Le Lumbricus

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J’ai essayé toutes les méthodes possibles : la respiration contrôlée, les baffes, le pincement des joues… Croyez-le ou non, j’ai même couru en cercles de plus en plus larges pour me réveiller, mais rien n’y fait.

Je ne rêve pas.

Maintenant que j’ai l'intime conviction que tout ce qui m’entoure est bien réel, que le trou du retour est obstrué pour de bon et que rien autour de moi ne pourra m’aider à surmonter – ou tout simplement expliquer – cette épreuve digne d’un escape game galactique, une sérénité inattendue m’envahit.

Je ne rêve pas, mais je pense. Donc je suis. Mais peut-être que je suis en train de rêver que je pense ? D'un autre côté, si je pense que je rêve, ma pensée précède-t-elle mon rêve ou est-ce l'inverse ? D’ailleurs, ai-je jamais existé, au point où j’en suis ? Et où en suis-je ? Si quelqu'un me suit, qu'il m'explique !

Je suis calme. Il paraît que le cerveau capitule dans les situations de stress intense, pour éviter les traumatismes et réduire la dissonance cognitive (ou un autre nom barbare). Mais dans mon cas ce n’est plus de la capitulation... c’est de la dépression stratosphérique !

Je ne sais pas où je me suis fourré, ni même si je vais survivre assez longtemps dans ce nouvel environnement pour le découvrir.

Survivre ? Alors que je ne me suis jamais senti aussi prêt à mourir, maintenant que j’ai sous les yeux la preuve que ces conneries de mondes parallèles existent !

Que ce soit dans ma tête ou dans une autre réalité, je suis dedans jusqu’au cou, aussi sûrement que je respire. Pour moi qui ne croyais en rien… tout est à revoir ! Un reboot complet de mes croyances s'impose.

Oui, mais pour ça, il faudrait que je vive quand même un peu plus longtemps. Et tant qu’on y est, ça ne me dérangerait pas de vivre cinquante ans de plus, non ?

Heureux qui comme Ulysse a fait un beau voyage, dit le proverbe ; encore faut-il rentrer chez soi pour le savourer, le voyage. Quant aux cyclopes, aux sirènes et autres mangeurs de lotus, non merci, sans façon, j'ai laissé mon glaive à la maison.

Évidemment, mon Nokia 5210 ne capte aucun signal. Rien de rien, alors que le ciel est absolument dégagé. Hum ! L'écran pâlit à vue d'œil, je crois que la batterie va bientôt me lâcher. Je l'ai pourtant rechargée il y a moins d'une semaine. Dire que j'ai acheté ce gadget parce que le vendeur m'en a vanté sa robustesse !

Bref. On va s'en remettre au bon vieux "système D", alias les cinq sens.

Je fais quelques pas sur le grand roc plat qui sert de parvis à la caverne. À droite, c’est le vide. À gauche, un sentier descend le long du ravin qui éventre la montagne sur plusieurs kilomètres. Des éboulis rendent ce passage dangereux, mais de toute évidence il n’y a pas d’autre chemin. Au-delà, on peut voir le sentier serpenter dans ce paysage martien jusqu'à disparaître derrière la première crête.

Il me conduira à la côte, c’est décidé. Je suis incapable de rester ici sans rien faire d'autre qu'attendre une hypothétique réouverture du trou. Cette caverne pue trop l’éternité et les fossiles. Elle pue le contraire de la Vie (et non, ce n'est pas la Mort).

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Chaque détail du paysage me met en émoi. Tous les cent pas, je me penche et je ramasse une poignée de cailloux. Je les renifle pour en vérifier la matérialité, et pour la centième fois je lève des yeux stupéfaits vers le soleil, une énorme boule diffusant sa lumière amande douce et chaude.

Je ne rêve pas.

Après une heure de descente ininterrompue, la soif et la faim se manifestent de concert et entament sérieusement la légère euphorie qui me gardait debout. Dire que je comptais manger un morceau à la cafétéria de mon entreprise ! Je suis comme qui dirait hors jeu.

La mer semble se tasser à l’horizon à mesure que l’altitude diminue. Le chemin qui me reste à parcourir n’en paraît que plus long.

