Et orbis
Au premier couinement électronique du réveil, je me redresse dans mon lit comme un diable à ressort.
L'engin de torture diffuse une lueur maladive qui projette des ombres sur les murs de ma chambre. Saloperie d'invention. D'un bon coup de poing je l'assomme sans lui laisser le temps de reprendre son souffle. Puis, la tête dans le coltard, je me dirige d'un pas lourd vers la salle de bain.
Il est six heures du matin, et me voilà debout. Ce serait un véritable exploit (quand on me connaît) si, en vérité, je n’étais pas réveillé depuis longtemps.
J’ai passé la nuit à me moucher, à me tourner et à me retourner sous la couette, à rêver de clochards géants qui me pourchassaient dans un immense train sans fin, avec des explosions à la clé. Boum. Peut-être que je regarde trop la télévision ?
Au moins, je ne quitte pas mon lit douillet avec regret. Je pèterais presque la forme, tiens, après tous ces rêves fulminants. Toutefois je risque fort de payer cash mon manque de sommeil, un peu plus tard dans la journée. Avec intérêts.
Tant pis, je prendrai mon après-midi si je m’écroule de fatigue au boulot. Je ne me suis pas absenté au pied levé depuis, pfff, au moins quatre ans. Ni malade ni rien, l'esclave modèle avec ses piles d'origine. Alors qu’ils aillent se faire voir avec leurs dossiers en retard – tous plus urgents les uns que les autres, évidemment.
Le petit-déjeuner expédié en trois coups de cuillère à café, je quitte mon appartement à 06:32 pétantes, c'est à dire avec une heure et deux minutes d’avance sur mon horaire de routine.
Mais la routine n'est pas que temporelle, elle est aussi spatiale, alors piloté par la force de l'habitude je descends sur le mauvais quai de métro. Enfin, je veux dire le bon quai des journées normales, mais bon, OK, on s'est compris.
Le cul posé sur une espèce de siège orange en plastique dur, au design artistique aussi confortable qu’une borne d’incendie, je me rappelle soudain que j'étais censé aller dans l’autre direction. Je ne réagis pas tout de suite. Ma foi, il y a un côté contre-nature à s’éloigner du boulot un vendredi matin. Alors j’hésite vraiment. Le quai d’en face appartient à la tribu de ceux qui ne travaillent pas au centre mais en périphérie de la ville. Tous ces gens mal réveillés ont la tête tournée vers le tunnel d'où va bientôt surgir leur train, machina ex cuniculo grondant dans le noir. Vont-ils m’accepter parmi eux ?
Les phares de la locomotive jaillissent à l'autre extrêmité du quai. Je suis toujours assis. Ira, ira pas ?
Je ne me suis quand même pas levé si tôt pour des prunes ! Au pas de course, je remonte les escaliers pour rejoindre l’autre camp. Juste à temps. Je me faufile entre les portes qui claquent dans mon dos comme des mâchoires de requin.
Ça fait tout bizarre d'aller dans cette direction, j'ai l'impression d'être un transfuge, voire un espion qu'on va démasquer et jeter hors du train. Mais les gens autour de moi se foutent royalement de mes états d'âme. Mêmes tronches d'enterrement, même armée des ombres. Tout est pareil qu'en face. Sauf... oui, sauf les fringues qui me semblent un peu plus colorées. Je vois moins de costards ou de tailleurs gris à la ronde. Hum ! Peut-être que dans ma recherche d'exotisme je VEUX voir quelque chose de différent, si bien que mon cerveau s'emballe sur des détails imaginaires.
Je cherche machinalement une place assise, en vain. La journée commence à peine que les rames ont déjà la panse pleine, quel que soit le sens de la circulation.
Huit stations jusqu’au terminus, ça fait un bon quart d'heure de trajet. Hier je me suis donc endormi une bonne vingtaine de minutes dans le train, la bouche ouverte à gober des mouches. Bravo l'artiste, j'aurais pu me faire détrousser dix fois !
À la simple évocation de cette sieste qui m’a fait louper mon arrêt, le sommeil rapplique par vagues tièdes qui viennent me lécher les neurones. Endors-toi, endors-toi, viens dans mes bras, viens dans mes eaux paradisiaques… Attention, ça recommence ! Je me dandine aussitôt d'un pied à l'autre pour me maintenir éveillé. Une passagère fronce les sourcils avant de s'écarter discrètement d'un pas. On ne sait jamais, avec les dingues.
