Urbs
Sans préavis, les tours se sont mises à dégorger leur faune laborieuse sur les trottoirs du centre-ville.
Ce déferlement prend par surprise les flâneurs, pour la plupart des touristes en bermuda. Le nez en l'air, un sourire idiot plaqué sur le visage, ils devaient croire le monde entier en vacances. Grossière erreur ! Du coin de l'œil, je les vois se réfugier à la hâte dans les profondeurs des malls, ou se planquer en courant dans les interstices du mobilier urbain. Je garderai pour moi les comparaisons qui me viennent aussitôt à l'esprit, car il m'arrive aussi d'être un touriste – mais pas en bermuda, j'ai mes limites.
Les signes avant-coureurs de ce phénomène aussi prévisible qu'un geyser ne manquaient pas. Avec un peu de jugeote, et en ouvrant les yeux, même un touriste dans sa bulle enchantée aurait pu l'anticiper.
Il aurait d’abord remarqué les précurseurs, des quitte-tôt marchant à la hâte et tête baissée pour ne pas se faire voir – et surtout retenir – par leurs collègues en train de griller une cigarette aux pieds des immeubles.
Sans la moindre hésitation, ces fuyards vaguement honteux ont opté pour la trajectoire optimale, celle qui les conduirait au plus vite au plus loin. Tangentes, arcs de cercle, hypoténuses, toute une belle géométrie héritée d’une longue pratique des itinéraires de fin de journée, et qui rappelle l’automatisme des rats de laboratoire. Avec la récompense au bout du chemin : la fin du turbin, les pantoufles, le début d'une soirée peinarde en tête à tête avec un écran différent de celui du bureau.
Ensuite, il aurait vu débarquer ces petits groupes plus ou moins compacts, assez homogènes pour qu’on y devine des fournées d'un même service, des escadrons venus imprimer leur cadence militaire à la nonchalance toute relative qui régnait jusqu’alors sur le bitume. Le reste du peloton n’a pas tardé à suivre, balayant telle une lame de fond les traîne-savates et les optimistes qui croyaient pouvoir nager à contre-courant – tel notre ami en short qui est resté planté au milieu du trottoir en dépit du bon sens.
C'est un fait : dans toutes les grandes métropoles, on retrouve plus ou moins cette dynamique des fluides à deux équations. Nos centres-villes ont besoin de plombiers, pas d'urbanistes.
D’un côté, on a le flot des piétons qui se déverse sans interruption dans la bouche de métro la plus proche. Les files convergentes tourbillonnent autour du trou avant d’être englouties comme dans un siphon – ou des chiottes géantes, sans vouloir être thrash.
Simultanément, par un effet de vases communicants, les stationnements souterrains éjaculent de longs cordons de ferraille chromée qui vont remplir les artères et s’agglutiner aux carrefours. Ce petit monde frétille, mugit et fume dans la lumière dorée du soir, et pour ajouter une touche de féerie au tableau grouillant, un voile de gaz bleuâtre flotte sur ce cirque qui ne fait rire personne, en tout cas pas moi.
Les vagues vont se succéder au rythme régulier des processions d’employés, gonflant l’une après l’autre la marée humaine en reflux vers les faubourgs ou la banlieue lointaine.
Plusieurs mètres sous terre, si l'on peut encore parler de terre, les Piétons piétineront aux portiques du métro, leur téléphone à la main, prêts à bondir hors du box pour une course sans vainqueur dans les couloirs venteux.
Au même moment, au grand air, si l'on peut encore parler d'air, les Automobilistes beugleront en chœur leur impatience, les mains crispées sur le volant, l’oreille collée à la radio qui égrènera la liste sans fin des points de congestion.
Enfin, la ruée passée, le centre-ville ne sera plus qu’une parodie de mausolée, avec ses perspectives grises et sinistres, et le soleil déclinant coincé comme une orange pourrie entre les buildings serrés.
Bien que vidés de leurs occupants, les bureaux seront encore éclairés à flots – le gaspillage a toujours été un marqueur de prestige pour les grandes entreprises qui peuvent se le permettre. Les fenêtres illumineront la nuit comme autant de vitraux à la gloire du travail. Avec un message clair adressé aux sans-abri errant sur les trottoirs : "Heureusement que certains bossent pour vous !"
D'ailleurs, en se cassant le cou, on verra peut-être des sihouettes s'agiter encore vers le quarantième étage. Celles de ces chevaliers modernes rasés de près, avec leur costume Armani en guise de livrée, et leurs attaché-case frappés d’un logo prestigieux pour blason. Car ceux-là ne comptent pas leurs heures pour sauver la Société de l'oisiveté qui règne en cette fin de millénaire décadente. Tout là-haut, plus près de Dieu et de son héliport.
Amen.
#
Revenons au présent.