Au-delà de la crête qui marque la fin du ravin, des arbustes rabougris garnissent la pente de la montagne. N’étant pas botaniste, je ne trouve rien d’anormal à ces tas d’épines qui pourraient aussi bien être des églantiers de la planète Krypton que de banals arbustes terrestres. Tout ce que je vois, c'est que ce ne sont pas des plantes tubulaires remplies d’eau de pluie, ou des cactus charnus dont je pourrais boire le jus comme dans les émissions survivalistes.

Et quand bien même je voudrais m'improviser chasseur-cueilleur, je n’ai rien sur moi. Pas de couteau, ni d’arme d'aucune sorte. Rien qu’une bouteille de pinard. Bon, je pourrais toujours la briser et utiliser le plus gros tesson comme outil tranchant, au cas où je serais vraiment en danger – mais ce n’est pas une éventualité sur laquelle je veux m’attarder, pas encore.

Mon insouciance crâne est vite retombée, comme la queue d’un paon qui dépasse de la gueule du renard. Il n’y a pas âme qui vive dans ces rocailles, pas la moindre trace d’eau, et à plus forte raison strictement rien à me mettre sous la dent. Je risque fort de finir desséché comme une momie avant la fin de la journée, sans jamais savoir ce qui m’est arrivé. Et Dieu sait ce qui m’attend la nuit... si je survis jusque là.

J’ai soif. La bouteille de vin glougloute dans la poche de la parka roulée en boule sous mon bras. C’est un appel à la beuverie.

Non, pas tout de suite. Pas avant d’être mort de soif, enfin, presque mort. Et puis, je ne crois pas que la femme flic a débouché la bouteille pour n’en boire qu’une gorgée. C’était de l’esbroufe. Avec ses longs doigts agiles elle a certainement mis quelque chose dedans, un somnifère ou pire. À moins que ce soit moi qui me fasse des films. Où ai-je vu jouer qu’on empoisonnait les clochards ?

Je ricane nerveusement en levant les yeux sur le soleil qui décline dans le ciel.

« Où ai-je vu jouer que le soleil était vert comme une orange ? Eh, les faux clochards ! La flic ! Sortez de vos planques, c’est moins marrant, maintenant. Vous avez gagné ! »

Mon défi se répercute dans les collines silencieuses où les ombres s’étalent dans les crevasses. Personne ne se manifeste. Seul un oiseau de la taille d’un troglodyte montre le bout de son bec avant de disparaître en voltigeant derrière un buisson.

Super. Je ne suis donc pas le seul être à sang chaud dans ce bled. Je prie pour que la prochaine bestiole ne soit pas un sanglier à trois têtes.

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Le soir tombe vraiment vite.

Peu de temps avant que le soleil gros et vert comme un cabochon d’émeraude éclairé de l’intérieur ne se couche derrière les collines, je réalise qu’il me faudra une planque pour la nuit. Par chance, je découvre rapidement un gros rocher penché dont le creux sous le surplomb peut faire une cachette convenable.

Après avoir vérifié qu’il n’y a pas de serpents sous roche, je m’installe en m'asseyant les bras autour des genoux, et je regarde l’obscurité qui fond sur ce monde inconnu. Pour la première fois de ma vie, je vais dormir à la belle étoile à la campagne.

Et quelle campagne ! J'ai des collègues fanatiques de sports extrêmes qui payeraient cher pour vivre une telle expérience ! Moi, je n’ai rien demandé.

Et quelles étoiles ! Une à une, elles s’allument au-dessus de la ligne noire de l’horizon. Par milliers. Les plus brillantes ont l'éclat de Vénus vue depuis la Terre. En vain, j’essaye de reconnaître une constellation familière parmi tous ces alignements époustouflants. Je manque de recul, coincé que je suis sous mon rocher, mais pour rien au monde je ne bougerais d’un millimètre. Je n'ai pas besoin d'en voir plus pour comprendre que je suis très loin du bon vieux système solaire, si tant est que je sois encore dans notre univers.

Une de ces étoiles est peut-être mon soleil. Le vôtre. Je crois que je suis le premier humain à ressentir véritablement la détresse d'E.T., le héros de mon enfance. "Paul téléphone maison". Nom de Dieu, ça ne me fait même pas sourire intérieurement.

