Chp 1 : Shadow
Quelques semaines plus tôt
Le type s’écroule à mes pieds, une main encore à moitié accrochée au grillage qui ceint la cage. Il s’est bien battu. Mais, comme beaucoup, il a été trop présomptueux. Aucun homme, même aussi vicieux et bien entrainé, ne peut l’emporter à mains nues contre un elfe… et encore moins un ard-æl, un chef de clan.
Je l’enjambe et invoque une ombre pour ouvrir la porte de la cage sans avoir à la toucher. Le fer. Il nous brûle. Ces humains le savent, et c’est pour ça, précisément, qu’ils utilisent ce matériau pour clore les arènes de ces combats clandestins.
Ils nous haïssent. Même ici, même si ces jeux de massacre – et les gouttes d’espoir et de fierté qu’ils offrent à des petites frappes en leur offrant l’opportunité vaine de vaincre l’un des nôtres – leur rapporte un maximum de pognon.
Je tends la main devant Marco, le promoteur. Avec une lenteur ostensible, il y pose une liasse de billets conséquente. Mais je peux renifler l’odeur acide de sa sueur. Il a peur de moi. Ses pensées désordonnées s’envolent, comme une nuée de pigeons affolés qui s’ébattent dans un hangar fermé sans jamais quitter le sol. Sales. Grises. Lourdes et puantes.
Saloperie de fae. C’est de la triche. Tu ne mérites pas ce pognon. Monstre.
Je donne un coup de griffe affectueux sur sa joue tatouée, pour faire office de remerciements. C’est comme ça qu’il faut leur parler, aux Autres : avec autorité et tendresse. Une main de fer dans un gant de velours.
Reed, mon lieutenant, me tend mon manteau, que je remets directement sur ma peau nue. Les cris des parieurs et des amateurs de violence passent au second plan. Je sens quelque chose… je l’ai senti tout le long du combat. Est-ce que ça a à voir avec mon rêve de cette nuit ?
Avant de regagner le couloir, je scanne les environs du regard. Un hangar sombre. Des visages grimaçants, exsudant la misère et le vice. Des yeux rusés et brillants, excités par la perspective de la thune et du sang. Mais dans ce pandémonium digne d’une peinture de Bosch, il y a quelqu’un, ici, qui m’attend. Une femelle. Faite pour moi. J’essaie de la repérer, de la sentir. Je capte bien quelque chose, mais… c’est incomparable avec la sensation de proximité que j’ai ressenti pendant mon rêve.
Des femmes, on peut dire que j’en ai à la pelle. Sans vantardise aucune. Je suis un fae, bien mis de ma personne, comme on dit. Et le meneur du gang elfique le plus puissant de cette partie des États-Unis. Actuellement, j’ai deux compagnes officielles, les sublimes Divine et Luna, deux femelles elfes qui sont elles-mêmes en couple. Luna aux yeux de chat, à la frange noir bleuté de pin fumé et dont la peau couleur de perle est presqu’entièrement recouverte par un serpent géant. Divine au corps de bronze poli et au regard de braise, déesse incandescente et incendiaire, aussi féroce que féline. Elles occupent mes appartements et me suivent dans la plupart de mes déplacements. Elles sont là aujourd’hui, bien sûr, et n’ont rien manqué du combat, même si je sais que ce genre de spectacle commence à lasser Luna. Ah, car j’ai un autre talent, très rare, et éminemment craint dans la pègre comme dans le monde féérique : je peux entendre les pensées des gens. Pas tout le temps… mais souvent.
C’est là que je la vois. Une elfe, tout en longueur. Très jeune. Ses narines sont entrouvertes, ses pupilles dilatées. Je la sens aux aguets, prête, désireuse et consentante. Elle plante son regard lavande dans le mien, le soutient. Elle cherche un mâle.
Belle, oui. Et désirable, en un sens. Mais bien trop jeune. Je romps le contact.
Ce n’est pas elle.
