Haute mer
Nous n’avons pas échangé d’autres paroles de toute la journée. Faut dire que ce n’est pas facile de discuter à 130 km/h à moto. Ne portant ni casque ni lunettes de protection, j'en suis réduit à me ratatiner derrière le minuscule pare-brise du side-car pour me protéger des violents courants d'air.
Mon corps n’est pas le seul à être ainsi prostré. J’ai aussi l’esprit recroquevillé comme un escargot au fond de sa coquille. Mes pensées bouclent sans fin autour d’une seule question, la même depuis deux jours, et qui se résume à ceci : qu’est-ce que je fous dans cette galère ?
Les premières heures de notre équipée sauvage ont été consacrées à semer les Voids. De toute évidence, mes nouveaux camarades étaient très, très fâchés de me voir filer dans la nature, moi le Pilote ingrat en qui ils avaient placé tous leurs espoirs. Ils avaient de quoi m'en vouloir. Clé de voûte de leur plan tordu, j'avais tout fait rater au dernier moment en provoquant prématurément l'explosion de leur bombe sur roues. Les murailles protectrices de la Cité de Mobol en avaient peut-être pris un coup, mais la ville et son port avaient échappé à la destruction totale.
Fort heureusement, l’espèce de side-car conduit par ma sauveuse providentielle rivalisait en puissance avec les bécanes de nos poursuivants. À aucun moment les Voids n’ont semblé gagner du terrain sur nous. Ils ont quand même fait preuve d’un bel entêtement. Le soleil était déjà au zénith quand ils ont fini par abandonner leur traque.
Nous avons ensuite roulé sans interruption tout le restant de l’après-midi, afin de mettre le plus de distance possible entre Mobol et nous.
De temps en temps, la femme à ma gauche jette un coup d’œil sur les côtés. Elle a enfilé des grosses lunettes d'aviateur qui recouvrent la moitié de son visage. Je ne vois donc pas ses yeux. Tant mieux. Durant nos brefs échanges sur le Lumbricus j'ai été frappé par l'intensité de son regard. Généralement ce genre de femme lit en moi comme si j'étais transparent.
N’ayant rien d’autre à faire durant des heures, et plutôt que de continuer à me morfondre sur le pourquoi de ma situation, je m'intéresse au comment de ce qui m'entoure.
Par exemple, j’essaye de comprendre comment ma pilote est capable de retrouver son chemin dans ce désert absolument uniforme. Pas tout à fait uniforme, en réalité. Plusieurs fois je remarque des sortes de "récifs", des aspérités qui poussent sur la surface lisse. Avec une bonne boussole doublée d’une excellente connaissance des lieux, je suppose qu'on peut naviguer avec précision.
Je me demande aussi comment un soleil si gros ne brûle pas cette plaine aussi sombre que du bitume. Il devrait faire au moins 60 degrés ; or, la température est très douce.
Et les journées ? Font-elles 24 heures ? Sans montre, je suis incapable d’estimer le temps qui passe. Tout me semble aller trop vite ou trop lentement.
Je sors de ma poche mon Nokia qui ne fonctionne toujours pas et, sans réfléchir, je le tripote comme une boule anti-stress ou comme une amulette protectrice. Avec mes fringues, il fait partie des rares choses qui me rattachent encore à mon "vrai" monde.
Ayant épuisé tous les sujets de réflexion qui pouvaient me venir à l'esprit, je n'ai plus qu'à somnoler en attendant... quoi ? C'est l'histoire de ma nouvelle vie : je n'ai pas la moindre idée de ma destination.
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Peu de temps avant le coucher du soleil, alors que le spectre de couleurs se réduit à un camaïeu de verts profonds, la décélération progressive du side-car me tire de mes rêveries. Nous sommes en vue d’un îlot rocheux guère plus gros qu’une maison de trois étages, auréolé d’herbes folles qui lui donnent une allure de vieux troll chevelu.
Nous en faisons d’abord le tour au ralenti, en restant à une dizaine de mètres des premières pierres anguleuses qui jurent dans ce paysage lisse comme un œuf.
Apparemment satisfaite de ce qu’elle voit, la femme coupe enfin le moteur. Elle descend lentement de son engin, droite comme un i, puis elle étire méthodiquement ses jambes et ses bras en faisant craquer ses articulations. J’admire discrètement ses courbes bien dessinées sous sa tenue en cuir. Bien que menue, elle est clairement sportive, plutôt gymnaste qu’athlète, genre montée sur ressorts. Bref, elle est bien plus en forme que moi.
Le silence qui s’en suit est à peine égratigné par les cliquetis du moteur qui se refroidit.
Mes oreilles bourdonnent encore. J'ai été plongé dans un tel vacarme pendant des heures que l’absence soudaine et complète de bruit me donne le vertige, un peu comme quand on sort d’une salle de cinéma après un long film d'action.
Sans m’attendre ou même se tourner vers moi, la femme grimpe en haut de l’îlot avec l’agilité d’une gazelle. Du coup – et c'est tant mieux ! – elle se prive du spectacle comique que j'offre en m'extirpant tant bien que mal de la caisse en tôle, une jambe ankylosée après l’autre. Je vais zapper les étirements pour ne pas paraître ridicule.
