Dea ex machina
Une lumière vive danse sur mes paupières closes. Réminiscences lointaine du berceau, quand des mobiles lumineux virevoltaient au-dessus de ma tête. Retour en enfance ? Mais non, ce n'est que le matin.
Déjà ? La nuit est passée trop vite. Je décide de garder les yeux fermés aussi longtemps que possible, bercé par le roulis de mon affreux mal de crâne.
Putain… de gueule... de bois… Plus jamais ça ! Je ne compte plus le nombre de fois que j'ai fait ce genre de promesses. Au moins dix mille.
Mon estomac marmonne au gré des marées vineuses. La lumière est presque aveuglante malgré mes yeux clos, elle pulse comme un brasier silencieux juste devant mon visage. Des voix indistinctes montent de la rue jusqu’à ma chambre, jusqu’à mon lit. J’ai encore laissé la fenêtre ouverte. Faut que je me lève. Le boulot n'attend pas. On est quand déjà ? Pourvu qu'on soit dimanche !
Je me résous enfin à ouvrir les yeux sur le plafond. Non, sur le ciel ! Le ciel ? Je me redresse vivement dans mon…
… lit ?? C'est quoi cette paillasse de scout ?? OH NON !!
Elle est toujours là, immuable comme un été à l’équateur, remplissant mon champ de vision à 180 degrés : la masse sombre de la plaine de verre. Le contraste avec le ciel éclatant est saisissant. Au-dessus de ma tête, les rayons d'un soleil émeraude filtrent à travers un panneau en osier qui tremblote dans la brise parfumée.
Je ne suis pas sur Terre. Tout me revient par rafales. Je me souviens.
Je me souviens de la soirée bien arrosée avec les Voids, du ballet majestueux du Lumbricus, de la descente éprouvante dans les rocailles. Je me souviens de l’impératrice… euh de l’inspectrice de police. Et je me souviens de la femme pilote aux yeux verts, de ses mains qui me déshabillent, de son souffle court dans mes oreilles ! De tous ces événements délirants, ce dernier est de loin le plus improbable. De très loin. C'est la preuve ultime que ce monde ne peut pas être le mien.
J'ai beau me réveiller pour la deuxième fois dans cet univers, le choc n'en est pas moins rude. Je reste prostré la tête entre les genoux le temps que mon esprit se calme.
Je ne suis pas sur Terre.
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Quelqu’un a posé un broc rempli d’eau fraîche près de mon couchage, à même le sol. Je le vide d'une traite. Je crevais de soif.
Ma montre… elle n’est plus à mon poignet. Le con ! J’ai laissé des gosses jouer avec, pendant la soirée. J’ai peu de chances de la revoir.
Les voix dehors se sont tues, laissant place au murmure de la brise à travers l'osier. Les couleurs du ciel sont encore plus belles que dans mes souvenirs, plutôt dorées que vertes, tandis que l’air transporte des odeurs de résine et de citron. Il fait toujours aussi doux.
La paix m’envahit.
Pourquoi devrais-je m’inquiéter outre mesure ? Jamais je n’ai vécu de matin comme celui-ci, aussi pur, aussi onirique. Certes, j’ai une atroce gueule de bois, mais je me sens mieux que jamais ! Je suis en train de vivre un instant unique.
Des pas font grincer le plancher. Je me lève aussitôt. Le balcon sur lequel j’ai dormi se trouve au pied d’un grand mur sans fenêtre, blanchi à la chaux. On y accède par une passerelle qui surplombe une ruelle.
– Salut, homme en noir !
Le maire Arnal, accompagné du capitaine du Lumbricus.
Pourquoi ne m'appelle-t-il pas autrement ? Je lui ai pourtant donné mon nom. Baissant les yeux sur mon pantalon noir et sur ma veste de la même teinte jetée en boule sur la paillasse, je me souviens que tout le monde dans ce village porte des couleurs vives. Même les Voids et leurs tenues carotte sont vêtus plus gaiement que moi. Va donc pour "l’homme en noir".
Le maire tire un tabouret près de la rambarde et invite le capitaine à y poser ses fesses. Lui-même s’assoit sur la paillasse et fixe ses pieds d’un air gêné. Je reste debout, encore désorienté par l’atmosphère cristalline de la matinée, et par ces hommes qui ont l’air préoccupé, surtout le capitaine.
Ce dernier s’éclaircit la voix et me demande à brûle-pourpoint :
– Monsieur, on m’a dit que vous étiez Pilote.
Je le regarde comme un idiot. Il a dit "Pilote" comme d’autres auraient dit "Pape", ou "Astronaute".
– Pilote ? De quoi ?
L’homme sursaute. J’ai dit une connerie, je crois. Mais d’où sort-il que je serais un… Oh non ! Ça me revient maintenant, c’était pendant la soirée. J'étais ivre mort, et pour impressionner une certaine fille aux yeux verts j'ai raconté haut et fort que… Oui, la méprise vient forcément de là !
Me reprenant, je reformule d’un air gêné :
– Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par "pilote" ?
– Avez-vous déjà conduit un véhicule mécanique, oui ou non ?
– Oui… enfin… je sais conduire une auto. Vous savez, une auto. Comme un navire, mais en plus petit. Beaucoup plus petit.
Les deux hommes soupirent de soulagement. Arnal retrouve son sourire et le capitaine se lève d’un bond pour me tendre la main.
– Pour ce fier service que vous allez nous rendre, le Peuple Void vous sera éternellement reconnaissant !
– Attendez… Je ne suis pas sûr de tout comprendre.
Le marchand fronce les sourcils.
– C’est pourtant simple : vous allez piloter le Lumbricus jusqu’à Mobol.
– Hein ? Piloter le… J’en serais foutrement incapable !!
– Vous verrez, ce n’est pas compliqué pour quelqu’un comme vous. Nous vous aiderons, évidemment !
– Et votre pilote ? Et la co-pilote ? Et les co-co-pilotes?