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Je veille longtemps, sursautant au moindre bruit suspect, frémissant à la plus petite brise qui agite les herbes sèches.

À plusieurs reprises, des cailloux roulent tout près de moi. J’en suis terrifié, à tel point que je retiens ma respiration bien plus longtemps que je n’aurais cru possible de le faire. J’ai beau scruter les ténèbres, les seules formes que je décrypte sur le ciel étoilé sont celles des rochers. Des silhouettes courtaudes, ramassées sur elles-mêmes, prêtes à bondir...

… je mettrais ma main à couper que la plus proche vient de bouger !

Des petits couinements me ramènent à la raison. Des souris. Elles ont même le culot de venir renifler le bas de mes pantalons. La vue de ces minuscules créatures me rassure, je ne sais pas pourquoi. Peut-être que c'est leur audace. Mon stress retombe aussitôt.

Après les bêtes sauvages, je crains particulièrement le froid. Ma grippe a presque disparu dans cette journée chaude, toutefois le moindre rafraîchissement pourrait m’être fatal.

Mes paupières sont lourdes. Il est temps que je m’endorme. Le ciel commence à verdir légèrement vers ce qui doit être le Levant. Ma fatigue l’emporte sur ma vigilance.

La température est restée agréable toute la nuit.

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Le spectacle qui s’offre à mon réveil est frappant de beauté. La mer dans le lointain a pris une teinte vert-de-gris foncé, scintillant par moments sous le ciel turquoise que des milliers de petits nuages ont pris d’assaut. En voulant vérifier l’heure sur ma montre je constate qu’elle s’est arrêtée à 08:24. Hier matin.

Je reprends ma descente, non sans m’être soulagé dans un coin à l’écart de ce qui fut mon abri. Par une étrange empathie, je n’ai pas voulu polluer cette cachette qui pourrait servir à d’autres que moi, d’autres paumés du terminus.

J’estime qu’il me faudra une demi-journée pour atteindre la côte, si tout se passe bien. Mais je rêve en couleurs. Si tout s’était bien passé jusqu’à maintenant, je serais tranquillement assis devant mon PC, au bureau. Tranquillement… ou tristement, je n’ai pas encore décidé.

De temps en temps, un nuage projette sur la montagne son ombre accompagnée d’une brise fraîche. J’apprécie ces baisses de température.

Très vite, mon estomac me rappelle que je n’ai rien mangé depuis plus de vingt-quatre heures. Ni bu la moindre goutte de liquide. J’en ai la langue râpeuse et la tête qui tourne.

Une demi-heure de marche laborieuse plus tard je décide enfin de faire sa fête à la bouteille de vin. Je sais, l'alcool ça déshydrate. Tant pis.

Il faut d’abord déboucher la bouteille (un Château Machin sans millésime.). Un peu naïvement, je me dis que la tige en métal de ma ceinture fera l’affaire. La bonne blague. Malgré tous mes efforts et des trésors d’ingéniosité, je ne parviens pas à faire sauter le maudit bouchon de liège. Je l’ai tellement charcuté dans tous les sens qu'il s’est enfoncé un peu plus.

Bon, aux grands maux ! Je m’agenouille devant une pierre massive et je ramasse un galet au tranchant lisse et épais.

« Prends ça ! »

D’un geste précis - mais un poil trop puissant -, je décapite la bouteille à hauteur du goulot. Une fontaine de vin au parfum écœurant jaillit du corps cylindrique. J’en sauve heureusement plus de la moitié, et mon godet en verre coupant à la main, je reprend la route en trempant de temps à autre mes lèvres dans la boisson tiède. Elle n’a pas de goût particulier, sinon celui d’un vin un peu trop chambré. Assoiffé comme je suis je boirais du vinaigre.

La tête me tourne de plus belle quelques minutes plus tard, mais cette fois la sensation est différente. Une légère ivresse m’engourdit l’esprit.

Voici venu le moment de vérité. Soit je suis drogué, soit je suis empoisonné, soit je suis… eh bien, tout simplement bourré !