Finalement, ce n'est pas plus mal que je sois debout durant le voyage. Pour tuer le temps je vais faire les mots croisés avec mon voisin, en me penchant par-dessus son épaule couverte de pellicules. Deux horizontal, "piège" : oui, c'est bien "traquenard". Mais ce con, il l'a écrit avec un "t" à la fin. Il n'a pas encore vu que c'était "bide" en dix vertical. Je me demande comment il va faire correspondre la définition : "Renflement disgracieux".
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Terminus. Une voix enregistrée demande à tous les voyageurs de quitter la rame. Je laisse la bétaillère se vider avant de descendre à mon tour. Au bout du quai, je m’arrête pour observer le train vide qui poursuit lentement sa route dans le tunnel. Il s’immobilise une minute plus tard, moteurs au ralenti. On ne voit plus que les lumières rouges de la bête tapie dans l'obscurité. Elle attend d’être aiguillée sur l’autre voie, celle du départ.
Tous les trains ne vont donc pas sur une voie de garage. Hier, j’ai eu droit au traitement de faveur : un tour gratuit dans le no man’s land du terminus.
Peu de temps après les lumières changent de couleur, et le train rapplique le long du quai où poireautent déjà des dizaines de personnes. Je pourrais remonter tout de suite dans la même rame pour me rendre au boulot. C'est très tentant, j'avoue. ♫ Métro - boulot - pognon - loyer - dodo ♫, les sirènes de l'habitude reprennent leur chant.
Pour ne pas succomber à cet appel irrésistible, je me dirige vers les escaliers dont je monte les marches deux à deux. Mauvaise idée quand on a le nez bouché. Je perds plusieurs minutes à reprendre mon souffle à la sortie de la station. Puis je prends la direction de l’impasse qui conduit à l’entrepôt.
Je me donne une demi-heure. Une demi-heure pour... Pour quoi ? Je n’en sais rien. Juste une intuition. Un coup de tête.
L’impasse est plus loin que prévue. Je ne cesse de regarder ma montre comme un élève sérieux qui sèche l’école pour la première fois et le regrette déjà. Côté météo, les températures ont chuté depuis hier. J'ai bien faire de prendre ma parka.
Pendant dix minutes, je foule un trottoir à peine assez large pour que deux personnes se croisent sans devoir descendre sur la route où la circulation est dense et rapide. J'ai le sentiment d'être une quille en bordure d’une piste de Formule 1.
On ne voit pas les visages des conducteurs derrière leurs pare-brise où se reflète la lumière crue des phares. Il n'y a pas la moindre trace de vie dans cette masse non organique, et pourtant le fleuve de métal luisant semble animé d'une volonté propre, implacable, inhumaine. Je ne blâme pas ceux qui préfèrent le confort insonorisé de leur coquille sur roues à ce déferlement ininterrompu de fureur et de fumée âcre. Tout est fait pour décourager la marche, en somme. L'évolution naturelle finira bien par nous ôter les jambes.
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L’entrée de l’impasse. J’y suis.
Qu’est-ce que je fais, maintenant ? Me voici les bras ballants devant un grand mur gris couvert de tags. Et ce ciel menaçant qui sent la pluie à plein nez ! Allez, je retourne au métro. Assez joué à l'aventurier. J'aurais pu – j'aurais dû dormir une heure de plus. Ça m'apprendra à suivre mes pulsions stupides.
Soudain, le jappement bref d’un klaxon me cloue sur place. La tête rentrée dans mes épaules, je me retourne et je vois une Ferrari qui sort lentement de l’impasse. Elle s’arrête à ma hauteur. Bien sûr, je la reconnais, c’est la même, c'est forcément la même.
Derrière le volant du fantasme en tôle se trouve un autre fantasme, en chair celui-là, genre sportive bronzée, grosse poitrine et lunettes Ray Ban sur le front malgré la météo pourrie. Elle me regarde avec un amusement évident. Elle est blonde, évidemment, et elle me paraît grande. Très grande.
Elle ouvre sa portière en étirant des jambes d’une longueur impossible.
– Ça te dirait de boire un verre au bar du coin ?
J’en reste comme deux ronds de flan, les yeux écarquillés. Il y a des postures qui trahissent la gêne. La mienne trahit le débile qui vient de voir une sirène en allant tirer de l’eau au puits.
