Chp 2 : Jolene
— T’as vu cette chevelure de sirène ! s’écrie une cliente en me désignant à ses copines.
Pas des gens d’ici. Des touristes de passage, qui viennent probablement pour notre célèbre gang elfique, l’attraction du coin. À voir leur look, qui tente d’imiter celui des faes – plutôt bien, d’ailleurs – je devine qu’elles sont là pour eux, les Sons of the Black Heart. Que des filles. C’est surtout les filles qui craquent sur les elfes… faut dire que le contraire est plus compliqué.
— Une sirène, elle ? pouffe une fille à la chevelure bicolore.
Comme Cruella : une moitié blanche, une moitié noire. Il parait que cette couleur existe naturellement chez les elfes, comme chez les chevaux pie. Personnellement, j’aime bien.
— Ben oui ! Moitié femme, moitié thon !
La bande éclate de rire.
Est-ce qu’elles savent que je les ai entendues…
Cruella se plante devant la caisse.
— Je prendrai ça, dit-elle en jetant la dernière romantasy à la mode sur le comptoir.
— Ça fera quinze dollars quatre-vingt dix.
La fille me tend son Amex d’un geste théâtral. Puis elle me fixe de trois-quarts, l’air pensif.
— Tu sais où traînent les elfes, ici ? tente-t-elle.
Je croise les bras.
— Jamais à la librairie, en tout cas. Peut-être au bowling, ou à La Fin du Monde…
Ou au magasin de déco scandinave. J’ai vu ma collègue Ree s’engueuler avec un elfe beau comme un dieu hier soir, justement. Son mec, sûrement. Elle ne doit plus être avec son hockeyeur.
Les filles comme elles ont tout ce qu’elles veulent. Mais elle le mérite.
— La Fin du Monde ? répète la cliente en fronçant ses sourcils soigneusement brossés vers le haut.
— C’est la salle de concert du coin. Y a des groupes de rock alternatif qui passent, du metal, des trucs comme ça… la musique appréciée des gang elfiques, quoi.
— Qui te dit qu’ils écoutent ces sons de bouseux ? pouffe la fille, ses dents parfaitement alignées découvertes. Je t’ai dit des faes, pas des bûcherons canadiens !
Je dois être une bûcheronne, alors.
— Parce qu’on les voit souvent là-bas, répliqué-je sans m’émouvoir.
Elle lève les yeux au ciel et s’en va, sans un merci ni au revoir. Je ne m’en formalise pas. Je suis habituée.
C’est ça. Bon débarras.
J’aime pas avoir de mauvaises pensées envers les clients, et les gens en général. Mais parfois, on n’y peut rien. Comme ma tante disait : Même Dieu ne peut pas tout.
La cliente croise Ree à la porte, qui entre au moment où elle s’en va. Ree Vega est ma collègue, une fille de mon âge vraiment très jolie, avec une chevelure auburn et une mèche blanche naturelle. Il parait que c’est de naissance. En tout cas, ça lui va très bien.
— Coucou, Ree.
— Hello, Jo, répond-elle en croisant ses bras sur le comptoir. Je me demandais… est-ce que tu pourrais me conseiller un bouquin sur les elfes ?
Je hausse un sourcil. Ai-je bien entendu ?
— Les elfes ?
Ree ne s’est jamais intéressée à eux avant. Je ne pensais pas que c’était son genre. Cela dit, après ce que j’ai vu hier…
— Oui, les elfes… Comme ceux qu’on a dans la forêt, les Black Heart. (Elle baisse le ton.) Papa en a trouvé un accidenté avant-hier et l’a hébergé dans notre remise. On se demande ce qu’ils mangent… autre que de la pâtée pour chats.
Je hausse un sourcil.
— De la pâtée pour chats ?
— C’est ce qu’il a mangé en se réveillant. Je crois qu’il avait vraiment faim.
Un elfe chez elle. Ça doit être celui que j’ai vu avec elle hier dans le magasin de décorations de Noël, ce beau brun si craquant avec sa veste en cuir noir et ses yeux verts. Quelle chance ! C’est pas à moi que ça arriverait, ça c’est sûr. Il faut dire que je vis dans un petit appartement au centre-ville, à juste deux rues d’ici. Je ne saurais pas où le mettre. Je n’ai qu’un lit, et un canapé envahi de peluches.
Je me dirige vers le rayon fantasy. Il y a peu de livres scientifiques sur les elfes : en tout cas, à la librairie, on n’en a pas. Alors, je lui prends un livre sur le folklore elfique européen. Y a une part de vrai dans ces vieilles légendes, ça pourra peut-être l’aider.
J’ai un de ces livres chez moi, les scientifiques. Mais je n’ose pas le signaler à Ree. J’ai peur qu’elle me trouve bizarre… Pareil si je lui dis ce qu’ils mangent.