La co-cotte avec ses grands yeux de biche qui m'ont fait baisser la garde. J’aurais mieux fait de fermer ma gueule, comme toujours. J’ai voulu faire le malin parce que j’avais devant moi une fille canon qui daignait s'intéresser à moi. Elle m’a baisé en beauté, voilà la vérité, même si à mon grand regret j'ai oublié tous les détails de cet épisode.
– Hum ! Ils ont… disparu cette nuit, répond le capitaine en détournant brièvement le regard.
Bonjour la discipline. Je vais garder cette réflexion pour moi, je suis encore en chaussettes et je n'ai pas encore déjeuner.
– Disparus ? Comme ça ?
– Oui. Comme ça. D’autres apparaissent "comme ça" aussi, vous savez ?
Un à zéro. Le salaud ! Il sait très bien d’où je viens, mais il ne me le dira pas ouvertement.
J’essaie d'adopter la même voix grave et virile que le marchand.
– Vous voulez confier le pilotage de votre train de dix millions de tonnes à un étranger qui n’a jamais rien conduit de plus gros qu’un utilitaire ?
– Hum, je ne connais pas les vaisseaux de votre pays, cependant je ne doute pas un instant que vous savez les diriger. Je vais être franc : vous êtes le seul Pilote disponible, et il s’avère que nous sommes pressés. Très pressés. Le Lumbricus se mène très bien. Pour ce qui est de son tonnage, il ne fait que 33200 tonnes.
J’ai fait la connerie de serrer spontanément la main tendue du capitaine, et maintenant le moustachu ne la lâche plus. Sa poigne martiale est désagréablement glissante sous son gant de cuir.
Il sue. La chaleur ? Ou la nervosité. Je ne dois pas céder. Pas encore. Pas trop vite.
– Et votre équipage ? Il y en a bien un parmi vous qui pourrait piloter le Lumbricus ? Et les pêcheurs de ce village, ils pilotent des navires de grande taille, non ?
Le capitaine réagit comme si je venais de lui cracher au visage. Il lâche ma main et recule d’un pas. Son regard lance des éclairs. Il a lui aussi un petit je-ne-sais-quoi de Sofia, en plus policé cependant.
– Monsieur ! s’exclame-t-il. Je ne peux vous tenir rigueur de votre ignorance, mais vous apprendrez vite que le Pilotage est la tâche la plus noble en ce monde, et que seuls ceux qui ont été bénis par nos Grands Prêtres peuvent prendre les commandes d’un vaisseau-maître comme le Lumbricus !
– Vous faites erreur : je n’ai jamais été béni par vos prêtres, ni par qui que ce soit d'ailleurs, et surtout je serais foutrement incapable de manœuvrer seul un colosse de cette taille. Que ce soit "facile" ou non.
– Nos Lois ne concernent que les personnes de notre monde, donc l’Interdiction ne s’applique pas à vous. J'ai vérifié auprès de notre aumonier. Quant aux manœuvres, nous vous les indiquerons au fur et à mesure. Je vous le répète, vous ne serez pas seul.
– En somme, vous avez tout bonnement besoin d’une, euh… tierce personne pour ne pas vous brouiller avec vos Prêtres ? Un travail de marionnette, quoi !
(Ou un faire-valoir pour respecter à la lettre leurs croyances débiles. Un préservatif pour ne pas salir leur conscience. Sales hypocrites !)
Le capitaine ne saisit pas le sarcasme.
– Vous serez récompensé comme vous n’en avez pas idée, murmure-t-il sans me quitter des yeux.
Tout d'un coup, je vois de l’admiration, de l’adoration, du fanatisme dans son regard.
Et s’il disait vrai ? Moi, héros dans son pays ! Vu la taille de leur supertrain, son peuple doit être riche et puissant. Je trouverai peut-être là-bas plus de réponses à mes questions que dans ce village de pêcheurs qui gloussent quand j’étale mon ignorance.
Un autre paramètre entre aussi en compte : je ne crois pas, je ne crois PLUS aux coïncidences. Plus maintenant. Si, quelque part dans le scénario de mes aventures dans cet asile à ciel ouvert, il est écrit que je conduirai un monstre de métal, alors je le ferai.
– D’accord. Je piloterai le Lumbricus.
Le capitaine s’incline profondément. Cette fois, il ne me serre pas la main. Mes gaffes successives lui ont rappelé que je n’étais qu’un étranger impie, que je sois béni ou non.
– Nous démarrons dans une heure, annonce-t-il en se lissant la moustache. Tâchez d’être à bord de la cabine dans trente minutes afin que l’on vous explique les commandes essentielles.
Il fait un bref salut en claquant ses bottes puis il s’en va. Je me gratte la tête, pas très sûr de ce qui vient de se passer. Arnal se lève à son tour et me tapote l’épaule.
– Bien, bien, mon garçon… Le déjeuner t’attend en bas.
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La cabine de pilotage du Lumbricus est étonnamment petite pour un tel Léviathan. Perchée une bonne dizaine de mètres au-dessus de la peau sombre de la plaine, on y accède par un escalier étroit et raide. Elle est située à gauche de la plate-forme de tête où de gros moteurs ronronnent sur plusieurs niveaux. Cette asymétrie est étonnante, sauf s’il existe une deuxième cabine similaire sur l’autre flanc pour les accostages à tribord. Et un deuxième pilote, ce qui ne serait pas du luxe ; mais les deux ont déserté si j'ai bien suivi le film.
Je me tiens debout devant un tableau de bord digne de la NASA... si cette agence avait existé à la fin du 19ème siècle. Il y a des manettes en ivoire, des cadrans en laiton, et des boutons en verre un peu partout. Des fils torsadés gainés de tissu relient entre eux des appareils cuivrés sortis tout droit des délires d’un savant fou. Ce n’est pas très rassurant.
L’officier chargé de m’expliquer le fonctionnement de ce bazar ambulant est une grande femme qui s’est présentée comme "Deuxième Lieutenant d’état-major". Ce grade me confirme l’extrême militarisation de ces "marchands". Ils doivent appartenir à une espèce de guilde autoritaire, un peu comme un ordre médiéval. Pas de chance pour moi, je n’aime pas trop la soldatesque.