Une pute ? Si tôt, et dans un endroit pareil ? Au volant d’une voiture de sport ? Racolant un pauvre gars en costard cravate élimé, avec le nez rouge écarlate ?
– Euh…
Voilà l’aboutissement d’un long processus mental. Je suis même payé pour ça, au travail, et j’en connais qui gagnent plus que moi en faisant plus bref encore. La blonde sourit. Il y a quelque chose de Sofia dans sa façon de me toiser, à moins que ce soit moi qui fasse cet effet aux femmes.
– Euh quoi ? fait-elle. « Euh ça me tente » ou « euh je dois pas parler aux inconnues ». Moi je pencherais pour la première version, mais tu es un gentil garçon bien sage, hein ? Je vais donc te donner une bonne raison de me suivre.
Elle s’extirpe de l’auto et fait deux pas vers moi tout en fourrant sa main dans son corsage tendu comme une érection volcanique. Je suis subjugué, je l’avoue. Son décolleté ne me quitte pas des yeux.
La géante brandit alors une carte reconnaissable entre mille – bien que je n’en aie jamais vu auparavant. La télévision, ça donne une bonne culture sur la …
– Police ! (Elle sourit, plus Sofia que jamais.) Alors, rassuré ? Déçu ? Ou les deux ?
– Attendez… (il y a de l’embrouille dans l’air, me souffle la bonne vieille paranoïa urbaine.) Vous blaguez, c’est ça ? Cette carte, elle est bidon ?
– Et mon cul, il est bidon ? Jette un coup d’œil par-là (elle me montre ses fesses galbées) et puis par-là, et tu verras si c’est une blague, mon petit. Entre nous, est-ce que j’ai une tête à faire un sketch en pleine rue ?
– Eh bien, justement, j’allais… merde !
Je viens de regarder machinalement dans la seconde direction qu’elle m’a indiquée. Une voiture de flics est stationnée, moteur au ralenti. Malgré les reflets sur le pare-brise, on distingue nettement deux gars en uniforme à l’intérieur. L’un d’eux est en train de se curer le nez avec un trousseau de clés.
OK, elle marque un point. Mais qu’est ce que ça prouve? Rien n’empêche que ce soit une caméra cachée. Si je mords à l’hameçon, je passe pour un couillon devant des millions de beaufs scotchés à leur écran. Par contre, si je les envoie chier et que ce sont de vrais flics, je risque de passer un mauvais quart d'heure. J’ai vu assez de séries avec des garde-à-vue musclées pour sentir mon scrotum se serrer. En plus, cette femme est…
– Alors, on allait dire quelque chose ? On serait mieux au bistro pour discuter. (Elle prend une posture aguichante, les mains sur les hanches.) En fait, c’est un ordre. Mes petits copains n’attendent qu’un geste pour t’embarquer. C’est la carotte ou le bâton. À toi de choisir.
Je jette un coup d'oeil à ma montre avant de soupirer :
– Allons-y pour la carotte. Mais je ne sais toujours pas ce que vous me voulez. Vous pouvez au moins me le dire ?
Je n’attends pas vraiment de réponse, et ça tombe bien car je n’en reçois aucune.
Je monte dans la voiture aux côtés de la walkyrie travestie en escort-girl. Elle fait crisser les pneus en amorçant un demi-tour hasardeux sans même vérifier qu’elle a la place pour le faire, puis elle écrase l’accélérateur et s’élance sur l’avenue principale en coupant la route aux autres véhicules. Tout ça pour piler cinq cents mètres plus loin dans un freinage aussi brutal que le démarrage.
– Nous voici arrivés, m'annonce la géante comme si le trajet avait duré des heures.
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Le fameux bar est plutôt une cantine pour routiers où l’on sert des déjeuners bien gras et de la bière tiédasse. La flic et moi nous nous installons dans un coin sombre, étouffant, mais non-fumeur si l'on en croit le petit panneau rouge collé sur le mur. Alors je tombe des nues en la voyant sortir de sa poche un monstrueux cigare, long et gros comme une bite de gorille. Elle fait de la provocation ou quoi ? Pas vraiment. Elle frotte une allumette sur la table et allume la fusée. Je ne savais même pas que ce genre d'allumettes existait encore en 1999.
Je vais devoir la supporter sans rien dire pendant qu’elle m'enfumera la carcasse. Bah oui, elle est en position de force.
– Hier on t’a vu, commence-t-elle me soufflant son smog au visage.