Il fait exceptionnellement doux pour un jour d'octobre, et les derniers rayons de soleil ont fait sortir les employés comme des papillons de nuit attirés par un phare. Ils sont si pressés qu'ils gigotent à la manière d'alevins dans un cours d'eau quasiment sec.
Quant à moi, je me laisse porter par le courant, en donnant un coup de pagaie au besoin. Je suis en mode pilotage automatique depuis que j'ai quitté mon cubicule.
Couloir moquetté, vestibule lambrissé, ascenseur chromé, CLING ! Hall marbré avec les deux réceptionnistes derrière leur comptoir, porte automatique coulissante, trottoirs encombrés, escaliers mécaniques, escaliers tout court, couloir bétonné, porte pivotante (une personne à la fois, on ne pousse pas trop fort sinon ça bloque), tunnel carrelé, porte battante, tourniquets, CLONG ! Le départ est lancé.
Un train gronde au loin. Cédant à la panique, une jeune cadresse en jupe gris taupe détale dans la foulée d’un quadra aux chaussures aussi brillantes que son crâne. D’autres personnes craquent à leur tour, et s’élancent au pas de gymnastique dans leur sillage. Je m’écarte pour ne pas être emporté par cette charge héroïque. Ça ne compterait même pas comme accident du travail.
Encore une volée de marches mécaniques, encore une grand-mère plantée avec son caban au beau milieu du passage, encore un couloir où résonne l’écho déprimant d’un bandonéon, et me voici enfin sur le quai bondé.
#
"Appelez ceux que vous aimez… quand vous voulez !"
Ils nous emmerdent depuis des mois. Deux à trois fois par semaine, nous avons droit à un show marketing dans l’enceinte même du métro, avec la bénédiction intéressée de la société de transport qui, non contente d’augmenter ses tarifs, a ouvert ses portes aux loups de la vente. Un peu comme si on laissait une entreprise de pompes funèbres faire du démarchage dans le service oncologie d’un hôpital.
Cela dit, ce n’est pas très intelligent comme stratégie. Aucune sirène n'arrachera à sa torpeur un type lessivé par une journée de merde. Qu’importe, le message passe quand même en boucle. Comme disait Polpot le philosophe, on ne lave pas un cerveau en un jour.
Ce soir, ce sont des personnes déguisées en chiens – oui, en chiens – qui distribuent des tracts pour des abonnements téléphoniques. Les pubs du nouvel Ericsson T28 super léger (offert avec le contrat Business Platinum de deux ans, appels illimités dans tout l'Univers) jonchent le sol en un épais tapis, quand ils ne virevoltent pas sur la voie parmi les canettes de soda. Les plus motivés de mes voisins grattent frénétiquement la case "tentez votre chance !" sur leur pub de papier glacé, dans l’espoir de gagner l’un des cent abonnements mis en jeu. Qu’est-ce qui les retient de récupérer les tracts vierges dans les poubelles ? L'orgueil ou la paresse ? Un péché capital, en tout cas.
Saoulé par toute cette agitation, j’essaie de faire le vide dans ma tête en me concentrant sur les charnières brillantes de ma mallette en faux cuir noir. La migraine qui a rythmé ma journée reprend de plus belle. Je suis au bord de la syncope.
Ah oui, qui suis-je ? Bonne question.
Vous l'aurez deviné, je travaille au centre-ville, dans l'une de ces tours dont l'architecture ferait bander une termite sous bromure.
Non, je ne suis pas un broker cuit à la coke, troquant un an d’espérance de vie pour chaque tranche de cinq ans de salaire gagné en moins de trois mois (faites vos calculs).
Non, je ne suis pas un producteur de télé-réalité qui aligne les nuits blanches à la recherche d’un concept réellement juteux.
Pas plus qu’un consultant écartelé entre quinze fuseaux horaires, avec sa brosse à dent dans la poche intérieure du veston, une de ces gueules de pub pour costards ou cartes de crédit “corporate“. Qui suis-je, je ne sais plus vraiment.
Par contre, ce que je suis, je peux vous le dire, et même en grec : un employé lambda qui passe des journées de bêta dans un cubicule de la taille d’un iota, vissé devant l’écran d’un micro ordinateur (c'est ma grand-mère qui disait "bêta" quand moi j'aurais dit "con", j'en profite ici pour lui rendre hommage).
Plus exactement, je squatte quarante heures par semaine le quatrième cubicule de la neuvième rangée à gauche, au quinzième étage du numéro 125 de l’avenue du Commerce. Avec ça, vous pouvez m'envoyer un missile chirurgical droit dans la gueule sans défriser ma voisine.