La militaire saisit la grosse roue centrale d’un geste mécanique puis elle me sert sa leçon d’une voix guère plus chaleureuse que le bourdonnement d’un transformateur électrique par une nuit d’hiver :
– Voici la barre principale pour la direction. La petite roue, c’est la barre secondaire. Avec le frein et les gaz, ce sont les seules commandes que vous devez connaître. Le frein, c’est cette manette verte à gauche. Pour le reste, nous serons derrière vous pour surveiller les moniteurs.
Silence prolongé. Sérieusement ?
– C’est tout ?
– C’est tout… Pilote.
Une brève lueur passe dans son regard. Est-ce de l’envie ? Aussi vite, elle reprend son masque inexpressif et fait un pas en arrière, les mains dans le dos. Le capitaine entre alors dans la cabine.
– Prêt à manœuvrer, Pilote ?
– Pour être franc, ni plus ni moins que tout à l’heure. Mais je suis toujours partant.
– Bien sûr. Je vais donner le signal.
Une foule nombreuse a envahi le quai durant le dernier quart d’heure. Je reconnais ça et là quelques visages, dont celui du maire qui s’est assis sur une chaise haute à l’abri d’un parasol. Tous ceux qui ont participé au déchargement et au chargement des marchandises, tôt ce matin, se reposent à présent au pied des baluchons, quand ils ne cassent pas la croûte à califourchon sur des caisses. J'en vois même descendre des pichets de cidre.
Il y a aussi des marchands, reconnaissables à leurs tenues clinquantes, qui flânent encore ou bavardent avec les pêcheurs. Qu’est ce qu’ils trafiquent ? Vont-ils rester sur l’île ?
Loin de stresser, ils ne réagissent pas quand retentit le signal du départ, un simple coup de sifflet lancé par le capitaine. Moi qui serrais les dents dans l’attente anxieuse d’un coup de corne titanesque, je soupire de soulagement. Le capitaine se tourne vers moi :
– Allez-y, Pilote. Tirez cette manette au premier cran et gardez une trajectoire absolument droite. Le port est construit de manière à ce qu’on puisse quitter la côte en prenant la tangente de l’île. Ne prêtez pas attention aux rochers sur la gauche, on va passer à quelques mètres.
– Et vos membres d’équipages ? Ces marchands, sur le quai ?
– Quels marchands ? Ah oui, ceux-là ! Ils surveillent le démarrage. Ils monteront dans les wagons de queue à leur passage. Le Lumbricus fait deux kilomètres de long, il faut pouvoir vérifier qu’aucune roue n’est défectueuse, qu’aucune transmission n’est cassée et qu’aucun clandestin ne monte à bord.
Je m’abstiens de tout commentaire.
Quinze mètres derrière moi et cinq mètres plus bas, les moteurs tournent au ralenti depuis plus d’une heure. Je sentais déjà l’odeur âcre des gaz brûlés qui flottait dans l'air pendant mon petit-déjeuner.
Allons-y. Je frotte vite fait mes mains moites sur mon pantalon pour les sécher, avant de tirer lentement la manette de métal cuivré jusqu’à entendre un premier "clic".
Rien ne se passe, si ce n’est une légère altération du ronronnement des moteurs. Puis la plate-forme se met à gémir. Des craquements se propagent à travers la masse métallique. Une épaisse fumée noire sort alors de la dizaine de cheminées qui se profilent derrière moi comme un orgue à contre-jour. Bon Dieu, ce tas de ferraille va se disloquer !
Lentement, très lentement, le Lumbricus s’ébranle et glisse le long du quai.
Après une minute de grincements et d'ahanements poussifs, le convoi progresse à la vitesse d’un promeneur du dimanche. Il dépasse l’extrêmité de la jetée et se dirige droit vers une ouverture dans les rochers. À ma gauche, en contrebas, les navires des pêcheurs sont sagement alignés dans leurs alcôves, minuscules esquifs plongés dans l’ombre écrasante du bâtiment.
– La barre secondaire… oui, la petite roue, là, faites-la tourner une fois dans le sens "gauche montant", m’ordonne la lieutenante dont la voix trahit l’appréhension.
"Gauche montant" ? Je crois qu'elle veut dire dans le sens des aiguilles d'une montre. Je m’exécute. Le Lumbricus semble se décoller légèrement de la côte, mais pas suffisamment pour éviter les rochers qui ne sont plus qu’à une centaine de mètres. Je fais un effort de volonté pour ne pas remettre un deuxième coup de roue. Les Voids connaissent sûrement mieux que moi le comportement de ce building couché sur roues.
La mâchoire serrée à m'en faire mal aux masséters, je regarde le big bazar métallique passer à moins de trois mètres de la saillie rocheuse. Des enfants sont assis à l'extrêmité de la pointe et nous observent en silence. La perspective est fascinante, j’ai l’impression d’être dans une péniche remontant à vive allure une vallée encaissée.
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Dix minutes se sont écoulées. Nous longeons toujours la côte qui se trouve maintenant à une centaine de mètres, tandis que notre vitesse est peu ou prou celle d’un coureur de fond. La lieutenante me demande alors de tourner doucement la grande roue vers la droite. "La barre principale", une magnifique pièce en bois sombre verni, ciré et plaqué de métal doré.
Le Lumbricus amorce alors un virage ouvert. Il nous faut une bonne minute pour accomplir un quart de tour et mettre l’île des pêcheurs dans notre dos. On me demande – ou m’ordonne, c’est au choix – de relâcher la roue. Voilà, je viens de mettre le cap vers le Grand Large.
Dommage qu'il n'y ait pas de rétroviseur dans cette cabine de pilotage isolée du reste du bâtiment, car j’aurais aimé voir une dernière fois l’île. D'un autre côté, il est peut-être préférable que je garde mes œillères. J’ai encore les jambes qui flageolent après le passage serré près des rochers.