– Vous m’avez vu ?
– Oui. Ça t’en bouche un coin ?
– Non, pas vraiment. Donc c’était bien votre voiture, la Ferrari stationnée dans la rue ?
– Qu’est-ce que tu crois ? Que c’était sa sœur?
Elle me fixe avec la curiosité malsaine d’une gamine qui décapite ses poupées ou qui démembre des araignées vivantes. Mon Dieu que cette femme est étrange ! J'espère qu'elle n'est pas folle à lier, en plus d'être armée. Elle continue :
– Alors voilà l’affaire : on t’a laissé filer parce que tu n’avais pas le profil d’un truand. En plus, t’avais l’air paumé, au propre comme au figuré. On s’est renseigné sur toi. T’es arrivé là par hasard, en loupant le terminus. Je me trompe ?
– Oui. Enfin, je veux dire, non, vous ne vous trompez pas. Je me suis endor…
– On s’en branle. Par contre, tu vas me dire pourquoi tu es revenu rôder par ici.
Vais-je lui parler du clochard et de ses verres de contact ? En y réfléchissant bien, cette histoire de gars en haillons qui surveilleraient une porte ne tient vraiment pas la route. Pourtant, la police s’y intéresse aussi, je ne suis donc pas complètement à côté de la plaque. Sauf si… non, c’est trop compliqué pour être un canular télévisé. Ces gens sont vraiment des flics qui m’ont observé en train de passer le grillage pour sortir de l’entrepôt. Faut croire que cet endroit n'est pas très net. Quelle surprise. Ou alors... ce sont tous des agents spéciaux, et j’ai fourré mon nez dans une affaire gouvernementale ! Quoi qu’il en soit, je vais éviter de m'enfoncer davantage en baratinant des histoires, alors je décide de cracher le morceau.
– J’ai croisé un clochard en cherchant la sortie. Il portait… enfin, je crois qu’il portait des lentilles de contact. J’ai trouvé ça louche. Lui et son pote se comportaient bizarrement, ils…
Une fois de plus elle me coupe la parole. La cruche n’a aucun savoir-vivre.
– Ces gars-là sont de faux SDF. Ils sont de mèche avec une petite bande d’employés ripoux du métro. Ils font du trafic sans envergure.
Bon. Exit les agents secrets. Ce n'est pas plus mal, je vais pouvoir replonger dans ma routine. Mais je me trompe lourdement.
D’un claquement de doigts, la géante se fait apporter une bouteille de vin rouge et un verre – un seul – en moins de dix secondes chrono. On ne me la fait pas, c’est de la mise en scène ! Du vin dans ce boui-boui ? Ce n’est pas un foutu restaurant trois étoiles !
Mal à l’aise, je ne quitte pas des yeux le goulot qui reflète le bout incandescent du cigare. La flic prend son temps pour se servir une minuscule dose qu'elle déguste ensuite à petits coups de langue comme si je n’étais plus là. J’ai un sursaut d’orgueil.
– Des trafiquants ? Qu'est-ce que vous insinuez ? Je vous assure que je n’ai rien à voir avec ces…
– Tu as une bonne tête, comme je te l’ai dit. J’aimerais qu’on fasse quelque chose ensemble.
Elle ne me laisse pas le temps de me révolter contre cette énième interruption. Elle rebouche la bouteille qu'elle se met à caresser, de haut en bas, du bout de ses doigts tentaculaires. Le verni de ses ongles lance des reflets violets. À ma grande honte, je pique un fard qui n’a rien à envier au cramoisi du vin.
– Ensemble ?
Ma voix ressemble au croassement d'un adolescent qui mue. J'ai toujours su que je faisais un mâle pathétique.
– Tu es bouché à l'émeri ? Oui, ensemble, ou en équipe, si tu préfères. Tu me rends un petit service et moi je passe l’éponge. Tu t’attendais à quoi ?
À rien, madame l’officier de police. Mais on ne gueule pas sur les gens commé ça. Il est grand temps de me rebiffer.
– Vous passez l’éponge ?? Mais je n’ai rien à me reprocher ! Je connais mes droits. Vous ne pouvez pas me forcer à…
– Arrête, tu vas me faire pleurer ! Tu crois qu’il n’y a que des coupables dans les prisons ? Alors écoute-moi bien. Tu vas prendre cette bouteille avec toi, tu vas retourner au sous-sol de l’entrepôt, et tu vas l'offrir aux clodos. Raconte-leur ce que tu veux, je te fais confiance. Par exemple, dis-leur que tu veux te faire pardonner du dérangement, hier.