Au moins je ne suis pas un néo-stakhanoviste (ouvrez vos dicos), et si je suis fatigué, c’est pour d’autres raisons nettement moins glorieuses que la Sainte Productivité : je trimballe une grippe carabinée depuis trois jours, comme la moitié de mes collègues. Évidemment, comme eux, je n’ai pas pris et je ne prendrai pas le moindre jour de congé. J’ai du boulot en retard, il y a la pression du grand boss qui veut qu'on respecte l’échéance du client, lequel client n’a pas (encore) la grippe. Alors voilà, on va rendre un travail pourri, pondu par des poules malades. Comme d’habitude.
Quel genre de travail ? Honnêtement, je serais incapable de vous le résumer. Des compilations, des projections, des stats... Des trucs avec des chiffres, quoi !
Hier soir, je me suis couché à dix heures sonnantes, et sans trébucher. Ça n'a servi à rien. Je me sentais encore plus crevé ce matin, avec des paupières comme des bouillottes brûlantes sur mon visage cireux, et une barre d’acier enfoncée entre les deux yeux. Malgré tout, à sept heures trente, je marchais déjà dans la rue le long des files de voitures qui se reniflaient le cul en grondant et en retroussant leurs pare-chocs. Le soleil était invisible, en admettant qu’il fût levé quelque part dans la pollution.
Il y a des jours où il vaut mieux rester au lit.
Pourtant, pas plus que le soleil, je ne peux échapper à cette obligation mécanique de pointer tous les matins de la semaine. Dans moins de douze heures, mon réveil va sonner, je vais prendre mon petit déjeuner sur le pouce et repartir pour un tour de cirque.
Je déteste mon boulot, ce n’est pas un scoop. Et pourtant, j’y retourne, comme un hamster accro à sa roue, parce que je ne sais rien faire d’autre. Parfois j’en viens à penser que c’est de la nécrophilie. J’embrasse la mort un peu plus à chaque fois, jusqu’au baiser ultime.
SCHLACK !
Je suis brutalement arraché à mes douces rêveries thanatologiques.
Mon nez s'est réveillé le premier. C’est un schlack olfactif ! Un coup de fouet dans l’âme !
Cette odeur... ou plutôt ce parfum, qui déterre des souvenirs archéologiques de mon enfance à la campagne. Une réminiscence proustienne. Un puissant stimulus qui me ferre et me remonte à la surface miroitante du passé. L’image d’un verger assoupi dans la chaleur estivale se superpose aux publicités qui enlaidissent le mur d’en face. Je ne vois plus les "Ericsson T28" au poids plume… légers comme un ciel… un ciel zébré de cirrus. L’herbe jaunie… la tiédeur de l’ombre sous les pruniers… le murmure du vent… le bourdonnement des abeilles…
Un courant d’air aux relents de métal chauffé annonce l’arrivée de la rame. Je me ressaisis en frissonnant. Tout près de mon oreille, les écouteurs de mon voisin grésillent comme des guêpes électrocutées dans un piège à haute tension.
Pourquoi est-ce toujours ainsi ? Tout ceci – le métro, le bruit, les gens, cette merde – pourquoi n'est-ce jamais un rêve ! Pourquoi ne me réveillerais-je pas à la campagne, assis au pied d’un arbre ?
Mais non. Ma vie ressemble plus à un coma profond qu’à un mauvais rêve que je quitterais d’un battement de cils. Son électrocardiogramme est si plat que je commence à perdre la notion du temps, c’en est affolant.
Dans ma jeunesse, j’empilais les jours, les semaines, les mois comme un totem à la gloire de ma maturité. Maintenant, je n’ose plus compter. Car le compte est à rebours.
On est quand, déjà, jeudi ? Au moins, le jeudi marque le début de la fin de la semaine. Surtout ce jeudi, surtout cette semaine. La pire depuis des lustres. Vraiment ? Pas si sûr. On se rappelle plus facilement les moments agréables que les mauvais. Le coup du balai qui planque la poussière sous le tapis.
Qu’est ce qu’une vie ? Une simple collection d’instants inoubliables : certains sont brefs, d’autres plus longs, mais tous sont aussi délicatement morts que des papillons punaisés sur une planche avec un numéro, ou des fleurs séchées entre deux pages. Oui, la vie se résume à un album qu'on remplit comme on peut.
Quant à mes meilleurs souvenirs, ces mythes bâtisseurs aussi inaltérables que des fossiles (et aussi morts), ils sont polis, lustrés, rangés sur l’étagère de la mémoire, au-dessus de la table de la cuisine, d’où ils me regardent le matin, dans le crachotement de la cafetière. "Ah quand j’étais jeune !". Convaincu que la pièce rare se trouve dans le passé, plus rien ne trouve grâce à mes yeux dans le présent.
Enfin, je parle pour moi. Vous avez peut-être le carpe diem infus qui nage dans le bocal sous votre crâne, bande de veinards !
