Chapitre 2

6 minutes de lecture

Écrit en écoutant notamment : Alifer - Tekno Ballad [Melodic Techno]

Mathis - III

Il était vingt-deux heures et le champ encore désert il y a quelques heures prenait vie. De multiples silhouettes s’affairaient à monter tentes, sono et lumières. Le soleil faiblissait et déployait ses lueurs rougeâtres sur le large fleuve situé derrière une ligne boisée non loin de là. Disposés en véritables murs, les empilements d’enceintes se prolongeaient en ombres gigantesques sur le terrain occupé par les premiers fêtards.

Mathis adorait cette ambiance de fin du monde, cette promesse d’une nuit fabuleuse partagée avec des inconnus autour de leur musique. Une tension grisante enveloppait le lieu et les cœurs, prête à se déchaîner.

Bientôt, les projecteurs remplacèrent la lumière naturelle et les basses emplirent l’espace de leur texture épaisse et drue. Mathis, épuisé par les heures de montage et de préparation, flânait maintenant entre les installations des divers collectifs qui épaulaient le leur pour l’organisation de l’évènement, bien évidemment illégal. Heureusement, ils n’avaient jamais eu de soucis majeur, au pire un peu de matériel confisqué par les forces de l’ordre.

***

Il sembla à Mathis que le niveau sonore était encore monté d’un cran depuis quelques minutes, faisant vibrer le sol sous ses pieds. Les ravers, agglutinés devant les enceintes, se mouvaient tantôt lascivement, parfois avec plus d’énergie lorsque la musique les y invitait. On lui proposa un buvard, qu’il paya sans hésiter d’un billet piqué à son père la veille. « Fuck le bac ! Fuck à tout ! » pensa-t-il en déposant le petit carré imbibé de LSD sur sa langue. Il lança un bras d’honneur en direction de la nuit et se serra ensuite parmi les danseurs. Il se sentit envahi par la musique et oublia le tout le reste, superflu.

Eliott - II

— Vous m’avez complètement épuisé, les mioches ! souffla Eliott. On rentre à la maison ? Le repas devrait bientôt être servi.

Ses deux petits cousins approuvèrent et ils reprirent le chemin en sens inverse en poussant nonchalamment le ballon devant eux. L’un d'entre eux demanda à Eliott :

— Et en fait, est-ce que t'as une petite copine ?

— Euh… non pas encore ! répondit Eliott avec le plus grand sérieux.

— Bah, c’est dommage, t’as pas envie ?

Il allait partir dans des justifications rationnelles, mais comprit au rire mal dissimulé du petit curieux que les deux cousins s’étaient sûrement donné pour défi de lui poser ce genre de questions personnelles. Il n’allait pas se laisser malmener par deux gosses de douze ans !

— Allez, arrêtez vos bêtises, on en reparlera une autre fois !

Comme prévu, le reste de la famille les attendait déjà.

— D’ailleurs, bravo pour ta mention ! l'interpella sa tante. Heureusement que ta mère nous l’a dit, tu es trop modeste, dis donc !

— Oh merci, enfin de nos jours, tout ça est devenu bien plus aisé… Finalement, on est presque obligés de réussir, mais ça n’apporte aucun prestige pour autant.

— Tu es tellement sérieux ! Et tu vas faire quoi l’année prochaine ?

— J’ai été pris dans un lycée parisien pour faire une prépa éco ! Je pense que ça va être difficile, mais tout le monde croit en moi.

— C’est super, ça ! Il faut que tu te reposes et que tu t’amuses bien pendant les vacances, alors. Vous avez prévu de voyager ?

— Oui, on devrait passer une semaine en Vendée avec les Carraizin, des amis de mon père. Et je prévois aussi de partir quelques jours à la montagne avec des amis, mais on doit encore trouver un appart’ !

Après avoir été au centre de l’attention pendant la première moitié de la soirée, Eliott profita d’une plus grande tranquillité. Cela ne l’empêcha pas de penser à la rentrée de septembre : il perdrait probablement de vue une partie de ses amis – ou les reverrait moins –, et redoutait le travail qui l’attendait sans pouvoir l’imaginer très précisément pour l’instant. En même temps, l'excitation d’une vie nouvelle lui faisait régulièrement esquisser un sourire discret... Et lui aussi se sentait capable de trouver sa place dans le prestigieux établissement du quartier latin, qui lui offrait une chance unique.