Résolument optimiste (et toujours assoiffé) je penche pour la seconde hypothèse. Je finis mon godet cul sec pour ne pas risquer d’en renverser le précieux contenu si jamais je trébuchais.

Je suis à jeun, il fait chaud, je suis stressé, et je viens de m’enfiler un demi-litre de vin. Pas étonnant si je ne marche pas droit. Enfin, c’était ça ou crever de soif. Il faudra que je fasse attention à ne pas me briser une jambe. Un faux-pas est vite arrivé. Un pas, deux pas, un pas, deux pas… Je divague.

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Je suis très concentré sur le chemin. J'ai l'impression d'être confortablement assis quelque part dans ma propre tête, devant un écran tridimensionnel, jouant avec une manette et des pédales, pilote d’un automate géant dont je ne verrais pas les pieds.

Mon allure s’en ressent. Je dois prendre tout mon temps pour longer un fossé qui dévore la moitié du sentier sur une centaine de mètres. Je réfléchis avant et pendant chaque foulée, prêt à me mettre à genoux au moindre déséquilibre ou au moindre soupçon de vertige. On dirait un crapaud qui apprend à marcher debout.

Le sentier débouche brusquement sur une vraie route. Non pas une route en bitume, avec des peintures au sol, des pancartes et des bornes kilométriques, mais bien un chemin large, plat et clairement délimité. Je foule le sol nivelé avec la méfiance d’un chevreuil qui sort de la forêt. Ce chemin doit mener à ceux qui l’ont tracé. Je l’emprunte sans hésiter.

La chance me sourit enfin dès la première courbe. J'ai une vue plongeante sur la côte à présent très proche. Le panorama est époustouflant.

Je n’ai pas besoin de scanner longtemps la mer des yeux. Le cœur battant, j'aperçois un navire glissant rapidement sur les eaux sombres et calmes.

Étrange... J'ai du mal à évaluer la taille de l’embarcation, ou sa véritable vitesse, et pourtant je jurerais qu’il y a une anomalie dans ce tableau digne d'un Dalí sous acide.

Je plisse les yeux pour mieux voir. Trop tard, l’engin disparaît derrière un éperon rocheux. En suivant la ligne imaginaire empruntée par le drôle d’hydroglisseur, mon regard tombe sur des toits d’habitations.

Il y a un village portuaire au pied de la falaise.

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J’accélère le pas en tâchant de marcher droit. Je ne veux pas faire mauvaise impression aux habitants de ce monde, quels qu’ils soient.

J’arrive finalement à l’entrée d’une bourgade qui n’a rien d’extraterrestre. Murs blancs, toits plats, balcons fleuris, ruelles étroites. Je ne rêve pas. Ce lieu a des airs méditerranéens !

C’est à nouveau l’incompréhension. Je ne m’attendais pas à ça. Un autre monde de science-fiction avec son soleil délirant, je veux bien. Mais pas un village comme celui-ci, sorti d'une brochure d'agence de voyage !

Lentement, je dépasse la première maison dont les volets roses sont clos. Des oiseaux se chamaillent dans la haie qui entoure la propriété.

La porte de la maison suivante est entr’ouverte, et laisse voir une table sur laquelle trône un vieux poste de radio comme on n’en trouve plus que chez les collectionneurs. Ils ont peut-être un téléphone !

J’hésite quand même à pousser le portillon décoré qui donne sur la cour. La brise de mer fait danser les rubans orange noués aux montants métalliques, il y a dans cette danse une complexité, une beauté éternelle qui mérite bien qu’on s’y attarde.

Des éclats de rires au loin me ramènent tout de suite les pieds sur Terre (ou sur ce qui en fait office). Bon, ça ne sera pas nécessaire de pénétrer dans une maison comme un voleur.

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En voyant la petite troupe de personnes en pleine discussion sur ce qui semble être la place du village, je réalise un peu tard que je ne sais rien de ces gens. Seront-ils hostiles, effrayés, distants ? Ils ont l’air humain, c’est déjà ça.

Un gaillard au visage émacié m’aperçoit le premier. Il continue à parler avec ses interlocuteurs comme si de rien n’était ; personne d’autre ne se tourne vers moi.