#
« S’il vous plaît !! »
Une mégère est en train de me frapper de ses petits poings hargneux pour me faire dégager. Perdu dans mes pensées, je n’ai pas remarqué que la porte du wagon vient juste de s'ouvrir devant moi, et que je suis en train d'en bloquer le passage.
Je marmonne une excuse. Pour un peu, je m’endormirais debout.
La masse silencieuse me pousse dans le compartiment déjà plein à craquer. Plein de dogues à la mine renfrognée, de faces lunaires lisses de toute émotion. Plein de ruminants à l’œil vague. Je les regarde comme si je les voyais pour la première fois. En vérité, c'est le cas. Ils sont tous interchangeables, moi le premier.
Que pensent-ils donc, ces gens repliés comme des chaussettes jetées en boule sous le lit ? Sont-ils aussi fripés de l’intérieur ? Je ne me fais pas trop d’illusion : à leurs yeux, je suis moins qu’eux. Et un moins que rien, c’est nul (et non avenu). Dans leurs regards morts ne brille que la certitude qu’ils sont les seuls à vivre. Ou pire, à mériter de vivre. Les autres ne sont pour eux que des interférences, des impondérables agaçants voire menaçants.
Pendant que je me livrais à mes réflexions résolument optimistes, la fragrance d’origine inconnue s’est évanouie, diluée dans l’aigreur d’un autre parfum, plus "cadre dynamique et sportif" celui-là.
Je me sens seul.
#
Un siège se libère à l’arrêt suivant. Tant bien que mal, je me colle contre une fenêtre gravée de dizaines de "Je t’aime Sarah" qui forment une spirale presque parfaite.
S’il y a un truc qui peut rallumer mon intérêt pour ce monde, c’est bien ceci : que des jeunes – car il faut être jeune – trouvent la motivation et le temps d’écrire leurs messages sur du verre, d’une aussi belle façon par-dessus le marché.
Mouais... jeunesse ne dure qu’un temps… Du vandalisme, on bascule vite dans le conformisme. Ils y viendront aussi sûrement que cette spirale s’enroule sur le néant. De petits cons, ils seront promus vieux cons – ou petits vieux, selon leur caractère.
Et ils finiront dans la grande poubelle cosmique comme tout ce qui respire sur cette foutue planète.
Brrr... Quand je pense comme ça, ça me fait froid dans le dos. Et alors ?? Ce soir, je suis fatigué et j’ai le droit d’être cynique. Et puis, ma petite déchéance passagère n’est qu’un avant-goût de la vieillesse. Je confonds volontairement mon aigreur avec de la sagesse, c’est ma façon à moi de sourire près du vide.
Des picotements naissent dans mes sinus. L’air est sec, poussiéreux, avec des saveurs chimiques de fixateurs pour les cheveux, d’ozone, d’eau de Cologne, d’eau de Javel, d’après-rasage, d’ammoniac, le tout brassé par les ventilateurs qui tempêtent au plafond des wagons. La main droite en visière, le coude sur les genoux, je ferme mes yeux larmoyants pour quelques secondes.
Rien que quelques secondes. Histoire d’amadouer ma fatigue. Faut surtout pas que je m’endorme.
Pas le temps de me méfier, le piège s'est déjà refermé.
Les sons tissent aussitôt un cocon autour de moi. Les voix des passagers ne tardent pas à devenir des chuchotements noyés dans le fracas du train lancé à vive allure sur ses rails. Cela me rappelle les séances de piscine, à l'école. Sous l’eau, le monde sonore prenait une nouvelle dimension. J’aimais bien cette sensation. Le brouhaha des autres enfants avait une texture feutrée, altérée par une surdité qui mettait les sons à plat. Je lisais presque les bruits en fermant les yeux…
Des images s’invitent dans cet éther sonore où les idées valsent. Le parfum d’été est revenu. Il brille comme un fractal pulsant sur la toile noire de …
… attention ! Je vais vraiment m’endormir, je SUIS en train de m’endormir, je m’endors ! C’est drôle comme j’en suis conscient, et pourtant incapable de réagir. Si je m’endors, qui me réveillera ? Qui… bah, je m’en fous… c’est si agréable… Je ne risque rien. Je suis dans mon lit… non, le métro… des gens discutent près de moi…. pas possible, puisque je suis chez moi…
Je laisse le rêve prendre la relève, mimer la réalité pour mieux se substituer à elle. Cependant les sons, les vrais, continuent à filtrer à travers les lignes de ma conscience.
