Chp 3 : Shadow

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La route défile devant moi, enneigée sur les côtés. En dépit des insistances de Divine, Luna et même Reed pour m’accompagner, je suis seul au volant de ma camaro. Contrairement à beaucoup d’elfes, j’aime les voitures, et les machines en général. Je partage ce goût particulier avec Shaun, et c’est l’un des nombreux éléments qui nous a réunis, à l’orphelinat… avec le fait d’être des dominants.

Je profite d’une escale essence pour l’appeler.

— Il y a un téléphone quelque part, patron ? demandé-je avec un sourire au comptoir, en rangeant mon portefeuille dans la poche intérieure de ma veste. Je dois passer un appel urgent.

La petite vendeuse – « Megan », d’après ce qui est marqué sur sa veste - se noie déjà dans les yeux. Mais ce n’est pas elle qui décide, malheureusement. Si les femmes décidaient, tout serait plus facile…

Le type, un vieux barbu au regard bleu viking, avise mes oreilles, les morceaux d’argent dans mes dreadlocks. Puis, d’un signe du menton, il m’indique le combiné fixé dans un recoin, sur le mur. Dans ces vieilles stations-services de bleds paumés, il y en a encore.

Je pose un billet d’un dollar sur la table en guise de remerciements, fait un clin d’œil à la fille, puis part téléphoner.

La ligne grésille, comme d’habitude. Mais elle tient. Shaun, qui s’attendait à mon appel, répond, avec le téléphone prépayé que lui a donné Rowan.

— T’arrives quand ? me demande-t-il.

Je trouve son ton un peu nerveux.

— Je serais là dans deux heures.

— Parfait. Je t’ai trouvé une piaule, pour t’éviter d’aller crécher au squat.

— Je vais devoir parler à Hawthorn, Blackfyre. Tu le sais.

— Ouais, maugrée-t-il de mauvaise grâce. Mais je viens de rencontrer une fille, une Autre, mais une alliée. Elle t’invite à dormir chez elle. Elle est jolie, très jolie.

Je hausse un sourcil, étonné. Shaunreyne Blackfyre trouve une humaine « jolie ». Autre que sa sorcière rousse, s’entend.

— Quelle basse tactique… subvertir un ard-æl en pleine brume de Yuletide en lui mettant une fille appétissante entre les pattes. Tu lui as dit dans quel état j’étais ? Si je dors chez elle, je vais lui sauter dessus, Shaunreyne.

— Si elle t’invite à dormir chez elle, c’est qu’elle est prête à ça, lâche-t-il brutalement. Elle aime les elfes. Je pense qu’elle est au courant de nos coutumes et de notre physiologie.

Parfois, je trouve que Shaun manque de finesse. Ce n’est pas trop de sa faute. C’est un jeune cerf, tout feu tout flamme.

— Pas forcément, tempéré-je tout de même.

Mais il s’obstine.

— J’ai discuté avec elle. Elle veut rencontrer un fae.

Rencontrer. Pas coucher avec.

— Tu le sauras tout de suite si tu ne lui plais pas, souffle Shaun.

— Je le saurais, oui. Je saurais aussi si je lui plais. Mais je ne veux pas offrir de faux espoirs à cette fille. Une fois ma mission ici terminée, je repartirai à Chicago, Shaun. Tu le sais très bien. Est-ce que cette fille, elle, le sait ?

Je sens qu’il s’énerve. La patience n’a jamais été son fort.

— Écoute, tu verras ça avec elle, d’accord ? De toute façon, Ree dit que tu peux dormir chez nous.

« Chez nous ». Shaun a un nouveau logement.

— Ree. C’est ta nouvelle femelle ?

— Oui.

J’ai toujours su qu’il ne finirait pas avec May. Elle ne lui a jamais convenu.

— J’irai au QG des Black Heart, décidé-je. C’est là qu’est ma place.

— Tu reconnais donc Hawthorn comme ard-æl ? gronde Shaun.