Une vieille femme finit par attirer l’attention du groupe sur ma présence, alors que je plante là depuis plus d’une minute, affamé, épuisé, chamboulé par tout ce qui m’arrive.

L’homme qui m’a ignoré un peu plus tôt me demande en souriant :

– Vous venez de la montagne, n’est-ce pas ?

Il parle ma langue. La surprise doit se lire sur mon visage, car ils se mettent tous à rire gravement, comme s’ils n’étaient pas sûrs de vouloir rire, ou qu’ils ne savaient pas comment faire. Sans me laisser le temps de répondre l’homme me tape sur l’épaule en secouant la tête.

– Pauvre vieux… Vous avez l’air d’être… au bord de la syncope !!

Et les voilà repartis dans une espèce de fou rire complètement déplacé. La vieille glousse si fort qu’un vilain chat surgi de nulle part vient se frotter contre ses jambes maigrichonnes. Elle le repousse sans ménagement avec sa canne. « Miaou !! ». Le chat déguerpit non sans jeter un regard désapprobateur à l'assemblée. Seul cet animal me semble avoir un comportement normal.

Et soudain je comprends. Je croyais que MON ébriété altéraient mes sens au point de voir des bouddhas hilares pouffant comme des idiots… Mais non ! Je vois très bien ! Ils sont tous complètement ivres !!

J'ai eu ma dose d'incongruité pour la journée. Je peux maintenant m'effondrer comme la défroque vide d'un Jedi qui s'est fait sabré (laser).

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Baigné par la douce lumière du soleil qui s'aplatit à l'horizon comme une motte de beurre épinard, je m’apprête à vivre mon deuxième crépuscule sur ce monde étrange qui m’a amadoué – ou charmé – avec trop de facilité à mon goût. Il n’y avait pas de monstres dans les collines, ni de dangers sournois derrière le décor. Seule la soif aurait pu m’être fatale – et encore, je ne me serais sans doute pas évanoui si je n’avais pas descendu la bouteille de vin. Oui, maintenant que tout va mieux, je commence à aimer ce monde impossible, et ce soir je n’aurai pas besoin de me terrer au creux d’un rocher, à tressauter au moindre pépiement d’oiseau nocturne.

Accoudé au balcon de la demeure d’Arnal, le maire du village, un verre d’hydromel doré à la main, je suis en compagnie d’autres personnes souriantes qui attendent comme moi l’arrivée imminente du Lumbricus (un magnifique bâtiment, m'a-t-on dit).

Je vais mieux, beaucoup mieux qu’à mon arrivée très remarquée dans le village, il y a très très longtemps, oh, ça fait au moins deux heures.

Quand ils m’ont vu m’écrouler, mes hôtes, dont certains n’étaient pas si saouls que ça, m’ont transporté chez le maire de Kome – c’est le nom du village. Là, ils m’ont servi un festin de fruits, de légumes et de fromage de chèvre.

Dès que j’ai repris conscience, je me suis empiffré sans poser de questions, sans mettre un seul instant en doute la qualité de ce qu’on m’offrait, déconnectant tout neurone critique pour ne laisser fonctionner que ceux qui ont une tâche gustative ou digestive.

Mon instinct de survie sociale est assez développé, quoi que j’en pense, même dans les meutes humaines. Certes, je suis le loup qui fuit les morsures la queue entre les pattes, pas celui qui défie les plus forts. Mais parfois il est vital de se soumettre, en d’autres termes : de la fermer. Quand j’ai pigé qu’on ne me dirait rien de la montagne et de la caverne, j’ai opté pour la tactique du taciturne souriant, alias l’imbécile heureux – ne pas insister lourdement pour ne pas froisser ceux qui tiennent ma vie entre leurs mains. Je suis convaincu qu’ils n’ignorent rien de ce qui m’est arrivé. Tôt ou tard, il faudra que je leur tire les vers du nez. Qu’on m’explique enfin ce que je fais ici, et où je suis.