« … je lui ai dit, si tu continues, je vais en parler à Simon… laisse tomber, ça va seulement… là, le film était nul à mourir, n’y va pas, surtout… non, près du parc… demain j’en parle à mon patron… la réunion a duré deux heures, deux heures pour rien… un connard… où vas-tu cet hiver… excusez-moi… il dort ? Eh, mec, c’est le terminus… monsieur ?... pas que ça à faire… putain d'ivrogne ! »
(Bruit de pas qui s’éloignent, fracas du tonnerre. Il pleut sur la colline brûlée par l’incendie, le film est si mauvais que je me lève et que je quitte le vieil arbre calciné au beau milieu de la plaine et de la séance, il pleut des tickets de métro. Mon lit est rude ce soir, demain je vais être courbaturé, demain matin, demain, demain, demain matin…)
#
Merde !!
Je me lève d’un bond.
Re-merde !!
Le compartiment est vide… Plus un bruit. Plus personne. Plus de lumière. Plus que moi.
Bordel, j'ai vraiment pioncé ! Qu’est-ce que je fous là ? Une voie de garage ? Les trains ne sont-ils pas supposés repartir dans l’autre sens ?
Mon nez coule, et bien sûr il ne me reste qu’un kleenex douteux dans la poche. Je me mouche avec économie, en pliant méticuleusement le morceau de papier entre chaque utilisation. Un vrai travail d’origami.
Voilà, je suis maintenant totalement réveillé, merci l’adrénaline, mais il n’y a pas que cela. Les moteurs, la ventilation assourdissante, tout ce fracas s’est complètement tu. C’est le silence absolu, à revigorer un mort. Je vis depuis si longtemps dans une gangue sonore que j’avais fini par oublier le vrai silence.
S’entendre ! S’entendre des pieds à la tête, du souffle dans les narines aux craquements du genou, du grincement de dents aux battements decrescendo du cœur. Je reprends lentement possession de mon corps.
Je me pince l’arête du nez pendant quelques minutes, la tête baissée, comme un boxer qui se repasse un combat qu’il n’a pas encore livré, puis je sors de la voiture.
#
Le quai est désert. Il est éclairé sur toute sa longueur par des ampoules plutôt pâlottes, assez nombreuses toutefois pour qu’on puisse y voir clair.
Bienvenue dans la "Quatrième Dimension" ! Bon, ça pourrait être pire. Et si les portes de la voiture étaient restées fermées ? Il faut croire que leur ouverture est automatique à l’arrêt complet. Ou bien le chauffeur les a ouvertes parce que c’est la procédure. Le chauffeur, tiens, il est peut-être encore dans les parages.
Je remonte l'espèce de quai très étroit et sans bancs, plus une corniche qu’un véritable quai. Parvenu à la hauteur du wagon de tête, je ne vois personne.
"Merde, il y a bien une sortie quelque part !"
Entendre ma propre voix me fait du bien. Quand je suis seul, j’ai tendance à fanfaronner pour me remonter le moral. Je suis beaucoup plus discret, en public. D’ailleurs, au bureau on m’appelle “le gars timide”, c’est mon étiquette, à ne pas confondre avec “le gars gentil”, une enflure qui m’a déjà fait des coups de pute.
À l’instant même où je commence à paniquer, j’aperçois un étroit couloir auquel on accède en descendant quelques marches jusqu’au niveau de la voie. Il s’enfonce dans une pénombre hachée par des néons trop espacés. Comme je ne veux pas passer la vie dans cet endroit sinistre, et que c’est le seul chemin disponible, je descends.
C’est glauque. Des canalisations courent le long du sol jonché de mégots. De l’eau (ou de l’huile) suinte des murs fissurés de partout. La peinture jaune dont on a badigeonné les tuyaux pour bien les faire ressortir s’écaille par endroits. Pire que glauque, c’est dégueulasse.
On n’y voit pas grand-chose. La vie étant fondamentalement injuste, je trébuche sur une tige métallique qui dépasse du sol. J’évite de peu la chute mais pas la douleur qui foudroie mon orteil.
"Merde ! Ah merde ! Putain de … merde !!!"
Tout est pourri, par ici, même mon vocabulaire. Je voudrais m’asseoir en attendant que le mal s’estompe, mais la crasse au sol m’en dissuade. Pas question non plus que je m’adosse au mur poisseux. Je reste donc une minute complète perché sur un pied, grimaçant d’abord, puis jouissant à mesure que le feu s’éteint au bout de mon orteil. Ça donnerait presque envie de se faire mal exprès. Les masochistes ne sont peut-être pas si tarés, finalement.
Le temps passe, faut y aller. Je me traîne en boitillant jusqu’à une bifurcation plongée dans le noir. Il y a deux chemins possibles, comme dans un jeu télévisé. Il ne manque plus que le vieillard à la noix appuyé sur son bâton, une lanterne à la main, et qui va me demander de résoudre une énigme.
J’y vais à pile ou face ? Je n’ai même pas une pièce sur moi. À droite le sol paraît moins sale. Il doit y avoir des tas de sorties dans ce labyrinthe à rats, alors tôt ou tard je finirai bien par en trouver une.
Le couloir bifurque à nouveau.
