailles aveugles. Ce dispositif pénal, d’une sévérité effroyable, ne suscitait pourtant aucune indignation chez les privilégiés. Le fait que quelques condamnés étaient effectivement des criminels (bien qu’ils ne représentassent qu’une infime minorité) servait à apaiser la conscience des complices de cette infamie.
Parmi les victimes de cette oppression sans discernement se trouvaient de nombreux innocents, certains célèbres, comme Dreyfus, d’autres anonymes, dont le sort était tombé dans l’oubli. Ces injustices, qui désespèrent et révoltent les peuples, n’ont-elles pas constitué le terreau des sombres événements qui ont mené à l’embrasement de l’Europe ? À parts égales avec l’ignorance, l’injustice est mère de tous les maux.
Au fond des bois, seul, loin de tout et dans le plus grand dénuement, j’ai pourtant retrouvé jour après jour la force de me redresser et d’espérer. Je m’accrochais aux souvenirs heureux, je cultivais mon jardin, et relisais sans cesse ces quelques livres que j’avais conservés et qui étaient pour moi des bouées de sauvetage, des planches de salut. Peu à peu, j’ai transformé l’enclos sauvage dans lequel je vivais en un véritable jardin d’Épicure. Au contact de cette nature âpre, mais généreuse, mon esprit s’est ouvert à d’autres réalités. Le ressentiment qui me rongeait a fait place au pardon puis à l’oubli. Par la méditation et l’acceptation des privations, j’ai réussi, progressivement, à trouver la paix, l’équilibre du corps et de l’esprit. J’observais la nature et m’enrichissais des merveilles qui m’entouraient. Les plantes et les insectes étaient pour moi une source inépuisable de connaissances et de leçons de vie. La faune Guyanaise est d’une telle richesse qu’il faudrait être complètement insensible pour ne pas être subjugué par tant de beauté. La flore est dominée par les fougères géantes qui s’élancent au travers des lianes qui s’épanouissent en longs rubans ondulés. Les orchidées poussent sur les bras des grands arbres pour capter la lumière qui filtre à travers la canopée. Dans leur diversité de formes et de couleurs, les oiseaux animent la forêt par leurs chants mélodieux qui se mêle aux cris, aux croassements bourdonnement, hurlement, sifflement des Singes, amphibiens, grillons, sauterelles et cigales qui composent cet orchestre grandiose. Au cours de mes longues marches dans cette nature préservée, tous mes sens étaient sollicités. J’étais submergé par des parfums puissants et suave, par les odeurs de menthe, de mélisse et de sauge parfois évincées par les odeurs plus fortes de la vase.
Aujourd’hui, après ces années de souffrance, j’ai enfin retrouvé la faculté de m’émerveiller devant les plus petits événements qui se déroulent chaque jour sous mes yeux. J’ai pu prendre le temps d’observer, de contempler cette nature libre et féconde qui apaise et dynamise tout à la fois l’âme et le corps. Il est temps pour moi de capter toute cette énergie pour retrouver ma famille, mon pays et pour reconstruire un avenir serein.
J’écris ces quelques mots pour celui qui me succédera dans ce cabanon, afin qu’il ne désespère pas du monde et que face à l’injustice, au mensonge, à l’ignorance et à la violence il oppose l’équité, la vérité, la connaissance, la paix, la fraternité le respect de la vie et de la nature. Avant de quitter définitivement ce lieu, j’apposerai une plaque inspirée de celle que l’on trouvait à l’entrée de la pension Vauquer dans Le Père Goriot : « Jardin d’Épicure : pension pour les deux sexes et autres ; nous accueillons aussi les esclaves et les parias. »
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