Comme s’il lisait dans mes pensées, le capitaine m’invite à prendre une pause. Il n’a pas cessé de m’observer pendant les manœuvres, ce qui n’a pas contribué à me détendre.
– Vous avez le temps de faire un petit tour sur la vigie. On est encore en vitesse basse. Allez-y !
Talonné de près par un jeune équipier (un moussaillon ?), je grimpe l'escalier en colimaçon qui commence derrière la cabine de pilotage, et qui conduit à une nacelle au sommet d'un grand mât métallique. Un homme y est posté devant une lunette télescopique en cuivre.
La vue de là-haut est étonnante. Trente mètres au-dessus du niveau de la mer vitrifiée, je contemple une immense chenille de fer sortie d’un film de science-fiction à gros budget. Les containers, les cabines, les grues, les silos, les barges plates, les parapets, les passerelles, les poutrelles, les toits en tôle ondulée… tout est à ma remorque à perte de vue. La lointaine queue du Lumbricus achève tout juste son virage et semble frêle devant la masse montagneuse de l’île qui remplit l’horizon.
Déjà un brin nostalgique, je tâche d’imprimer le maximum de détails dans ma mémoire. Je ne reverrai sans doute jamais cette île flamboyante, sauf s’il s’avère qu’elle abrite la seule porte vers le "vrai" monde.
Quelque part dans ces hauteurs se trouve la grotte. J'essaie de reconnaître les lieux. Serait-ce le sentier que j’ai pris, là, près de… À cet instant précis, le mousse me tire vivement par la manche.
– Maître Pilote ! Le capitaine vous rappelle !
Ah merde. J'aurais aimé regarder plus en détails avec la lunette, mais je ne discute pas. Bien qu’il soit au garde-à-vous, le jeune costaud semble prêt à me balancer en bas si je m’éternise dans la nacelle.
Les Pilotes, des héros ?? Je dirais plutôt des Intouchables.
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Un peu contrarié par la brièveté de cette pause, je retrouve l'exiguïté de ma cabine de pilotage.
Le capitaine m’explique qu’il faut augmenter la vitesse du Lumbricus qui se traîne encore à 12 km/h. La lieutenante me montre comment accomplir ce prodige de pilotage. Pfff, heureusement que nous sommes trois adultes pour tirer un levier !
Clic ! Le vaisseau tremble légèrement. On ne ressent aucune accélération, néanmoins l’aiguille du cadran de vitesse dérive lentement, très lentement vers la droite. 15 km/h… 20 km/h… 25 km/h.
Une fois atteinte la vitesse de croisière de 75 km/h, on m’apporte un tabouret, un coussin et un verre de jus de poire. Une tradition, me dit-on. Le capitaine griffonne dans un carnet pendant qu’un autre officier lui donne des chiffres criés par la vigie.
Ils n’ont pas de radio. Et pourtant, ça doit exister, c’est bien un vieux poste à galets que j’ai vu dans la maison à l’entrée du village ! Étonnant que les Voids en soient dépourvus.
– Pilote, vous allez apporter une correction de 9 degrés tribord quand on vous le dira… dans moins de trois minutes. Ajustez la marque à 9 sur ce compas, et préparez-vous à tourner la barre principale. La grande roue. Voilà. C’est bien. Très bien !
Prends moi pour un débile.
– Virez et lâchez!
Je tourne le volant jusqu’à ce qu’il bute sur la marque choisie, puis je le lâche. Il regagne lentement sa position avec toute la précision d’une mécanique bien huilée.
– Bien, bien. Maintenant, les corrections mineures, en dixième de degrés d'abord.
Et ça continue ainsi pendant une demi-heure, avec des ajustements de plus en plus fins.
Je trifouille la petite roue et d’autres plus petites encore, selon les indications du capitaine et des lieutenants penchés sur une carte. J’aimerais jeter un coup d’œil sur ce qu’ils lisent, mais l’étroitesse de la cabine m’empêche de me déplacer. Je suis coincé sur mon tabouret, mon verre de jus de poire posé à mes pieds.
– Parfait ! annonce le capitaine en se lissant les moustaches. Tout baigne ! La phase préliminaire est terminée.
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Le temps passe. Le capitaine baille plusieurs fois. Il n'a pas dit un mot depuis une heure.
À un moment donné, je me rends compte qu’il n’est plus là. Je ne vais pas nier que c’est un soulagement de ne plus voir son reflet dans les cuivres, et de ne plus l’entendre murmurer à l’adresse de la lieutenante. Puis la femme s’éclipse à son tour, me laissant seul aux commandes du train géant. Quelle confiance ! Mais que pourrais-je faire de mal ? Il n’y a pas un navire, pas un arbre, pas un rocher, ni même le moindre caillou à l’horizon !
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– Est-il possible de percuter un autre vaisseau ?
J’essaie de nouer la conversation avec la lieutenante qui vient tout juste de revenir dans la cabine. Elle semble mieux disposée à mon égard, cette fois, car elle me répond après quelques secondes de réflexion.
– Le risque n’est pas nul, mais ce serait exceptionnel, surtout sur cette route qui nous est réservée. Les rares vaisseaux que nous pourrions croiser se tiendraient à distance. De plus, il y a toujours quelqu’un dans la vigie, de jour comme de nuit.
– J’ai cru voir des rochers, tout à l’heure.
– C’est possible. Mais pas la peine de vous en soucier, ils sont tous répertoriés par nos géographes.
– À ce propos, pourrais-je voir la carte que vous utilisez ?
– Pour quoi faire ? s’exclame-t-elle sur la défensive. Les Pilotes n’en ont pas besoin ! La route qu’on vous fait suivre ne passe pas à moins de dix kilomètres des récifs connus.
Elle s’est refermée comme un hérisson mort de frousse. Mais de quoi a-t-elle peur ? Craint-elle que, connaissant l’emplacement des rochers, je n’aille précipiter leur joujou dessus ?