***

Il prit un copieux petit-déjeuner tôt le lendemain matin, puis enfila des vêtements de randonnée légers et prépara un sac avec de l’eau et quelques vivres. L’itinéraire prévu était plutôt simple : il traverserait une partie de la forêt de Gennes, puis remonterait jusqu’à la prochaine ville, afin de reprendre le train vers chez lui.

Mathis - IV

L’espace, le temps et la musique avaient fusionné dans des vagues colorées et assourdissantes. Mathis se sentait bercé par une harmonie parfaite, protégé par une muraille sombre, douce et invisible. Il était intimement convaincu d’avoir fait le bon choix. Difficile de savoir depuis combien de temps il dansait tant ses gestes étaient devenus instinctifs et répétitifs ; son corps lui semblait étranger, emporté et manipulé par les distorsions musicales. Il ressentit l’ultime fantasme de ne plus jamais vouloir s’arrêter : la musique pourrait encore résonner des heures, des jours, des semaines entières ! Il aurait voulu s’évaporer, se diluer dans les larges et puissantes ondes sonores qui le traversaient ; voyager avec elles à travers cette foule en transe.

Tout d’un coup, de véhémentes huées s’élevèrent. Mathis entendit une jeune femme se plaindre à côté de lui :

— Ils font chier ces flics, on ne peut pas s’amuser un peu, putain ! On ne fait rien de mal !

On distinguait en effet à quelques centaines de mètres un cordon de gendarmes qui avançait prudemment, lampes torches à la main. La sono fut coupée quelques instants pour déterminer calmement quelles étaient les forces en présence et s’il était nécessaire de s’inquiéter. Un des gendarmes en profita pour s’emparer d’un mégaphone et hurla :

— Cessez immédiatement vos activités ! Ce rassemblement est illégal et a été formellement interdit par la préfecture ! Je répète : dispersez-vous !

Après quelques instants de flottement, durant lesquels la stratégie à adopter n’était pas plus claire du côté des fêtards que de celui des forces de l'ordre, la musique repartit dans une immense clameur. Plusieurs feux d’artifice furent tirés horizontalement depuis la foule vers les gendarmes, qui reculèrent en conséquence.

— C’est ça, foutez le camp, les keufs ! hurla un des artilleurs amateurs.

Pourtant, une demi-heure plus tard, après réorganisation, et épaulés par quelques renforts, ceux-ci avancèrent à nouveau, vociférant leurs dernières sommations. Elles ne furent pas entendues par la foule, qui eut la mauvaise surprise de voir s’abattre sur elle une pluie de grenades lacrymogènes. Un mouvement de panique s’engagea, les danseurs fuyant les traînées blanches et irritantes qui imprégnaient l’air. Mathis, qui aperçut plusieurs uniformes armés de matraques s’approcher dangereusement, se mit aussi à déguerpir en sens inverse. Il trébucha plusieurs fois ; ses jambes semblaient désormais particulièrement lourdes et sa tête se mit à tourner.

Les gendarmes atteignirent rapidement la zone du rassemblement malgré les divers projectiles qui les visaient. Ils hurlaient des consignes et gesticulaient au milieu des voitures et camping-car, tandis que de larges volutes de gaz clignotaient sous l’effet des lasers verts tournoyants. Par miracle, la musique retentissait toujours telle un étendard de résistance, mais les organisateurs savaient déjà qu’ils n’auraient plus le temps de fuir avec leur bien le plus précieux, leur matériel.

Mathis, lui, n’avait plus qu’un but : se sauver, le plus loin et le plus vite possible. Il se rappelait du récit de l’un de ses amis, violemment molesté dans des circonstances similaires. Il continua alors de foncer dans la nuit de plus en plus impénétrable malgré la douleur, évitant au mieux les obstacles sur son passage. Heureusement que son jeune âge lui permettait de bien courir en toutes circonstances !

Il sentit pourtant le sol se dérober brusquement sous ses pieds et une sensation glaciale l’envahir. Il tenta de s’accrocher au ponton duquel il avait chuté, mais déjà engourdi, il rata sa prise et se sentit emporté par un courant puissant. Il fit de grands signes à une personne qui s’était arrêtée au bout du ponton, mais cette dernière, tétanisée par la vision du jeune homme à la dérive dans la Loire, n’osa pas intervenir.

Mathis avait l’impression que ses jambes l’entraînaient vers le fond. Les hautes herbes de la rive défilaient sans qu’il pût s’en rapprocher. Son instinct de survie tentait de lutter contre les effets de la drogue, mais les remous du fleuve lui paraissaient infranchissables. Il distingua comme une branche humide sur la droite du fleuve, qui scintillait dans une nuance de noir différente sous la lune.

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