— Shadow, ronronne Divine en venant se couler sous mon bras, aussitôt accompagnée de sa parèdre Luna. Mon gros loup.
J’accueille ma compagne avec un sourire suave.
— Loup ? Je n’ai jamais pris cette apparence. Je me change en chien.
— Non. Pour moi, tu es un loup, bougonne-t-elle.
— Je veux bien être tout ce que tu veux, ma belle. Mais je suis incapable de me changer en loup. C’est Shaun, qui fait ça.
— Si. Un loup. Un gros loup tout doux, minaude-t-elle en lapant ma joue.
Luna l’imite de l’autre côté de mon visage.
— Est-ce qu’on va voir Shaun bientôt ? Je veux vous voir courir en loup sous la lune de Yule. Un noir, un blanc.
Shaun. Luna a rêvé de lui cette nuit. En transe, elle a vu qu’il quittait son propre clan, les Sons of the Black Heart. Comme il est installé dans un État proche du nôtre, j’avais justement songé à lui rendre une petite visite.
— Ce sera un loup noir, et un gros chien blanc, alors. Quant à Shaun… je suis au regret de vous dire que je n’ai pas eu de ses nouvelles depuis longtemps.
— J’aime Shaun, piaille Luna, qui a tout oublié de son rêve comme à chaque fois. Invite-le.
— Tout le monde aime Shaun, ma panthère. Mais tu sais bien qu’il refusera de dormir avec nous. Shaun ne partage pas. Et il est avec May.
— May. J’aime pas May, réplique Divine en baillant ostensiblement, dévoilant ses crocs sur lesquels brillent un diamant. Il ne restera pas avec elle.
— On ira le voir bientôt, réponds-je pour les contenter. Allez. Il est temps de rentrer à la maison.
*
La maison se trouve dans un ancien muséum d’histoire naturelle, laissé à l’abandon, et que le clan a investi. Je m’intéresse à la biologie, la génétique. Pourquoi y a-t-il des humanoïdes aux oreilles pointues, avec des caractéristiques appartenant à d’autres animaux que les singes, parmi les hominidés ? Cette question m’a longtemps hanté. Mais quand on sait que les renards ressemblent plus à des félins qu’à des canidés, que les baleines descendent d’un marsupial ayant un jour décidé de revenir habiter dans l’océan et que l’ancêtre des chevaux était un genre de tapir géant, tout s’explique. Il n’y a pas de logique ni de lois en ce monde, que des possibilités. C’est ce dont j’aime me rappeler en contemplant le vieux tableau de Linné à moitié recouvert par les plantes dans ma chambre, y compris lorsque je suis au lit avec deux superbes filles.
Divine repose sur mes genoux. Luna, elle, dispute une partie de go contre un adversaire invisible, étalée nue en travers de l’immense lit. Dans le miroir fixé au-dessus de nous, à la lueur des bougies, les serpents semblent mouvoir. Elle ne joue jamais contre moi, car je devine ses coups à l’avance. Alors, elle affronte les fantômes, comme elle dit. Le fait qu’elle connaisse très bien le jeu de son « fantôme » ne la dérange pas.
La voix grave et chaude de Divine s’élève dans la pénombre saturée d’encens, couvrant le son planant du setâr d’Hossein Alizadeh.
— Je veux quitter ce pays.
Je pose une main rassurante sur son dos.
— Pourquoi, ma lune ?
— Aujourd’hui, on a refusé de me servir chez Chanel. Parce que je suis une elfe.
Je note mentalement de dire à mes chasseurs de viser spécifiquement le 65 East, Oak Avenue, lors de leur prochaine sortie.
— Tu mérites encore mieux que Chanel, Divine.
— Ah oui ? grogne-t-elle, plus férale qu’une chatte sauvage. Comme quoi ? Ces connards ont mis des oreilles pointues à leurs mannequins lors de leur dernier défilé. Tu ne le savais pas ?
— Je t’avoue être peu au fait des dernières actualités de la mode féminine, ma déesse, murmuré-je en faisant vibrer ma voix.