J’aurais mieux fait de me la fermer, une fois de plus. Mais le mal est fait, et la femme ne me quitte plus des yeux de tout l’après-midi. Je peux sentir la vrille de son regard sur ma nuque pendant que je scrute l’horizon dégarni.
Je n’ose même pas demander combien de temps va prendre le voyage jusqu’à cet endroit, Mobol. Tout ce que je sais, c’est que c’est une cité, perchée sur une île escarpée.
La nuit va bientôt tomber. Les journées sont décidément courtes.
Au moment précis où le soleil passe derrière l'horizon, la femme se lève et ouvre un placard que je n’avais pas remarqué. Elle en tire une couchette dépliante dont la tête est fixée à la paroi métallique.
– Je vous souhaite une bonne nuit, Pilote. Les lieutenants vont se relayer pendant que vous dormirez. Vous avez cinq heures devant vous.
Je m’installe de mon mieux sur la couchette pourrie, tandis que la femme enclenche une série d'interrupteurs dans un bruit sec. De puissants projecteurs s'allument un à un, illuminant la plaine très loin devant le Lumbricus. Le capitaine m’en a parlé, ce matin. « À cette vitesse il est impossible d’arrêter le convoi sur une courte distance, mais pas de dévier sa trajectoire si un obstacle est repéré suffisamment tôt ».
Cinq heures seulement. J’ai intérêt à en profiter. Dans quelle galère je me suis embarqué !
Je m’endors vite, malgré les chuchotements, les rires étouffés et les bruits de pas sur la coursive. Seul le grondement des moteurs m’accompagne dans des rêves moins déroutants que la réalité.
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– Maître Pilote ? Pilote ? Réveillez-vous !
– Mmm… pas déjà !?
Je me redresse sur les coudes. La légère couverture glisse de mes épaules et m’expose aux courants d’air. Je frissonne. Il fait encore un noir d’encre à l’extérieur, mis à part les faisceaux brillants des projecteurs.
Sans un mot, je reprends ma place devant les commandes. Le lieutenant inconnu qui m’a réveillé reste un peu avec moi, avant de quitter la cabine quand il estime que je ne vais pas me rendormir.
Je me sens malheureux. Assoiffé, abruti par le vacarme qui n’a jamais cessé, frigorifié, sale et mal à l’aise dans des habits de ville que je n’ai pas quittés depuis trois jours.
L’officier est de retour quelques minutes plus tard avec une boisson chaude qui dégage une bonne odeur de chocolat amer et de gingembre.
Toujours en silence, je déguste le breuvage brûlant mais délicieux, en inhalant profondément les vapeurs qui réchauffent mes narines gelées.
Ça fait vraiment du bien.
– Qu’est-ce que c’est ?
– Du café. On en boit beaucoup dans le nord. Vous ne connaissiez pas ?
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Deux heures durant, j’entretiens la conversation avec le jeune lieutenant qui est bavard sans être soûlant, méfiant sans être parano. Il reste flou sur ce qui m’intéresse le plus, tout en me noyant dans une foule de détails techniques à propos du Lumbricus. J’essaie subtilement de le faire changer de conversation.
– Cette ville, Mobol, c’est une cité Void ?
– Non, non !! C’est une Ville Franche, l'une des plus riches. Elle est le centre commercial de toute la région du Médian Sud-est.
– Ah oui ? (Sans quitter la route des yeux, j’ai perçu de la tension dans la voix du lieutenant). Vous faites beaucoup affaire avec eux ?
– Euh… non. Si. Une partie de nos marchandises leur est destinée.
– Je n’ai pas encore vu de passagers civils. Je veux dire, des passagers autres que vous autres… "marchands". On m’a pourtant dit que le Lumbricus était l’un de vos plus gros transporteurs, et j’ai remarqué que vous aviez beaucoup de voitures voyageurs en queue.
– Vides. Elles sont toutes vides. On les remplira au retour. Tenez, voici l’aube.
En effet, une sorte d’aurore boréale embrase le ciel vers l’est. Les nuages doivent être sacrément hauts pour capter les rayons du soleil alors qu’il fait encore nuit. Petit à petit, le ciel étoilé se décompose en lambeaux brillants qui se rejoignent un à un pour former une aurore plus classique ; enfin, la dernière étoile visible disparaît dans la lumière du jour.
Le soleil va se lever.
Le capitaine fait son apparition au moment précis où la boule verte pointe à l'horizon. L’officier a un vrai sens du spectacle ! Je l’imagine bien planqué derrière la porte en attendant le meilleur moment pour faire son entrée.
– Pilote ! Vous faites un excellent travail ! Nous serons en vue de Mobol dans cinq heures environ. Au moment adéquat nous vous donnerons un plan d’approche que vous devrez suivre À-LA-LETTRE !
Il me tapote le bras en souriant.
– Bientôt vous aurez tout ce que vous voudrez. Tout le monde ici vous remercie, Pilote.
Je ne sais pas quoi répondre à cette affirmation qui sonne comme une promesse électorale à mes oreilles. Je lui rends son sourire sans trop de conviction puis je fais semblant de plonger dans l’examen attentif de la route, même si depuis mon réveil je n’aie pas eu besoin de toucher à une seule manette.
Je ne sers à rien, en général. Ce monde connaît donc aussi les bullshit jobs. Espérons que les manœuvres d’accostage seront un peu plus stimulantes… sans être acrobatiques.
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La plaine est désespérément vide aussi loin que porte le regard. Le soleil est maintenant haut dans le ciel sans nuages, mais, chose étrange, la température reste tout à fait supportable.
Il n’y a pas que la vitesse du Lumbricus qui contribue à cette fraîcheur. Hier déjà, j’ai remarqué qu’il y avait peu de distorsion de l’air à l’horizon – le fameux effet mirage qu'on observe sur n’importe quelle route goudronnée en plein cagnard. La surface de la plaine doit absorber une grosse partie de l’énergie solaire, c’est la seule explication possible. Encore une question que je vais mettre de côté pour plus tard.