Je ne rêve toujours pas, aux dernières nouvelles. C’est absurde. Tout ceci n’a aucun sens ! Sauf cet hydromel délicieux qui détient peut-être la vérité. D'ailleurs j'y retourne un peu trop facilement, je trouve. Pour la deuxième fois de la journée je repense aux mangeurs de lotus, dans l'Odyssée. Des toxicos amnésiaques. Sauf que moi je me souviens de tout – et ça me suffit pour l'instant.

Rien n'a de sens, et pourtant tout est foutrement là !! La mer, par exemple. A-t-on jamais vu un truc pareil ? Cette mer d'un noir verdâtre qui remplit l’horizon, et qui m’a servi d’objectif dès ma sortie de la caverne, une mer si calme, si paisible qu'elle en semble figée... Et bien, cette immense nappe de pétrole aux reflets épinard… ce n’est pas une mer !!

J'ai fait cette découverte bouleversante il y a moins d'une heure.

Sous le regard éméché de mes nouveaux compagnons qui venaient de m'en parler ("bah oui, la Mer, on peut marcher dessus, pas chez vous ?"), je suis descendu sur le rivage afin de vérifier le miracle de mes propres yeux.

Incroyable. Extraordinaire. Merveilleux. Hallucinant. J'avais bien devant moi un immense miroir de matière vert sombre, dur et tiède au toucher. Une mer vitrifiée. Une mer de verre ou d’onyx, dont la surface était plutôt rêche, comme abrasée à l’échelle microscopique. Une peau de dauphin, je dirais, même si je n'en ai jamais touché.

De fait, les "navires" qui la sillonnent dans tous les sens sont en vérité des véhicules à roues. Certains ont des moteurs, on les entend pétarader à des kilomètres par vent favorable ; d’autres plus petits sont mus par des pédales ou des voiles.

Il y en a des dizaines, en cette soirée spéciale, qui font des cercles au large en attendant l’arrivée de leur invité de marque. Les scintillements que j'observais ce matin n’étaient que des reflets sur les parties brillantes des "navires". Rien ne devrait plus m’étonner. Il n’y a pas de limites à cette folie douce.

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Mes hôtes sont restés très discrets au sujet de la montagne, ce qui ne veut pas dire qu’ils ont la langue dans leur poche. Bien au contraire. En quelques heures, ces pêcheurs d’un genre unique ont décrit leur vie en long, en large et en travers. Je n’en ai retenu que le travers.

« Mais que pêchez-vous donc ? » leur ai-je demandé entre deux bouchées. Pour une fois, ils n’ont pas ri. Le maire en personne s’est mis à parler lentement, psalmodiant de sa voix de baryton une histoire de "Mère nourricière" et de "dons des entrailles". Je ne suis pas sûr d’avoir tout compris, mais apparemment ces gens tirent de la plaine d’onyx – je ne peux pas m’empêcher de penser "la mer" – des objets qu’ils revendent assez cher aux marchands de passage.

J’en ai conclu à voix haute qu’il y avait d’autres personnes, dans d’autres villages, quelque part sur cette côte.

« Non, pas ici. C’est le seul village de l'île. Mais sur d’autres îles, oui, et beaucoup plus encore sur la Grande Rive » m’a corrigé Arnal.

De mieux en mieux. Je suis donc sur une île, un piton rocheux effleurant la surface immense d’une mer qui n’en est pas une. Bientôt je vais découvrir que je suis sur la carapace d’une tortue géante si ça continue !

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Un point pâle tremblote sur la ligne tranchante de l’horizon, comme une perle minuscule sur le fil d’un rasoir. Il grossit vite à mesure qu’il s’approche du port.

– C’est le Lumbricus ?

– Non, c’est le Tremens, le plus gros navire de Kome ! s’exclaffe Myria, la femme du maire. Il appartient à Tremens. Il se hâte pour éviter de croiser la route du Lumbricus !

Le navire en question longe à présent la jetée qui barre le port. La nuée des petits véhicules s’est largement clairsemée. La plupart ont regagné la côte et ses pontons, ou carrément le village, comme le fils d’Arnal qui vient de garer devant la maison son espèce de vélomoteur à trois roues.