Gagné ! Voilà un escalier !
Une rampe de métal brille dans l’éclairage intermittent des néons.
BZZZ… BZZZZ… BZZZ… l’ambiance stroboscopique me donnerait un sérieux mal de tête si je n’en avais pas déjà un.
Je viens de poser le pied sur la première marche quand quelque chose attire mon attention, juste à ma gauche. C’est un passage aussi sombre qu’étroit. Intrigué, j’en fouille le fond du regard et je devine une porte, noire ou foncée ou tout simplement rouillée.
Je suis sur le point d’aller vérifier d’un peu plus près quand mon corps se fige sans me demander mon avis. Posture du chien d’arrêt. Cerveau reptilien aux commandes. Instinct de survie. ALERTE !
Mon autre cerveau, celui de tous les jours (donc celui qui vous parle) enregistre simultanément la voix bourrue et la silhouette recroquevillée dans un coin.
– À ta place, je filerais vite, mon gars. T’as rien à foutre ici !
– AAAAHH ! (J’ai hurlé. Excusez-moi.) Ex…excusez-moi !! (Je bafouille, liquéfié par la peur.) Putain, vous m’av... vous m’avez fichu une de ces trouilles !
– C’est parce que t’as rien à foutre ici, je viens d’te l’dire.
La silhouette s’est redressée à moitié. Même assise elle est imposante.
Ça m’a tout l’air d’être un clochard dans son nid. Pas vraiment un maître des clés à la longue robe blanche. Je voudrais dire autre chose, m’excuser à nouveau ou demander mon chemin, mais les mots restent coincés dans ma gorge. Le clodo a raison. J’empiète sur son espace privé, même si ce n’est qu’un bout de carton dans un bout de couloir. Je me contente donc de lever la main en signe d’apaisement (bonheur et prospérité, frère !) avant de m’élancer dans l’escalier sans demander mon reste.
– Halte ! Deux secondes, bouge plus !
Le clochard s’est mis debout avec une agilité stupéfiante. Il s’approche maintenant de l’escalier éclairé. Son visage buriné apparaît dans la lumière : un étrange masque de souffrances et de dureté, mal rasé, aussi crade qu’une ruelle entre deux restaurants. Et ces yeux ! Impressionnants, injectés de sang, glacials mais étrangement familiers. Des anneaux pâles et luisants sur des pupilles infinies.
Ce type va me mordre si je reste là. Mon cœur à moitié calmé repart de plus belle, l’envie de fuir me serre le cul, mais je suis tétanisé. Le clochard tâtonne quelque chose dans la poche de son pardessus puant.
– Qu’est-ce que tu foutais ici, hein ? Répond !
– Rien, enfin, je veux dire, je me suis paumé ! Le métro ! Je viens du métro (ma voix déraille). Je me suis endormi dans la rame, et je me suis retrouvé là-bas, sur un quai de service.
Je fais un geste vers le couloir d’où je viens.
– Ah bon? (Le clodo fronce les sourcils). Alors laisse-moi te dire, Ducon : ici c’est mon territoire, même les vigiles me laissent tranquille. Par contre, toi, j’te conseille de filer et de jamais revenir.
– Je veux bien, mais par où je dois aller ?
– Par là ! Tout droit, tout droit, ne glande pas en route, et hop, fous le camp !! FOUS LE CAMP !!
Je ne me fais pas prier. Tandis que je monte les marches deux à deux, j’entends le clodo marmonner quelque chose dans sa barbe. Rien de tel pour m’aiguillonner un peu plus.
Ce type est dingue, il ne faut pas que je perde du temps à me retourner, il a certainement un couteau dans la poche de sa défroque. Tout droit, tout droit, c’est ça, encore un escalier et je suis en sécurité, je vois déjà la lumière venant de l'extérieur.
Un léger bruit attire mon attention pourtant focalisée sur la sortie toute proche. Mes poils se hérissent en voyant un autre clochard, aussi crade que le précédent. L'homme se tient immobile à quelques mètres, le bras derrière le dos, et il m’observe. Il se tient bien en retrait pour me montrer qu'il ne m'empêchera pas de passer.
Qu'est-ce que c'est ? Une Cour des Miracles ? Une mafia de sans-abri ? Mon cynisme a repris le dessus, c’est bon signe. Toutefois je n’oublie pas qu’il y a quelques minutes je ne faisais pas le fier.
Tout droit, tout droit, ne glande pas en route, m'a ordonné le monsieur.
#
La porte s’est ouverte sur la cour d'un immense dépôt.
Il y a des tonnes de matériel stocké dans des hangars ou sous des bâches tendues à l’air libre. Un employé en bleu de travail vaque un peu plus loin, près d’un bâtiment aux fenêtres poussiéreuses qui m'a tout l’air d’être un immeuble quelconque d’une quelconque administration technique. Quelque part dans la banlieue, autrement dit dans les limbes de la civilisation.