J’en ai marre de fixer l’horizon aveuglant. Quand je cligne les yeux pour me reposer, je vois en négatif le ciel (sombre) au-dessus de la plaine (lactescente.) Évidemment, je n'ai pas pensé à prendre mes lunettes de soleil quand je suis parti pour le travail ce fameux jour pluvieux, il y a une éternité de cela.
On me laisse à nouveau tout seul. Je saisis cette occasion pour me reposer les yeux.
Je les ferme assez longtemps pour que l’effet de rémanence s’estompe. Comme dans un kaléidoscope, l’image morte imprimée sur ma rétine se modifie, se contracte, explose en couleurs tourbillonnantes qui créent une sensation de vertige. Des taches sombres dansent dans mon champ de vision. Je résiste à l’envie de vérifier ce qu’il en est réellement. Pas encore… ça soulage ma vue… et puis, la vigie aurait lancé une alerte s’il y avait un obstacle sur notre chemin. Toutefois je fais très attention à ne pas m’endormir. J’ai beau être le seul "Pilote" disponible à des lieues à la ronde, les Voids seraient bien capables de me faire brûler vif sitôt arrivés à destination si jamais ils me surprenaient en plein somme. Sans connaître leurs coutumes, ils m’ont l’air un peu fanatiques sur les bords, en tout cas pas très souples d’esprit.
J’ouvre grand les yeux en entendant le capitaine et ses lieutenants monter bruyamment les marches menant à la cabine.
– Pilote ! s’exclame-t-il en brandissant une feuille de papier. Voici votre plan d’approche !
Hallelujah, un peu de distraction. Au même instant je remarque le petit point noir qui se découpe dans le lointain, en plein dans l’axe du Lumbricus. La Cité de Mobol est enfin visible, si c’est bien elle. Le capitaine me le confirme :
– Nous sommes en vue de notre objectif qui se trouve encore à cinquante kilomètres. Il est TRÈS important que vous suiviez ATTENTIVEMENT les consignes inscrites sur cette feuille de route. Mobol est entourée de longues digues et d’ouvrages défensifs : des fortins, des fosses, des brise-élans…
– Des brise-élans ?
– Oui. Des blocs pyramidaux disposés de manière à obliger les navires à manœuvrer à vitesse réduite. Il faudra zigzaguer entre ces blocs.
– Le Lumbricus n’est-il pas trop long pour zigzaguer ?
– J’y viens. Il n’y a qu’un seul quai prévu pour les navires de cette taille. Il faut suivre une route PRÉCISE pour y parvenir sans heurt. Le quai en question pénètre au cœur de la cité. Regardez ce plan.
Le capitaine pose à plat le papier sur la tablette de pilotage. On me juge enfin digne de consulter l’une de ces fameuses cartes.
Je ne vois d’abord que des tas de figures géométriques marquées de signes inconnus.
– Le trait pointillé indique la trajectoire que vous devrez… que nous devrons suivre, corrige à la hâte le capitaine. À chaque nœud – ici, ici, et là – vous avez des indications de changement de vitesse et de direction.
Ces dernières informations sont inscrites en chiffres arabes et en caractères latins, exactement comme sur les cadrans du Lumbricus. Depuis trois jours j’ai passé le cap de m’étonner de ce genre d’illogisme. J’ai surtout passé le cap de réfléchir.
– Tout ceci a l’air nettement plus compliqué que les manœuvres que j’ai faites hier avec votre aide.
Les militaires se figent, ce qui n’est pas une mince affaire pour des personnes déjà raides comme des piquets. Pour détendre l’atmosphère je précise ma pensée :
– Je compte à nouveau sur vous pour me donner un coup de main.
– Affirmatif. Nous serons à vos côtés, ou pas très loin.
Les respirations se débloquent. Tout ceci ne me dit rien qui vaille, mais je ferai mon possible. Après tout, ce ne doit pas être sorcier de suivre leurs instructions. S’il le faut je stopperai l’engin, et on rattrapera le coup ensemble.
Le capitaine lit en moi comme dans un livre ouvert. Il tempère mon optimisme déjà tiède.
– Il va sans dire que la plus grande exactitude est requise. Il n’est malheureusement pas possible de s’arrêter pour faire une manœuvre en marche arrière, au cas où l’approche serait mal négociée.
Il fait un signe de tête à ses officiers qui quittent tous la cabine, sauf un.
– Je vous laisse avec ce lieutenant, il vous secondera. Moi, je dois superviser les opérations à l’arrière. Pilote, nous comptons sur vous !
Sur ces mots qui claquent comme une sentence, le capitaine pivote sur ses talons avant de s’éloigner à grand pas. La sueur fait une auréole sombre entre ses épaules.
Superviser les opérations à l’arrière ? J'aurai tout entendu. Et moi, alors, je compte pour du beurre ? Je n'aurai qu'un lieutenant pour m'aider à piloter leur train de deux kilomètres ?? Décidément, leur sens des priorités m’échappe.
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L’officier qui reste avec moi ne m’est pas familier. C’est un grand malabar au visage fermé. Il porte une large ceinture en cuir épais, des coudières et des genouillères matelassées par-dessus sa tunique orange, et un véritable casque en fer à nasal. Aussi surprenante que soit cette variante vestimentaire, ça ne change rien à ma situation. Je me mets donc à étudier le plan pendant que j’en ai encore le temps.
Notre objectif a toujours l'apparence d'un gros point noir droit devant nous. Je frissonne quand même en songeant que le train monstrueux dont j'ai la charge s’en rapproche à toute allure.
– Lieutenant ?
– Oui ?
L’homme détache son regard de l’horizon et se tourne lentement vers moi. Il dégage le même type de bienveillance qu’un taureau qui se serait arrêté de brouter pour observer un intrus traversant son champ.
– Il est bien écrit ici que je devrai réduire la vitesse du Lumbricus à 11:32:45 sur l’horloge de bord, c’est-à-dire dans trente minutes ?
– Oui.
– Le capitaine et vous-même devez savoir ces choses mieux que moi, cependant je me demandais : n’est-ce pas un peu tard pour faire baisser la vitesse avant les premières manœuvres ?