— Oui. Tu lui as cédé la place. Si tu veux la reconquérir, tu devras mettre les formes, et je serai là pour veiller à ce que tu les mettes. Il en va de ton honneur et de ta légitimité, Blackfyre. Tu le sais.

Il grommelle quelques récriminations, m’insulte, me traite de traître. Je le laisse dire. Il sait que j’ai raison.

— Évite de coucher avec ta nouvelle femme avant la fin de Yuletide, lui rappelé-je. Puisque tu passes les épreuves, tu dois rester en état de pureté rituelle.

— Je peux affronter Hawthorn directement, objecte-t-il sombrement. Pas la peine de passer par l’épreuve du feu.

— Il te battra si tu es ramolli par les plaisirs charnels. Il se sera abstenu, lui.

— Je ne serai pas « ramolli par les plaisirs charnels » ! se révolte Shaun. Tu me prends pour qui ?

— Oh, pour personne. Juste un elfe qui a trouvé un lit confortable et bien garni pour se réchauffer. Garde ton acuité. Sois comme une lame passée au feu, Shaunreyne. Impitoyable, résolu et sans tache. Tu pourras fêter ta victoire après.

— Et toi, arrête de parler comme un foutu Bruce Lee ! Je me passe très bien de tes conseils. On se voit tout à l’heure, siffle-t-il avant de raccrocher.

Je repose le combiné en souriant. Sacré Shaunreyne.

Il a toujours été sensible, et prompt à s’attacher. Tout le contraire de moi. Shaun me dit que c’est de la psychanalyse de comptoir, mais pour moi, il y a une raison à son syndrome du petit chien perdu qui ne demande qu’à être adopté par une fille généreuse (et bien pourvue par la nature.) Sa mère l’a abandonné comme les Autres jettent des chiots sur le bord de la route avant les vacances. Moi… j’ai encore la mienne, et elle s’est battue pour moi, jusqu’à en devenir folle. Celle de Shaun a abdiqué. Elle ne voulait pas de lui… cela a ouvert une faille dans son cœur, une blessure d’amour impossible à combler.

— Euh, excusez-moi…

La fille de la caisse, Megan. Je l’ai sentie arriver. Elle est juste derrière moi, me fixant de ses grands yeux bleus. C’est peut-être la fille du viking.

— Oui ?

— Vous… vous êtes un fae, non ?

Je ne réponds pas à sa question. Je sais que c’est évident. Je n’ai jamais fait partie de ceux qui peuvent aisément passer pour humains.

Megan n’ose pas me dire ce qu’elle veut. Mais tente quand même.

— Il parait que vous… (Elle se mord la lèvre, baisse les yeux avec un battement de cils et les relève d’un air aguicheur.)

Je ne la laisse pas prendre le temps de rougir, d’être embarrassée. Je lui prends la main.

— Viens.

Megan me suit jusqu’à ma voiture. Pas mal d’humains nous abordent : pour acheter des articles de magie, des sorts tous faits, et surtout le fameux « baume des sorcières », qui n’est fabriqué que quatre fois par an. Je sais que c’est son cas.

— T’as de la chance, il m’en reste… un, dis-je en sortant le petit flacon d’un sachet en soie. Sous forme liquide, par contre. J’espère que ça te va.

Elle prend la fiole minuscule dans sa main. Oonagh, la sorcière attachée à mon clan, a poussé la blague jusqu’à marquer « Snake oil », comme sur les anciens médicaments à tout faire qui étaient vendus par les rebouteux dans les foires au 18ème siècle.

— Ça fait 350 dollars, lui annoncé-je.

— Autant ? Pour une petite fiole de rien du tout ?

Je referme les doigts dessus et la glisse à nouveau dans ma poche.

— Cette petite fiole de rien du tout peut mettre sous ta coupe n’importe qui, même Brad Pitt et le président Trump – si tu arrives à les approcher, bien sûr. Une seule goutte fait cicatriser n’importe quelle blessure en moins de cinq minutes, remarcher ta grand-mère en fauteuil et ranimer le chien écrasé du voisin. Si tu le portes comme un parfum, tu seras la reine du quartier tant que l’odeur sera là, et tout te réussira.