– Mais pourquoi moi ? (Je me mords la langue : je suis déjà en train de céder.)
Elle soupire en levant les yeux au plafond jauni par des années de friture.
– Il faut te faire un dessin ? Ils t’ont déjà laissé passer une fois, alors ils ne se méfieront pas de toi.
– Mais pas deux fois de suite, quand même ! Ça va paraître suspect.
– Justement, non ! Il faut être sacrément stupide pour retourner dans un squat pareil avec une bouteille de vin ouverte comme cadeau. Papa Noël en costume cravate ! Youhou ! Les poivrots vont la prendre en riant, crois-moi, et ils te foutront la paix. Après ça, tu pourras t’en aller. C’est tout ce qu’on te demande.
Je me renfrogne comme un gamin de sept ans devant sa mère. Sauf que cette femme doit avoir mon âge, grosso modo, et puis, elle est… euh... ravissante ? Même si elle est un peu trop sportive à mon goût.
Je suis au bord d’un précipice d’indécision. La flic le voit bien. Elle s’arme alors de son plus beau sourire pour me donner la petite pichenette fatale : une caresse sur la joue, si tendre, si sensuelle que j’en ai la respiration coupée. Tout à fait conscient que ce sont mes hormones qui parlent pour moi, je m’entends répondre :
– D’accord. Je vais faire ça. Mais ne restez pas loin. Et ensuite, vous m'oublierez, d’accord ?
La blonde éclate de rire en retirant sa main. Je crois que si je n'avais pas accepté la carotte, le bâton serait venu de cette même main, sous la forme d'un shuto direct dans les dents.
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Je refais tout le chemin à pied depuis le bar jusqu’à l’entrepôt. Pas de seconde virée en Ferrari. « Par souci de discrétion », m'a dit la policière en civil.
Je ne me retourne pas une seule fois, mais je sais qu’on me tient à l’œil. Pour couronner le tout, une pluie fine commence à tomber, particulièrement froide et pénétrante. La géante aurait quand même pu me rapprocher un peu, avec sa grosse bagnole de macho. Elle doit prendre un malin plaisir à me voir trempé jusqu'aux os.
Sans aucun doute je vais être en retard pour le boulot. Pourtant, pour la première fois depuis des années, je m’en fous. Je veux dire : je m’en fous vraiment. Ce n’est pas que de la gueule, je suis dans le brouillard complet (physiquement parlant) et ce que va dire mon boss est le cadet de mes soucis. Aussi peu orthodoxe que soit cette flic, et ridicule la "mission" qu’elle m’a confiée, c'est une diversion bienvenue à la monotonie morbide des journées de travail.
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Voici le grillage éventré. Le coin est toujours aussi désert. À croire que tous ces agents municipaux ne bossent pas le vendredi, ou qu'ils pioncent dans leurs cabanes en préfabriqué. J'oublie qu'il est huit heures et des poussières ; je retire donc ce que j'ai dit. Après un dernier regard aux alentours, je m'accroupis pour me faufiler dans la zone interdite. Puis, sans me relever, je progresse à la manière d'un danseur de kazatchok entre des caisses de matériel et des piles de rebut. J'évite au maximum de toucher le sol boueux pour ne pas me salir les mains ou les genoux.
La porte qui mène au sous-sol est légèrement entrebâillée.
À l’intérieur il fait encore plus sombre que dans mes souvenirs. Ou alors ma vue ne s'est pas encore accoutumée à l’obscurité. Refermant doucement la porte derrière moi, j’attends quelques minutes pour y voir plus clair. J'ai ainsi le temps de réfléchir à ce que vont penser les clochards d’un type qui leur apporte du vin si tôt le matin.
C’est pourtant simple. Ils vont tout simplement croire que je suis un tordu qui veut se taper... Quel crétin je fais ! Blonde pulpeuse ou pas, je vais poser cette bouteille au pied de l'escalier et me tailler d’ici sans tarder. D’ailleurs, je ne tripe pas vraiment sur les blondes, j’aurais dû m’en rappeler plus tôt.
Lentement, je descends les marches en scrutant soigneusement les ténèbres. Je cherche un endroit où déposer mon offrande à ces cerbères des temps modernes. Le silence est total. Il n’y a pas âme qui vive, j’y mettrais ma main au feu (de l'enfer). Je vais pousser un peu plus loin.