Profitant de ce que l’employé ne regarde pas dans ma direction, je me glisse dans la rue la plus proche par une ouverture dans le grillage. Pas de caméra visible, ni de barbelés, ce n’est qu’une aire d’entrepôt et de réparation dans un faubourg industriel. Un décor idéal pour tourner un film de zombies. Le genre d’endroit dont raffolent les marginaux… les punks… les gothiques… ou les clochards.
La rue elle-même n’a pas l’air habitée. Les bâtiments qui la jouxtent sont couverts de graffitis, et des panneaux affichent parfois les raisons sociales d’entreprises ("Logitruc", "Dépomachin"). Je suis définitivement dans une zone industrielle.
Quelques véhicules sont stationnés ici et là, surtout des voitures de service, des camions assoupis dans la pénombre grandissante (les lampadaires ne sont pas encore allumés, ou leurs ampoules sont grillées), des camionnettes bleu terne, des pick-up surmontés d’un treuil. Et au beau milieu de ce troupeau de véhicules lourdauds et moches, j'aperçois une voiture décapotable, rutilante comme un coup de sang, avec le volant de sport et tout le bastringue. Une Ferrari !
Je l'avoue, je n’y connais pas grand chose en bagnoles, mais là je suis sûr de mon coup, je reconnais le cheval cabré du logo.
La voiture est aussi déplacée dans cette rue que je le suis moi-même avec ma petite sacoche noire et mon costume maintenant fripé. Vous allez trouver ça ridicule, mais pour cette seule raison j’éprouve de la sympathie pour le tas de ferraille de luxe. C’est bien la première fois que ça m’arrive.
J’évite quand même de la regarder avec trop d’assistance, on ne sait jamais, un cinglé pourrait m’allumer au fusil depuis une fenêtre.
Une centaine de mètres plus loin, la rue débouche sur une avenue fréquentée. De rares piétons marchent avec précaution le long d’un torrent sauvage de véhicules. Une vieille dame qui n’arrête pas de tousser m’explique que la station de métro n’est pas loin.
« Suivez l’avenue ! Vous verrez, c’est le terminus. »
Je n’en doutais pas un instant, ma petite dame.
#
Sofia vient tout juste de repartir.
Elle a débarqué vers neuf heures du soir sans prendre la peine de frapper, alors que j’allais me préparer un repas chaud. Je n’étais rentré que depuis une heure, et je venais de passer tout ce temps à prendre un bain.
À moitié ahuri sous l’effet conjugué de la grippe et de son traitement, vêtu d’un peignoir et chaussé de pantoufles fourrées, j'ai regardé mon ex fouiller dans les placards en quête de vêtements qu’elle avait oubliés (du moins c’est ce qu’elle prétendait).
– J’avais un petit haut rose, tu te rappelles, pailleté et tout ?
– Non.
– Mais si ! Je l’ai mis pour… Pfff, je perds mon temps, tu ne te souviens jamais de rien !
– Je ne me souviens pas de toute tes fringues, nuance. Est-ce que toi tu te souv…
– Dans la malle près de la fenêtre !!
Elle s’est précipitée dans le salon, et en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, elle a viré les pots de plantes qui trônaient sur la grande malle en osier. Elle déteste les plantes.
– Fais attention à mes dionées, bon sang ! C’est fragile !
– Toi et tes saloperies carnivores ! Franchement, faut pas être net dans sa tête pour faire pousser des trucs pareils. (Sa grimace s’est aussitôt transformée en sourire, quoique la différence n’était pas frappante.) Tiens, je le savais ! Je l’ai retrouvé !
Brandissant un chandail mauve, elle s’est relevée brusquement, accrochant de l’épaule un cadre Ikea qui a vacillé une fois, deux fois avant de glisser le long du mur et de se fracasser au sol.
– Mais fais attention, à la fin !! (Espèce de c… !)
– Ton appartement est vraiment pourri, j’y peux rien.
Sofia a la mémoire courte. C’est elle qui l’a déniché, cet appartement, quand nous avons décidé de nous installer ensemble dans une autre vie. C’était alors le plus bel appartement de la ville, la preuve irréfutable qu’elle avait du goût, du flair et qu’elle savait prendre les choses en mains.
– Je file, a-t-elle ajouté sans s’excuser. Je ne devrais même plus mettre les pieds dans ce taudis.
D’un geste nerveux, elle a fourré le chandail dans son sac Hermès (pas une imitation, les imitations lui donnent des boutons) puis elle s’est dirigée vers la porte.
– Eh ! Tu oublies quelque chose ! ai-je lancé d’une voix éraillée.
Sofia s’est retournée, sur la défensive. On aurait dit une gamine surprise en train de piquer un paquet de chewing-gum à la caisse.