— Il y a combien de gouttes, dans ce flacon ?

— Cinquante. Ça fait sept dollars par goutte : un prix d’ami. Fais-en bon usage.

— Est-ce que je peux te payer autrement ? tente-t-elle en battant des cils.

— Non, réponds-je en souriant largement. C’est à prendre ou à laisser.

Je la sens déçue. Mais elle ne voulait pas tellement les gouttes. Elle cherchait autre chose.

— Et si je te donne ces 350 dollars… est-ce que je pourrais avoir les gouttes, et…

— Je ne suis pas à vendre.

Megan rougit violemment.

— Ce n’est pas ce que je voulais dire, je…

— Je suis en voyage, pressé d’arriver à destination. Je ne vais pas m’arrêter pour passer la nuit ici.

— Je loge dans une caravane, juste derrière… on pourrait…

— Tu tiens tant que ça à coucher avec un elfe ? coupé-je. Tu connais les effets secondaires ? Et je ne fais pas ça en cinq minutes.

— Je… j’ai une maladie grave, avoue-t-elle. Je pensais que…

— Je ne couche pas pour ces raisons-là. Je te trouve jolie, et attirante : ne te méprends pas, ajouté-je en la voyant baisser les yeux. Mais tu n’as aucun besoin de faire semblant. Je sais quand une fille a envie de moi ou pas. Toi, tu es juste inquiète.

— S’il vous plaît…

Elle va se mettre à pleurer. Je déteste quand les femmes pleurent.

— Va chercher une bouteille de coca dans ton magasin, finis-je par dire à voix basse. Bois-en la moitié, et ramène-moi l’autre moitié.

Elle s’exécute immédiatement. La magie des elfes est réputée : elle pense que je vais invoquer les esprits des bois où je ne sais quoi pour la soigner. Alors que ce que je vais faire est beaucoup plus prosaïque.

Quand elle me ramène la bouteille, je la congédie à nouveau, puis m’entaille le poignet avec un couteau et laisse couler mon sang dans le soda. Le partage du sang est réservé aux membres du clan et aux sorcières, parce qu’il induit un lien entre les contractants, mais je pense que l’acidité du coca va diminuer cet effet. Du moins, je l’espère. J’ai pitié d’elle, alors que je ne devrais pas. J’ai toujours eu un faible pour les jolies filles aux yeux de biche.

Je lui rends la bouteille quand elle revient.

— Bois ça. Et tu seras guérie. Tu vas peut-être rêver de moi pendant quelques nuits, mais ça devrait passer. Normalement.

Elle ne me remercie pas. Elle connait les règles.

— Qu’est-ce que je fais si ça ne passe pas ?

Tu seras labelisée « folle » par les tiens, comme ma mère.

— Il faudra que tu rejoignes mon clan et deviennes une sorcière.

— Ton clan ?

— Les Wicked Moon de Chicago. Tu connais, non ?

Elle hoche la tête lentement, soudain impressionnée. Qu’est-ce qu’elle s’imaginait, en abordant un elfe ?

— Le Coven de Chicago qui travaille avec nous a un site internet : tu peux le trouver facilement, ils vendent des parfums, des bougies et des articles du genre de celui que tu voulais acheter – pas le vrai truc, bien sûr, celui-là, il faut l’acheter en mains propres. Contacte-les si tu as un problème. Dis-leur que c’est moi qui t’envoie.

— Et tu es… ?

— Shadow, l’ard-æl du clan. Bonne journée, Megan.

Elle montre qu’elle a compris le message en sortant de la voiture. Je mets le contact et démarre. En débouchant sur la route, je la vois toujours debout sur le parking de la station, petite silhouette indécise dans mon rétro. Je ne sais pas si elle osera boire cette potion de sang elfique au coca. Cela ne dépend que d’elle, plus de moi. Je propose, c’est tout. Après, les gens font ce qu’ils veulent.

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