– Non.
Ce crétin est fermé comme une huître. Bon Dieu ! Ils m’ont refilé l’asocial de service !
Pendant les vingt minutes qui suivent, je regarde grossir la Cité de Mobol dans la ligne de mire. On distingue maintenant une colline escarpée surmontée d’une sorte de citadelle, ou de château… enfin, un bâtiment avec des tours élancées qui se découpent sur le ciel, et des murailles sur la colline. Et d’autres tout autour. C’est une véritable place forte.
Mais ce n'est pas tout. Une à une, des formes massives apparaissent entre la Cité et nous. Les fameux brise-élans, sans doute.
Il reste deux minutes avant de passer à la vitesse inférieure.
Du coin de l’œil, je vois le lieutenant qui se dandine nerveusement. Son attitude spartiate a fondu comme un "G.I. Joe" dans un poêle chauffé à blanc. À 11:31:00 très exactement, il m'annonce en grimaçant :
– Pilote ! Je dois aller pisser. Je n’en ai pas pour longtemps.
– Vous êtes sûr ? Je vais bientôt ralentir le Lumbricus, et j’aurai besoin de vous pour…
– Ne vous inquiétez pas. Suivez les instructions !! Et improvisez si nécessaire !
Sans attendre, il bondit dans les escaliers comme s’il avait plutôt la courante.
Me voici maintenant seul devant l’immense tableau de bord. J'ai l'horrible impression d’être un aveugle abandonné sur une plage juste avant un tsunami. Tout cela pue l'amateurisme, mais il est maintenant trop tard pour m'en inquiéter.
La Cité n’est plus très loin à présent. Je retrouve sur le terrain plusieurs des éléments "géographiques" représentés sur la carte du capitaine.
« Improvisez si nécessaire » ! Mais pourquoi devrais-je improviser ? On m’a demandé de respecter la feuille de route, oui ou non ?
11 :32 :45.
À la seconde près, je pousse le levier vert du frein et je baisse d’un cran la manette qui contrôle la vitesse. Une secousse m'informe que le freinage a commencé. Les roues ne crissent pas, mais après tout nous ne sommes pas sur des rails. Quant aux moteurs, ils toussotent quelques secondes avant de s’arrêter complètement. Merde.
Est-ce normal ? Et l’officier, il est où, ce branleur ?!
Je vérifie une nouvelle fois les instructions. La prochaine manœuvre n’étant pas prévue avant cinq minutes, je me risque à mettre le nez hors de la cabine. Il n’y a personne sur le pont principal. Ni à l’arrière.
Qu’est ce qu’ils foutent ? Où sont-ils tous ?
De l’endroit où je suis, il m’est impossible de voir la vigie en haut de son perchoir. Je retourne donc aux commandes avec une boule au creux de l’estomac. Tout ceci est très, très louche…
Au moins, les freins fonctionnent. La vitesse du Lumbricus diminue lentement mais régulièrement. Sa trajectoire le conduit droit sur deux grandes structures pyramidales qui marquent le début du cercle défensif de la cité.
Exactement comme sur le schéma. Mais de les voir en vrai, c’est nettement plus impressionnant. Flippant même.
65 km/h… Nous allons passer entre ces ouvrages menaçants à une vitesse qui ne tolère aucune marge d'erreur. Le capitaine et ses officiers auraient dû prévoir une approche plus lente… ils sont suicidaires ou quoi ? Et l’autre qui s’est barré aux chiottes au moment où j’ai besoin de lui !
Les gigantesques crocs de béton grossissent devant moi. Le Lumbricus va frôler celui de droite alors qu’il y a beaucoup plus de place à gauche, c'est-à-dire de mon côté.
Aïe… Ça va être très, très juste… Qu’est-ce que je fais ? Ils m’ont dit de suivre les consignes à la lettre ! Mais aussi d’improviser !!
La sueur perle à mon front. Je sais maintenant ce qu’a pu ressentir le pilote du Titanic, quelques secondes avant que le paquebot ne s’éventre sur la partie submergée de l’iceberg qu’il était en train de dépasser.
… suivre les consignes à la lettre… improviser… dans tous les cas, si jamais le train et ses milliers de tonnes heurtent le brise-élan, je risque de mourir écrabouillé dans un carambolage cauchemardesque.
Je suis très mal barré, sans mauvais jeu de mots.
Nous allons raser... Non, maintenant, c’est sûr : nous ALLONS DROIT sur ce truc !!!
Fouetté par l’adrénaline, je donne un tour complet à la grande roue de direction en me retenant in extremis d’en donner un deuxième.
Grand bien m’en a pris, car le Lumbricus s’écarte rapidement vers la gauche, menaçant cette fois de venir s’écraser sur l’autre structure pyramidale. Je rétablis une trajectoire à peu près droite en donnant une série de petits coups à la roue principale.
Le Lumbricus passe sans encombre à l’ombre des énormes défenses de pierre. Les murailles de la cité se profilent maintenant devant moi. Et d’autres écueils m’attendent un peu plus loin.
Par dizaines.
Ma situation est pire que celle d’un rhinocéros qui se promènerait dans un concours de châteaux de cartes. Les Voids m’ont laissé me débrouiller tout seul, au risque de me voir précipiter leur engin dans ces fortifications ! Voulaient-ils me tester ? Parce que là, ça devient carrément criminel !
Je prends une profonde inspiration pour retrouver mon sang-froid et ma concentration. De toute évidence plus personne ne va venir m’aider, alors ça ne sert à rien de paniquer.
Et si je sautais du train ? À 45 km/h, je risquerais de me casser quelques os. Sans compter que je provoquerais un terrible accident. Le Lumbricus va droit sur les murs de la cité… et je ne sais toujours pas où se trouve l’équipage ! Il faut que j’arrête ce Léviathan à tout prix, sans casse si possible.
Je cherche désespérément une solution.
