Chapitre 8
Écrit en écoutant notamment : Vanze - Survive [House/Pop]
Eliott – XI
Samedi 24 septembre 2010
Le TGV ramenait Eliott chez lui pour le week-end après ses premières semaines de cours. L’intensité du rythme d’enseignement dépassait toutes ses prévisions et allait même crescendo de semaine en semaine. Il constatait que les professeurs, bien que sévères, étaient très dévoués à leur enseignement. Ses collègues de classe, à l’exception de ceux qui y avaient déjà fait leurs années de lycée, découvraient avec lui l’exigence de l’établissement parisien. Voir ces étudiants venant des quatre coins de la France réunis dans la même galère l’amusait encore plutôt bien.
Il avait subi le matin même le premier contrôle de mathématiques de l’année. Le long problème sur des suites d’intégrales l’avait épuisé bien qu’il n’eût pas traité le tiers des questions. Ses amis ne s’en étaient pas tous mieux sortis, mais il espérait tout de même faire mieux les prochaines semaines, en histoire et en littérature.
La masse intarissable de cours à réviser et d’exercices à traiter lui avaient remarquablement bien occupé l’esprit pendant ces quelques semaines, et pourtant, le souvenir de Mathis se ravivait de manière désagréable au fur et à mesure de son arrivée dans sa région d’origine.
Sa mère, venue le chercher à la gare, le submergea de questions lors du trajet en voiture. Eliott répondit patiemment ; cela le divertirait. Il lui décrivit l’architecture remarquable du lycée et notamment sa « cour d’honneur » entretenue avec soin, sa soirée d’intégration, ainsi que l’ambiance générale de la capitale.
Il passa le reste de l’après-midi sur ses cours, quittant seulement sa chambre à vingt heures pour le repas du soir. Son père se montra tout aussi curieux et demanda plus de détails sur l’organisation et le contenu des cours. Il semblait rassuré par la loquacité d’Eliott, qui démontrait son investissement dans la formation.
Le lendemain, après une nouvelle matinée vissé sur sa chaise de bureau, il décida d’aller se changer les idées à l’extérieur. Ce soleil généreux n’allait plus persister très longtemps dans l’automne. Il enfila ses baskets de marche et s’éloigna de la maison par son chemin habituel. Une idée saugrenue lui vint rapidement à l’esprit : pourquoi ne pas en profiter pour aller directement chez Mathis ? Il possédait un vague souvenir du chemin à emprunter mais n’était pas certain de pouvoir le retrouver. Enfin… ce serait complètement déraisonnable… ou pas tant que ça. Il était déjà trop tard, l’idée avait pris le dessus sur sa raison.
Il se retrouva dans son quartier après trois quarts d’heure de transport. La tâche fut moins complexe qu’attendue, car il reconnut de nombreux indices au fur et à mesure de sa progression. Il ne restait maintenant plus qu’à tourner à droite après le grand cyprès du coin de la rue ! Une faiblesse s’empara soudainement de ses doigts, comme si une substance vitale en refluait, se concentrant vers son cœur, en train de cogner dans sa poitrine.
Il s’étonna presque de retrouver la maison, avec ses tuiles sombres, comme si elle avait pu disparaître. En revanche, la voiture stationnée derrière le portail avait changé. Eliott se mordait les ongles d’anxiété. Il hésitait à aller frapper à la porte.
À ce moment, une femme d’une quarantaine d’années, suivie de deux enfants, apparut devant la porte d’entrée. Cela devenait clair : Mathis et son père avaient déménagé pendant l’été. Eliott eut néanmoins le courage d’interpeller la dame.
— Bonjour, excusez-moi si ma question paraît surprenante, mais savez-vous où les anciens locataires sont partis ?
— Alors ça… je ne pourrai pas vous dire, répondit-elle gentiment. Nous avons surtout été en contact avec l’agence immobilière. Nous avons emménagé début août, mais je doute que cela puisse vous aider.
— Ce n’est pas grave, dit Eliott avec une tristesse dans la voix. Merci beaucoup et très bon dimanche !
Il se sentit soudainement bête d’avoir fait le trajet jusqu’ici. Deux heures gâchées alors qu’il aurait mieux fait d’avancer son devoir de philosophie. Son histoire avec Mathis lui sembla si insignifiante lorsqu’il pensa aux deux années de travail qui l’attendaient... Il en sortirait sûrement changé, ayant relégué ce souvenir actuellement si prégnant au rang d’anecdote.
Sur le chemin du retour, il repensa à Alessio, lors de l’année de Seconde. Ce garçon lui avait fait vivre les expériences les plus intenses de son adolescence, celles qu’il aurait encore eu honte d’imaginer l’été ayant précédé sa rentrée. Les mots torrides qui accompagnaient les parades impatientes et fougueuses d'Alessio lors des mercredis après-midi passés chez lui le laissaient tremblant d’excitation ; il était à chaque fois ensorcelé par le torse et les lèvres qui allaient s’abattre sur son corps ardent.
Le bonheur intense qui l’avait porté et sa candeur d’alors l’avaient mené à commettre l’irréparable. Ses parents avaient accueilli la révélation de sa relation avec une indignation et une colère à la hauteur des espérances qu’ils avaient placées en lui, leur fils unique.
Au fil du temps s’était établi ce qu’il aimait désigner par leur « contrat social », d’après la formule de Rousseau. Aussi bien lui que ses parents n’abordaient jamais ce sujet hautement clivant, cela au service de l’intérêt général de la famille. Sa nature timorée n’avait pas vu d’inconvénient majeur à ce sacrifice de sa personnalité, qui préservait encore maintenant son cadre confortable.
Cet évènement regrettable n’avait pourtant pas été la cause de l’éloignement d’Alessio : celui-ci, au contraire d’Eliott, ne voyait aucune dimension affective à leur fréquentation. Ils avaient terminé l’année comme de simples camarades de classe, avant que la répartition des classes de Première ne les séparât plus franchement. Aujourd’hui, Eliott ne se blâmait pas pour son innocence passée ; cela avait été l’ordre naturel des choses. Et puis Alessio était un personnage un peu particulier : lors du carnaval organisé par leur lycée catholique, il avait eu le culot de venir en militant de la gay pride, agitant un drapeau arc-en-ciel massif devant la chapelle du lycée. Sa tenue fort légère et l’effronterie dont il jouait avec délectation n’avaient pas été du goût du proviseur, qui l’avait personnellement convoqué dans son bureau puis renvoyé chez lui.
***
De manière similaire, laisser s’exprimer ses sentiments pour Mathis dans une mesure raisonnable, jusqu’à ce qu’il disparaissent petit à petit, ne constituerait donc pas de problème majeur… Cela l’aiderait même dans la construction de son identité. Plus généralement, l’amour lui paraissait une expérience tellement minée d’écueils, capable de tromper même les plus avertis, qu’il aurait tout son temps et n’aurait jamais fini d’apprendre sur lui.
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