Ce son rassure et calme les femelles. C’est l’un des pouvoirs de l’ard-æl. J’évite d’en abuser, comme lire dans les pensées. Mais c’est utile quand les gens souffrent. Et Divine souffre d’avoir été rejetée une fois de plus.
— Je trouve ça injuste, continue-t-elle en plantant ses griffes manucurées dans ma cuisse. Je n’ai jamais réussi à décrocher le moindre contrat, pas un seul. Pourtant, on trouvait que je passais bien pour une humaine. Et maintenant, ils collent des prothèses en plastique à des Autres pour leurs défilé, en espérant faire rebelle et « edgy »… c’est de l’appropriation culturelle !
— Les oreilles pointues n’ont rien de culturel, ma belle. C’est biologique.
Je caresse les siennes, qui, il est vrai, sont assez rondes pour une elfe. Et c’est une fille absolument superbe, même pour des critères purement humains. C’est en effet incompréhensible qu’elle n’ait jamais décroché de contrat de mannequinat. Mais la vie est injuste, et n’a pas de sens. C’est difficile à accepter pour elle, comme ça l’a été pour moi, à une certaine époque. Elle finira par s’y faire.
— Quand nous serons plus nombreux, lui dis-je alors, et que l’esthétique fae se sera plus répandue dans la société, ils se battront pour te faire travailler. Ça a déjà commencé, puisqu’ils collent des fausses oreilles à leurs mannequins.
— J’attends surtout le jour où nous les renverserons et prendrons le pouvoir, siffle-t-elle. Toi par exemple, Shadow, qu’est-ce que tu attends pour t’emparer de cette ville pourrie ? Tu as les hommes, tu as la magie, tu as les armes.
— La ville est déjà à moi, dans un sens. Et je t’assure que ce magasin paiera pour t’avoir humiliée.
Elle se retourne.
— Oh ! Vraiment ?
— Je voulais te faire la surprise.
Luna glisse un regard dans ma direction. Jusqu’ici, elle a tout écouté en silence.
— Donne l’ordre, ard-æl, et on s’en occupe nous-même. Moi et Divine, ce soir.
Je soupire.
— Je pensais envoyer les jeunes recrues, histoire de les canaliser un peu. Qu’est-ce que vous comptez faire ?
— Ils casseront tout, ils ne sont pas soigneux. Nous, on fera ça proprement.
— D’accord, lâché-je avec un soupir. Ne touchez pas au vigile. Il n’y est pour rien, et tuer des innocents est mauvais pour notre image.
Luna quitte sa table de go et rampe sur moi. Elle ressemble à la femme sphinx du tableau de Gustave Moreau.
— Je ne ferai rien au vigile. Par contre, la vendeuse qui a insulté ma femme… elle, si je la vois, je lui coupe la tête, siffle-t-elle en passant son doigt blanc sous ma gorge.
— Contente-toi de lui jeter un sort, ordonné-je en changeant légèrement de ton.
La brume de Yule est levée, et les membres du clan, femelles comme mâles, ne tiennent plus en place. Divine et Luna ne font pas exception.
Je les laisse filer. Je sais qu’elles vont revenir dans un état d’excitation pire que d’habitude, couvertes d’articles de maroquinerie et de fringues de luxe. La nuit va être longue… J’hésite à les suivre de loin. Il y aura sûrement des groupes d’elfes d’autres clans, ce soir. Aucun elfe sensé ne serait assez fou pour toucher à l’un des membres des Wicked Moon, et encore moins à l’une des compagnes attitrées de l’ard-æl, mais on ne sait jamais. Non, le seul problème, c’est Divine et Luna elles-mêmes. Elles ne supporteront pas que je les suive, et penseront que je les surveille.
Parfois, j’ai dû mal à laisser faire. Il faudrait que j’apprenne à moins contrôler. Divine et Luna savent ce qu’elles font.
Je reste donc à la maison, pendant que mes femmes s’amusent à l’extérieur. C’est cela, aussi, être un ard-æl. Devoir garder les gosses pendant les épouses s’éclatent dehors.