Un pas, deux pas, dix pas. Et mine de rien me voici en haut de l’autre escalier, là où j’ai croisé le clochard fou. Je vois bien, à présent. Le clodo n’est pas là, ou alors il dort si profondément qu’il ne respire plus. Je vais laisser la bouteille ici.
J’hésite pourtant à m’en tirer à si bon compte. C’est trop facile ! Que dirait la géante ?
« T’es un gentil garçon, mais un peu dégonflé sur les bords. » Voilà ce qu’elle dirait. Rien que d’y penser, ça m’énerve. Moi c’est le timide, pas le gentil ! Je n’ai pas de compte à lui rendre, à cette grande gueule… mais j’admets qu’elle aurait raison.
Je descends donc la dernière volée de marches aussi silencieusement que possible. Des bouts de verre crissent sous mes pieds. Mon cœur manque de s’arrêter quand j’aperçois une forme sombre au fond du passage qui sert de refuge au clochard. Mais en y regardant de plus près, ce n’est qu’une vieille couverture posée sur un carton.
Quelque part dans le couloir résonne le bruit régulier d’une goutte d’eau qui s’écrase dans une flaque. Tic, tic... Qu’un son si léger soit audible à cette distance me convainc que j’entendrais s’approcher un Elfe en mocassins. On se rassure avec ce qu’on peut.
La porte qu'on devine au fond du tunnel possède un pouvoir hypnotique indéniable, du moins sur les esprits faibles. Une impression de déjà-vu, ou de déjà-revu dans mon cas. Ça me revient : j’en ai rêvé cette nuit ! Oui mais cette fois c’est réel, et bien plus dangereux qu’un rêve. Les truands doivent cacher leur stock à cet endroit. Un stock de quoi ? De la drogue ? Du matériel volé ? Des armes ? La flic ne m’a donné aucun indice. Quand bien même, en quoi cela me concerne-t-il ? Personne ne m’a demandé de jouer les James Bond, à ce que je sache.
Maintenant ou jamais. Je devrais poser la bouteille et déguerpir !
Il y a des tas de cartons entre la porte et moi. N’écoutant que ma stupidité, je franchis le Rubicon de détritus pour poser la main sur la poignée. Tiède comme dans mon rêve.
Pour la troisième fois ce matin je fais le contraire de ce que ma prudence me dicte, me hurle de ne pas faire. Allez, juste un petit coup d’œil. J’ai de bonnes jambes si jamais je dois m’enfuir (pas trop vite quand même).
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La porte s’ouvre sans grincer. Au-delà, il y a un autre couloir, plus précisément un tunnel qui s’enfonce en suivant une légère pente descendante. Je franchis le seuil.
Un courant d'air tiède se lève aussitôt, m'obligeant à refermer à la hâte la porte qui menace de claquer dans mon dos. Des senteurs de bois sec et de pierre chaude chassent les relents de tombeau qui saturaient l’air. Je remarque alors que le sol est couvert de sable blanc immaculé. Étrange. La lumière est agréable, comme tamisée. Il n’y a pas de véritable zone d’ombre. Rien ne m’empêche de faire demi-tour, si ce n’est une curiosité qui m’excite terriblement. Il FAUT que j’aille voir ce qu’il y a par-là. J’imagine qu’un de mes ancêtres lointains s’est ainsi retrouvé nez à nez avec un ours des cavernes furibard. Au moins, je sais qu’il n’en est pas mort, en tout cas pas avant d'avoir procréé.
J’avance dans le tunnel qui sent bon. Le sol est si doux que j’ôterais mes chaussures si je n’étais pas dans un sous-sol du métro. Je n’ai guère envie de me balader en chaussettes au milieu d’une foule de banlieusards mal léchés. (Mes ours des cavernes, en somme.)
Pas besoin de marcher très longtemps, car je découvre bientôt la source de cette lumière rosâtre qui me permet d’y voir clair. Elle émane d’une ouverture tout au bout du tunnel. Je suis dans un cul-de-sac. Un puits flanqué d’une échelle métallique bée au-dessus de ma tête.
Fourrant la bouteille de vin dans la poche de ma parka, je me mets à grimper le long de l’échelle scellée dans le béton. Il y a une quinzaine de barreaux, tous en métal plein.