À quoi peut bien servir une jetée sur une "mer" sans vagues ? Je verrai ça plus tard, ayant épuisé mon quota de questions pour aujourd’hui. J’admire le Tremens, aussi large que trois camions semi-remorque, pour une longueur d’une trentaine de mètres. Son éponyme de pilote trône fièrement sur une tourelle inclinée vers l’avant comme une grue de réparateur de ligne téléphonique (ou une proue de navire exagérément longue). Je n’avais encore jamais vu de véhicule à roues de cette taille.

« Il arrive !! Il arrive !! » crient des enfants surgis de nulle part.

Faut croire que cette fois c’est la bonne. Tout le monde s’agite. Les gorges s’excitent, des paires de jumelles changent de mains. On m’en prête alors que j’essaie vainement d’apercevoir le fameux navire.

– Par là, au Médian.

Pour ne pas passer pour un idiot (mais c'est déjà fait, je pense), je balaye la mer au hasard. Je constate qu’il n’y a plus un seul véhicule au large. Je me résigne donc à poser la question. « C’est quoi, le Médian ? ». Une main me guide.

Et soudain je le vois. Voici donc le fameux Lumbricus ! Bien que les jumelles aient une optique excellente, ce n’est guère qu’un point, à peine plus gros a priori que le navire du dénommé Tremens qui est toujours en train de manœuvrer pour se garer dans une niche.

Les minutes passent et le point devient visible à l’œil nu. Puis, de crotte de mouche, il devient un point gras, de furoncle sur le vert foncé de la plaine, il se transforme en protubérance vaguement menaçante.

Alors qu'il amorce un virage pour changer son angle d’approche, je prends toute la mesure de la "chose" qui s’en vient. On m’a pourtant expliqué que le Lumbricus était un navire transportant aussi bien des marchandises que des milliers de voyageurs d’un point à l’autre de la Grande Rive, et qu’il était le fleuron de l’industrie des Voids, les habitants du "Médian-Nord".

Moi, j’appellerais ce truc un train : une suite de wagons gigantesques tirés par une locomotive de la taille d’un destroyer.

Nom d'un chien. Je suis impressionné, et pourtant je viens de voir se coucher un soleil de science-fiction, et j'ai touché la peau tiède d'une mer dure comme de la fonte. Vu les lentes manœuvres du mastodonte, je suppose que son inertie est telle que plusieurs kilomètres lui seront nécessaires pour s’arrêter complètement.

« Il lui faut treize minutes pour s’immobiliser en cas d’urgence » commente Myria qui a compris que je n’osais plus poser de questions.

Le Lumbricus progresse maintenant à la vitesse d’un piéton. Ma patience est mise à rude épreuve par la vision de ce gros insecte qui rampe lentement à quelques centaines de mètres de la jetée, mais le spectacle en vaut la peine.

Une corne de brume retentit.

Je ne vacillerais pas davantage si un boxer poids lourd venait d’arrêter sa droite à quelques centimètres de mon visage. La plaine tout entière se met à vibrer, peau de tambour planétaire relayant le son dans des graves infinis jusqu’aux flancs de la montagne qui, à son tour, vrombit comme un dragon grognon réveillé au milieu d’un rêve… C’est l’agonie d’un Titan. Je frissonne malgré moi, pénétré jusqu’aux os par cette plainte sismique.

Le grondement finit par se diluer dans le ciel imperturbable. La tête du Lumbricus s'est immobilisé le long de la jetée, et mes voisins se précipitent à la rencontre des silhouettes qui commencent à descendre du train géant.

J’emboîte le pas aux villageois car j’espère que ces visiteurs d’un pays à la technologie avancée m’en apprendront plus sur ce monde. Je reste toutefois à une certaine distance. Après tout, je ne suis qu’un étranger ici.

Ils sont une centaine au bas mot, tous vêtus d’une tunique orange et de bottes noires luisantes.

Je leur trouve immédiatement un air martial. Gueules volontaires, masséters hypertrophiés, regards délavés de ceux qui ont assez vu la mort pour être dénués de toute compassion.

En fronçant les sourcils je glisse à Myria :

– Ce sont vraiment des marchands ?

Elle hausse les épaules. Ce geste paraît fort répandu sur l’île.

– Oui, on te l’a dit. Que veux-tu qu’ils soient d'autre, ce sont des Voids !