La carte du capitaine est toujours valable, mais après les deux coups de volant désespérés qui m’ont permis d’éviter une collision, les instructions détaillées ne valent peut-être plus rien. Je n'ai pourtant pas le choix. Sans vue d’ensemble sur cet endroit qui n’est ni plus ni moins qu’un champ de mine, je vais devoir prendre le gros virage prévu sur le papier si je veux éviter les obstacles.
Il y en a vraiment partout.
Tendu comme je l’ai rarement été dans ma vie, un œil fixé sur les écueils et l’autre sur l’horloge du tableau de bord, je compte les battements de mon cœur. Deux par secondes… non, trois… À l’approche du moment crucial, une ouverture se dessine dans le labyrinthe des blocs de pierre.
Oui… c’est ça ! Le virage ! Dans dix secondes… neuf… huit… sept…
Non, c’est maintenant ou jamais !
Je braque à gauche toute.
Au Diable les Voids ! Au Diable leurs consignes !
Le Lumbricus s’engage proprement dans l’immense corridor formé par les ouvrages de défense. J’en ressens un immense soulagement, et une immense fierté aussi. La voie est libre jusqu’au cœur de la Cité. Un coup d'oeil au compteur de vitesse calme un peu ma joie. Il affiche encore 35 km/h, et je doute que le train puisse s'arrêter avant de...
Soudain je sens une présence dans mon dos.
Les officiers, enfin ! Je me retourne, mi-soulagé mi-furieux après ces dernières minutes éprouvantes. Je suis prêt à les engueuler comme du poisson pourri.
Une femme brune se tient en haut des marches. Je ne l'ai jamais vue, et surtout elle n'est pas vêtue comme les Voids. Elle me crie d’un ton sans réplique :
– Viens ! Suis-moi ! VITE !!
Comme j’hésite à quitter mon poste, elle rajoute :
– Il faut quitter le Lumbricus ! Il n’y a plus personne à bord et il va exploser d’une minute à l’autre ! Il est piégé !!
– Piégé ?
Il faut quelques secondes à mon cerveau pour digérer cette information. Puis, comme dans une épiphanie, la machination des Voids m'est révélée dans toute sa noirceur.
Les marchands – en vérité des militaires – m’ont abandonné à un moment crucial. Les zones d’ombres dans leurs récits… le stress du capitaine et des lieutenants… les ouvrages défensifs essaimés autour de la Cité. Les Voids m’ont eu jusqu’à l’os. Un frisson acide me parcourt l’échine.
Fuite !!!!
Je me lance à la poursuite de la femme qui ne m’a pas attendu pour dévaler les escaliers. Je n’ai pas descendu trois marches qu'une autre révélation me frappe de plein fouet : des personnes vont mourir par ma faute. J’ai fignolé la trajectoire du monstre de métal pour qu’il pénètre jusqu’au cœur de la Cité. Piqué par l'orgueil, j’ai peut-être introduit dans la forteresse des kilotonnes d’explosifs. Je suis allé au-delà des attentes des Voids.
Il n'est pas trop tard pour corriger le tir. Je retourne à la hâte dans la cabine, puis je tourne légèrement la barre principale de manière à dévier la course du Lumbricus sans le précipiter trop vite sur un obstacle. D’ici quelques minutes j'espère. Et avec un peu de chance, il va heurter par le flanc le rempart principal qui protège Mobol au lieu de pénétrer dans la cité.
Quelques minutes. Au plus.
Pourvu que ça marche… Et maintenant, je peux me laisser gagner par la terreur !!
Bondissant hors de la cabine, je dégringole quatre à quatre les marches au risque de me fouler une cheville. La femme a rebroussé chemin pour venir me chercher. Dès qu’elle me voit, elle me fait signe de la suivre sur une passerelle qui mène à la seconde plate-forme, là où se trouvent les cabines des officiers. Je cours aussi vite que possible derrière elle jusqu’à ce que nous atteignions une rampe inclinée. Un authentique side-car nous attend sur la grille, presque au niveau du sol. La plaine défile sous nos pieds.
C’est par-là que ma dea ex machina est arrivée, et c'est aussi par-là que les Voids ont déserté le navire fou.
À peine ai-je pris place sur le minuscule siège de l’engin que la femme met les pleins gaz et lance sa moto sur la plaine vitrifiée. Je ferme les yeux devant l’audace de la manœuvre. Quand j’ose enfin regarder, nous nous éloignons du Lumbricus à très grande vitesse.
Droit vers le brise-élan le plus éloigné de la cité.
Une minute et un litre de sueur froide plus tard, nous nous cachons derrière la grosse dent de pierre. À plusieurs kilomètres de là, à l’opposé de la cité, des centaines de silhouettes forment une ligne d’une longueur impressionnante.
– Ce sont tes amis les Voids sur leurs motos, m’annonce froidement la femme qui a suivi mon regard. Ils attendent l’explosion.
Une déflagration ébranle soudain le brise-élan au pied duquel nous avons trouvé refuge. Le bruit est terrible. L’onde de choc est telle que le sol vibre pendant de longues secondes. D’autres explosions moins fortes se font entendre, tandis qu’un immense nuage noir s’élève dans le ciel et que des morceaux de tôles et de pierre retombent un peu partout à des lieues à la ronde. Nous ne risquons rien tant que nous restons sous le promontoire de pierre, contrairement aux Voids qui doivent battre en retraite devant cette pluie mortelle.
Des petits morceaux calcinés tombent encore quand nous reprenons la route un peu plus tard. Direction le Grand Large.
Le paysage derrière nous est un champ de ruines. Derrière la chape de fumée recouvrant Mobol, je devine une énorme brèche dans la muraille principale, ainsi que des dizaines de carcasses qui jonchent les abords de la Cité. Comme un régiment de chars d’assaut pilonnés par l’aviation.
– Nous n’allons pas à Mobol ?
Je dois crier pour me faire entendre.
– Mobol ? Tu veux mourir ou quoi ?
Justement, je me pose sérieusement la question de savoir si je ne suis pas déjà mort. Dans le doute, je vais faire comme si j’avais encore une vie à perdre.
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