Un, deux, trois, quatre… La dernière fois que j’ai fait ça, c’était dans un jeu vidéo, et je progressais dans un bunker allemand. Je déteste les jeux vidéo. Pourquoi j’y joue, alors ? Peut-être pour éviter le genre de situation dans laquelle je me trouve maintenant. Dix, onze, douze, treize…
Ma tête émerge dans une…
« Bon dieu !! »
… dans une caverne de la taille d’une basilique. Une lumière aveuglante jaillit d’une immense brèche à l’autre bout.
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À la manière d’un pompier dans les films de gros bras, je m’extirpe de mon trou. Sans réfléchir j’époussette mon costume. Quelque chose me souffle que c’est un réflexe idiot vu les circonstances. Un bref coup d'œil autour de moi me confirme que la caverne est absolument vide. Des inclusions de quartz rose garnissent les parois et la voûte, donnant à la lumière ambiante sa teinte caractéristique.
Je reste ainsi indécis (qui a dit "imbécile" ?) le temps qu'il faut à mon cerveau pour s'armer de co... de courage. La connerie va venir, ne vous inquiétez pas.
Puis je me dirige comme un somnambule vers la brèche colossale par laquelle on aperçoit un bout de ciel turquoise.
Plus j’avance, moins ce que je vois à l’extérieur de la caverne n’a de sens. Des collines brunes, jaunes, ocres, un horizon blanc aveuglant, des nuages cotoneux sortis d'un épisode des Télétubbies, et un énorme soleil vert au zénith. Hou Laa Laa.
Une brise chaude m'accueille quand je franchis l'ouverture.
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De longues minutes. Durant de longues minutes, je savoure la caresse des rayons solaires sur ma peau de citadin moisie par des années passées devant des écrans.
Mes pensées s’agitent sous mon crâne, elles se cognent furieusement sur les parois de ma conscience, et pourtant je suis incapable de réagir. Tenez, je ne sais même pas ce que je pense. Une telle expérience ne peut signifier que deux choses : ou je suis devenu complètement cinglé, ou bien je vais le devenir si j’essaie de comprendre quoi que ce soit.
J'ai juste l'instinct de me replier sur la flammèche de lucidité qui brûle encore en moi, tel un homme primitif protégeant de la pluie la dernière braise d'un foyer, alors que des loups rôdent dans les ténèbres grandissantes.
Enfin le feu reprend timidement. Petit à petit, je libère mes pensées pour les laisser s’agréger et donner un sens à cette folie persistante. Je pars du postulat que ceci n’est pas un rêve, et de là je me reconstruis un cadre auquel m’accrocher. Dans mon métier, je l’ai déjà dit, on m’emploie pour pondre des rapports aussi vides que des balles de ping pong, mais ça ne m’empêche pas d’être logique et méthodique si ma vie en dépend.
Première déduction de ce que je vois, de ce que je sens et ressens : je suis en haut d’une montagne, ou d’une grande colline. Au loin scintille une mer noire, noire comme du goudron.
Deuxième déduction : je ne suis plus en ville, ni dans la région. Ni même sur Terre. Ce soleil couleur de jade, dans le ciel, il est trois ou quatre fois plus gros que le pois chiche blanc auquel je suis habitué depuis vingt-sept ans.
…
Je ne suis pas sur Terre… « C’est impossible ! ». Je prends à témoin le soleil obèse dans un murmure à peine audible.
…
Je ne suis pas sur Terre… « IMPOSSIBLE ! ». Cette fois je hurle.
…
Je… ne… suis… pas… sur... TERRE ! Jusqu’à preuve du contraire. J'attends un signe, un événement qui remettrait tout en perspective. Une preuve, même infime, de l'inexistence de ce délire. Mais rien ne se passe.
Ma raison abdique enfin. C’est comme essayer de faire un château de sable sur la plage pendant qu’un ouragan se déchaîne. Cédant enfin à la panique, je me précipite vers le trou qui m’a recraché comme un chicot pourri.
« NON !!! C’EST PAS VRAI !! »
Le boyau parfaitement circulaire est maintenant rempli d’une roche aussi dure que du granit. Les deux derniers barreaux de l’échelle dépassent de ce bouchon qui pourrait très bien être là depuis des millions d’années.
Troisième déduction découlant des deux premières et de cette découverte qui en boucherait un coin (sans jeu de mots) à n’importe quel géologue : je suis dans le pétrin.
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