– Et… euh… (je change de tactique)... il n’y a pas de femmes parmi eux ?

Myria éclate de rire et fait signe à son gros chauve de mari de s'approcher.

– Écoute ça, lui crie-t-elle sans se soucier de la distance. Le gars en noir croit qu’il n’y a pas de femmes sur le Lumbricus ! Pas de femmes !

Arnal se tape sur les cuisses en glapissant, bientôt suivi par les autres pêcheurs et par les Voids les plus proches. Parmi les rires des soi-disant marchands j’entends vibrer des timbres féminins. Graves mais féminins.

Je ris avec eux pour sauver la face. Précaution inutile car ils sont déjà en train de parler d’autre chose, ce qui est encore plus vexant.

À force de m’écarter pour laisser passer du monde, je me retrouve en retrait de la foule, et n’ayant rien d’autre à faire je reporte mon attention sur le Lumbricus, dont seules les premières plates-formes sont à quai. Les autres sont en dehors, très en dehors du port qui ne peut évidemment les accueillir toutes.

Où sont donc les milliers de voyageurs ? Peut-être qu'en m'approchant un peu...

Je croise alors le regard d’un marchand qui m’observe discrètement depuis une tourelle placée à l’arrière de la tête du vaisseau. Un autre marchand à la mine patibulaire s’est arrêté à quelques pas derrière moi et ne me quitte plus des yeux. Le message est on ne peut plus clair : circule, y a rien à voir !

Message reçu.

En compagnie de Myria, des villageois et de la plupart des marchand, nous nous rendons par petits groupes au village où une grande toile rouge a été tendue sur la grand-place.

Les dizaines de tables chargées de victuailles et de tonneaux de vins sont prises d’assaut par les Voids visiblement ravis. Ils sont moins réservés, tout à coup, riant sans retenue comme s’ils étaient soulagés… ou au bord de la crise de nerf.

Arnal me présente vite fait au Capitaine du Lumbricus, un petit homme pansu, moustachu, et qui ne fait même pas l'effort de dissimuler qu'il se fout royalement de ma pomme. Je sers juste de prétexte pour trinquer. Du cidre, tiens.

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Le soleil est couché depuis longtemps, le vin a beaucoup coulé et il coule encore. Et la bière, et le cidre. Tout coule à flots, dans ce pays.

La nuit est d'un noir d'encre en dehors du village. Des lumières rouges se sont allumées sur le Lumbricus que surveillent des Voids en faction. On devine leurs silhouettes qui font des va-et-vient sur le quai et sur la plaine de verre.

Des gardes contre quoi ? Contre qui ?

Vu de loin, le bâtiment – j’ai décidé de l’appeler ainsi – ressemble à une piste d’atterrissage avec ses milliers d’ampoules et ses banderoles.

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La soirée s’étire. Je suis invité à plusieurs tables où j’engage à chaque fois la conversation avec des membres d’équipage. Ils ne comprennent pas trop d’où je viens. Plus précisemment, ça leur passe par-dessus la tête car ils s’en fichent autant que leur Capitaine. Par contre, ils sont une mine d’informations sur le fonctionnement du bâtiment. Je discute pendant près d’une heure avec la copilote, une petite femme dont les formes ne laissent planer aucun doute sur son genre. Rapidement, je perçois un décalage entre sa façon passionnée de me parler de la navigation "en haute mer" et la tristesse qui noie ses grands yeux verts. Pendant ce temps, un marchand aux yeux joufflus de bouledogue me sert et me ressert du vin doré tout en riant bruyamment. Je vais encore m’écrouler si je continue à boire !

L’air est si doux, mon interlocutrice si charmante, les étoiles si brillantes…

Est-ce moi qui ai fait le premier pas, est-ce elle qui m'a caressé le bras sans équivoque, je ne le saurai jamais. Nous sommes soudain à l'écart de la fête et nous nous embrassons passionnément. Puis elle sort de sa veste un flacon qu'elle débouche en me faisant un clin d'œil ; à l'odeur c'est encore de l'alcool fort. J'ai du mal à accommoder. Sans un mot, elle me prend la main et m'entraîne dans les ombres d'une pergola.

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