*
Reed débarque dans mon salon alors que je m’étais à moitié assoupi devant un documentaire animalier.
— Un appel, ard-æl, annonce-t-il en me tendant un iPhone du bout des doigts.
Je prends le téléphone. Chez les elfes, on n’aime pas trop ce genre d’appareil. Mais parfois, il faut avouer que cette technologie est bien pratique.
— Isunfalo, souffle une voix grave et familière.
Je la reconnais tout de suite. L’elfe mâle dont je suis le plus proche, un ami d’enfance que je considère comme mon petit frère. Shaun.
— Shaunreyne. Que me vaut cet honneur ?
— J’ai perdu les Black Heart, m’annonce-t-il tout de go.
Luna ne se trompe jamais. Mais je ne pensais pas ce que ça irait aussi vite.
— Je suis au courant, oui. Figure-toi que ma Rêveuse l’a vu cette nuit. Mais ce n’est pas ce que tu voulais ? Luna a dit que tu étais parti de toi-même.
Je l’entends prendre une grande inspiration.
— Je… hésite-t-il. J’en sais rien. Sur le coup je pensais que la situation me convenait, mais finalement… je crois que je vais défier à nouveau Hawthorn, juste après Yule. J’aurais besoin de toi comme témoin.
— Tu n’as personne d’autre ? Dans ton clan même ?
— Il faut un autre ard-æl, tu le sais bien.
— C’est vrai.
— Et je voudrais te présenter quelqu’un, ajoute-t-il.
Je le sens tout de suite moins sûr de lui. Alors j’attends. Qu’il parle de lui-même.
— Ma nouvelle copine… c’est une Autre, précise Shaun à voix basse.
— La sorcière rousse ? Rowan ?
— Non, une autre. Sorcière aussi. Les cheveux auburn. Une mèche blanche.
Shaun a toujours eu un faible pour les sorcières rousses. Je le comprends, même si je préfère de loin les elfes.
— Je vois. C’est à cause d’elle que tu as perdu ton clan, Shaun ?
Ma question lui déplait.
— Non ! C’est Hawthorn. Mais je te raconterai tout quand tu seras là… tu peux venir quand ?
— Demain, soupiré-je. Je partirai demain.
Je sens Shaun soulagé.
— Je te suis reconnaissant de venir en pleine période de Yuletide, dit-il, un peu plus posé. Je sais que tu as beaucoup de choses à gérer.
— Pas tant que ça. Le clan se gère lui-même. Mais je ne pourrais sans doute pas rester longtemps, mon frère.
— Tu dois rester jusqu’au soir du 31… je ne pourrais pas défier Hawthorn avant, tu le sais. Et je suis tenu par un geis… j’ai une chose très importante à faire ce soir-là. Tout doit concorder.
Un geis. Le serment inviolable.
— D’accord, d’accord. Mais je repartirai le lendemain. Je ne peux laisser Reed, Luna et Divine gérer tout à ma place trop longtemps.
Shaun acquiesce. Il sait parfaitement ce que la charge que représente un clan pour son meneur. Sans ard-æl, c’est la panique, et le chaos qui s’installe. Pour ces elfes déracinés, je suis à la fois un parents, un frère, un ami et un amant. La seule famille sur laquelle ils peuvent compter.
— Je t’attends demain, finit-il par dire. Ah, et… une dernière chose. On ne pourra sans doute pas t’héberger, avec Ree…
— Ce n’est pas un problème. Ton remplaçant, Hawthorn, lui, le devra. Et ça me permettra d’évaluer la situation.
Il grommelle quelque chose d’indistinct : visiblement, que j’aille loger au QG de son clan occupé par ce nouvel ard-æl et le reconnaisse comme interlocuteur ne lui plaît pas. Mais c’est la loi des clans. Et même Shaun Blackfyre, aussi rebelle qu’il puisse être, ne peut s’opposer à cela.
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