– Quoi, encore ?
– Tes clés. Tu peux dire autant de fois que tu veux “je ne foutrai plus les pieds dans ton taudis ”, mais il faudrait déjà que tu me rendes les clés. Tu n’habites plus ici, non ?
– Écoute, ce logement, je me suis cassé le cul à le trouver, et puis je suis sûre qu’il y a encore des tas de trucs à moi dans ce foutoir sans nom, alors si je veux revenir…
– Dans ce cas, il suffit que tu me passes un coup de fil, on se donne rendez-vous et je te rends ce qui t’appartient, d’accord ?
Elle a plissé les yeux et m’a regardé avec une colère non feinte. Pris d’une impulsion, j’ai fait un pas vers Sofia et je l’ai dévisagée comme si je la voyais pour la première fois.
– Tu portes tes verres de contact, ce soir ?
Surprise totale. Elle a ouvert la bouche mais rien n’en est sorti. J’ai vu doubler de volume la fameuse petite veine qui saillait sur son front, signe annonciateur d’un orage imminent. Ce qui n’a pas manqué d'arriver.
– Pourquoi tu me demandes ça ? a-t-elle explosé. J’ai une irritation ? Je suis en train de perdre une lentille ? (J’ai voulu répondre mais ma voix a chuinté et s’est éteinte). Quoi alors ? Réponds, tu te fous de moi ou quoi ? Qu’est ce qui ne va pas ??
– Calme-toi ! ai-je réussi à placer. Juste une question en l’air. J’ai vu un clodo, tout à l’heure…
– Quoi ? Un clodo ? Qu’est ce que ça à voir avec moi ? Un clodo !!
– Rien. Enfin, presque. Il portait des lentilles, je viens seulement de m’en rendre compte, c’est tout.
– C’est tout ? C’est tout ?
Elle a eu un rictus genre « je vais t’écraser » tout en chassant rageusement la mèche qui s'obstinait à lui tomber devant les yeux.
– Tu es vraiment un gros zéro pointé, a-t-elle persiflé.
Venant d’elle, c’était l’insulte suprême, la bombe H de son arsenal de haine.
– Ah oui ? Je ne vaux pas ton avocat, c’est ça ?
– Et c’est reparti ! Ne te compare surtout pas à lui, vous ne jouez pas dans la même catégorie.
– Me comparer à ce type ? Tu veux dire, à son appartement immense, à son SUV monstrueux, à…
– Lui au moins ne fréquente pas les clodos. Ciao !
Elle est sortie précipitamment.
J’ai entendu ses talons hauts résonner dans les escaliers pendant une très longue minute. Saccades de mitraillette, porte claquée, puis le silence est revenu. Elle ne m’a pas rendu les clés.
Je suis resté planté là, sur le seuil de l’appartement, au risque d'attraper la mort dans le courant d’air froid qui montait du rez-de-chaussée. Bien sûr, Sofia avait mal refermé la porte principale, cependant ce n’est pas ce qui me tracassait.
Le clochard portait des lentilles. Plutôt louche pour quelqu’un qui vit dans un souterrain insablubre. Et le second type, un peu plus loin, il devait m'attendre pour s'assurer que je sortais vraiment. Aucun doute là-dessus : les deux communiquaient entre eux. L’autre excité avec sa main dans la poche, il ne parlait pas dans sa barbe, mais dans une radio ! Et cette porte, au fond, où mène-t-elle ?
Stop. J’ai décidé de mettre fin aux élucubrations de mon cerveau embrumé, et de me préparer ce fichu repas en tête-à-tête avec Vénus (ma dionée).
#
Finalement je me glisse au lit sans manger, ou si peu. Ma soirée est gâchée par le raid de Sofia.
Évidemment, je ne trouve pas le sommeil avant minuit passé. Ensuite je me relève trois fois : pour pisser, pour boire un verre d’eau car ma gorge est douloureuse, et enfin pour réfléchir en observant la circulation dans la rue, en contrebas. Le feu reste très longtemps au rouge. Il n’y a jamais de trafic sur la voie transversale. Je m’amuse parfois à compter les conducteurs excédés qui finissent par griller le feu. Un sur dix, en général.
Ce soir, trois véhicules de suite ont forcé le passage. J'aurais dû jouer au loto.
Je baille un bon coup, il est temps de me recoucher pour la quatrième fois de la nuit. Je sais maintenant ce qui m'empêchait de dormir.
Attrapant mon réveille-matin, j'en avance la sonnerie d’une heure. On fait plutôt le contraire quand on est au bout du rouleau, mais quand on a une idée folle en tête, il ne faut pas la laisser grossir. Après-demain c’est samedi, je pourrai faire une grasse matinée pour rattraper le manque de sommeil.
Bonne nuit.
Annotations