De la nourriture crue, préférentiellement. Rouge. Ils adorent les fleurs, notamment les roses. La viande. Le miel. Les produits laitiers, le sucre. Et le sang.
Le livre lui dira tout ça.
— Contes et légendes elfiques d’Europe, lit Ree sur la couverture. Tu crois que c’est sérieux ?
— Plus que Tolkien ou Sarah J. Maas, en tout cas.
— Ok. Je le prends. Merci, Jolene.
Je n’en connais pas personnellement, mais j’adore les elfes. De loin, s’entend. Je suis trop timide pour oser les approcher, même ceux qui traînent en ville. Dans le langage courant, il y a plein de nouvelles expressions sur eux, notamment celle-ci : « beau comme un elfe ». Il y a une raison à ça. Alors pourquoi un de ces hommes tous droits sortis d’un roman pour minettes s’intéresserait à une fille en surpoids comme moi… surtout lorsqu’on a aperçu les filles avec qui ils traînent. De véritables fées, littéralement. C’est rare de voir des femmes elfes, plus rare encore que les hommes. Mais elles sont vraiment magnifiques.
Faut pas croire, je prends soin de moi. Et je trouve que j’ai un joli visage. Mais je suis grosse, c’est indéniable. Plutôt que de le voir comme une malédiction, je le vois comme une protection. Aucun fâcheux ne s’intéresse à moi, et les hommes, leurs complications… j’ai donné. C’est bon.
Ree, en revanche… c’est vraiment une belle fille, probablement la plus jolie de toute cette petite ville. Pas étonnant qu’un mec comme celui d’hier s’intéresse à elle.
*
La journée s’écoule, avec son lot de clients exigeants. Puis, à dix-neuf heures, je peux enfin rentrer chez moi. J’aime mon travail, j’aime mes collègues, j’aime la librairie. Mais j’ai du mal à conserver mon masque trop longtemps. À la fin de la journée, je suis souvent épuisée. Épuisée d’avoir du sourire, y compris aux gens mal aimables, à ceux qui se moquent ou me traitent de grosse vache, comme ces clientes du début d’après-midi. J’ai besoin de retourner chez moi, dans mon cocon douillet, avec le petit environnement rassurant que je me suis créé. Mon canapé confortable, les bougies à la senteur de vanille sur ma table de salon. Le tapis rose et fluffy, les coussins doux, les plaids. Le thé parfumé que je me sers en rentrant, avec un nuage de lait et des cookies. La petite musique que je mets en fond sonore – jamais quelque chose d’agressif, ou qui me prend trop d’attention. En général, de la bossa nova, comme Antonio Carlos Jobim, qui m’évoque des plages blanches de Copacabana, une climat clément, la mer bleue et un cocktail à l’ananas et au lait de coco siroté les pieds dans le sable, en me balançant dans un hamac, avec un bon livre. Je ne suis jamais allée au Brésil, ni nulle part ailleurs à l’étranger. En fait, je n’ai jamais quitté le Nord des États-Unis, et le plus loin que je suis allé est Salt Lake City, pour une réunion de la congrégation avec mes parents, avant qu’ils décident de couper les ponts avec la doctrine officielle pour se lancer dans une façon de vivre « encore plus proche de la Bible », selon eux. Mais je ne pense jamais à tout ça lorsque je suis dans mon canapé, après le boulot, bien à l’abri dans mon petit cocon protecteur. Cette partie de mon passé est terminée : c’était une autre vie, celle d’une autre personne, avec un autre nom, et même, une autre tête. Maintenant, je veux que tout soit pastel, à paillettes, ou doré, éclatant comme un flamand rose sur un coucher de soleil à Miami. Je me détends, puis je mets le repas en route et je dîne, seule, devant la télé – un film. Je zappe les images des émeutes elfiques à New York qui tournent en boucle sur CNN. Je tombe sur un Disney, la Belle et la Bête, totalement adapté pour la période de Noël. Je le regarde en mangeant mon plat, des pâtes à l’italienne. Puis, une fois mon repas fini, je mange une glace devant la fin du dessin animé. Mets la vaisselle dans la machine à laver, passe un coup d’éponge, range un peu et éteins. Je me fais couler un bain, avec beaucoup de bain moussant, et allume une autre bougie parfumée. Je prends un bouquin, une fantasy avec un beau mec très romantique et fou amoureux de l’héroïne, le genre de mec parfait qui n’existe pas dans la vraie vie, prêt à mettre le monde à feu et à sang si on touche à un seul cheveu de sa dulcinée. Je fantasme un peu sur les scènes chaudes, s’il y en a (il y en a souvent.) Puis je m’endors dans l’eau chaude, bercée par la musique et la senteur vanillée de la bougie. Quand je me réveille, une heure plus tard, l’eau est froide et la musique éteinte. La bougie aussi. Je sors de l’eau en grelottant, me sèche en vitesse, et vais au lit.
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