Que ça fait du bien de s’arrêter ! J’espère qu’on ne va pas continuer de nuit. Et le carburant ? On a dû faire six ou sept cents kilomètres depuis la cité.
Je savoure pendant quelques minutes le calme et la brise légère qui précèdent le coucher du soleil. Une façon comme une autre de gagner du temps, car je redoute un peu les présentations qui vont suivre. Asocial, moi ? Plutôt timide. Prenant mon courage à deux mains, je souffle un bon coup avant d'escalader à mon tour les rochers.
La femme est assise les jambes croisées sur un énorme jerrican en métal, trônant au beau milieu des herbes folles telle une sirène en cuir noir sur son rocher. Un autre bidon traîne un peu plus loin. Ça pue l’essence à plein nez.
– C’est vous qui les aviez cachés là ?
Ma voix cahote comme un moteur qui ne veut pas démarrer par un matin d’hiver. Je racle ma gorge pour me refaire un timbre plus humain.
– Non, me répond-elle en mâchouillant un brin de paille.
– Ah bon ?
J’attends des explications qui ne viennent pas. Je commence à en avoir l’habitude.
Après les mensonges des Voids, après les moqueries des "pêcheurs", après le despotisme de la femme flic, après toutes ces bizarreries venant de tous ces gens bizarres, je ne sais pas quoi penser de cette femme aussi déplacée dans ma vie que cette aventure surnaturelle.
C’est vrai qu’elle est jolie, elle est tout à fait dans mon style. Aussi brune que la flic était blonde, avec de grands yeux sombres et mystérieux, voire tristes. Bien sûr, on ne joue pas dans la même ligue, et j'ai passé mon tour dès que nos regards se sont croisés. J'ai quand même le droit de soupirer intérieurement. Mais pour ce que j’en sais, elle pourrait bien être une cinglée de plus. Ce monde est peut-être un asile planétaire qui accueille les rebuts psychiques des dimensions normales !
Prenant un air détaché, je m’approche du second jerrican en comptant m’asseoir dessus. Pas de bol, le récipient est poisseux d'essence et de résidus mécaniques comme de l'huile de moteur. Hors de question que je me salisse le cul là-dessus.
Tant pis. Je suis resté assis pendant des heures, ça me fera du bien d’être debout. Et je verrai mieux autour de moi, tiens.
Scannant l'horizon à la manière d’un radar sur une frégate, je fais un panoramique complet. Bof… Il n’y a plus grand-chose à voir. Le soleil s’est caché sous la ligne grise de la plaine. D’après ma courte expérience de ce monde, il va faire un noir d’encre d’ici un quart d’heure.
La femme regarde pensivement le couchant, le visage grave. Je n’en peux plus.
– Écoutez. Je ne sais pas qui vous êtes. Je ne sais pas pourquoi vous m’avez extrait de ce… train géant. Je ne sais pas pourquoi les Voids voulaient faire sauter la cité. Je ne sais même pas pourquoi je suis ici. Bref, je ne sais rien de rien de tout ce bordel et vous savez quoi ? Je ne veux plus rien savoir !! Mais, s’il vous plaît, dites-moi si nous allons passer la nuit sur cette colline. Je voudrais m’allonger où je veux, m’endormir quand je veux, et accessoirement j’aimerais savoir si vous avez l’intention de me faire une vacherie pendant mon sommeil !
– Tu ne veux pas manger avant de dormir ? Parce que j’ai là quelques victuailles de premier choix (elle me montre du menton un paquet que je n’avais pas remarqué dans l'herbe).
Adieu ma colère. Bien sûr que je crève de faim ! Je m’assieds sagement en tailleur pendant qu’elle sort du gros sac de toile des saucissons, du pain, des oranges, et même de la bière en bouteille.
– Il est trop tard pour allumer un feu, continue-t-elle. Nous nous ferions repérer à des dizaines de kilomètres à la ronde. Je m’appelle Lucia.
– Moi c'est Paul, je viens d’un autre monde, et je suis perdu.
Ça résume assez bien ma situation. Cette phrase toute simple me procure une paix inattendue. Pourquoi se prendre la tête ? Je saisis la miche de pain qu’elle me tend.
– Qui n’est pas perdu, d’une façon ou d’une autre… ? murmure Lucia sans s'adresser particulièrement à moi.
Elle reprend d’une voix plus forte :
– Nous avons appris – ne me demande pas comment – que les Voids projetaient d'utiliser le Lumbricus comme une arme de destruction massive, et qu’ils avaient engagé un mercenaire pour les aider. En te voyant, j’ai aussitôt compris qu’ils avaient abusé de ta naïveté. Demain je te conduirai en un lieu sûr où tu pourras fuir la vengeance du Mobol.
– Le Mobol ? Tu veux dire la Cité ? Pourquoi voudrait-elle se venger ? Et tu as dit « nous » : qui êtes-vous ?
– Je croyais que tout cela ne t’intéressait plus.
– J'ai changé d'avis. Merde, il en va de ma vie !
J'ai essayé de prendre un ton viril. Le coup de ma prétendue "naïveté"... c'est carrément vexant ! J’admets qu’il est difficile de me confondre avec un mercenaire, pourtant j’étais à deux doigts de remplir ma mission, crénom de Dieu !
– Alors laisse-moi m’occuper de ta vie, me rétorque-t-elle. Je suis mieux placée que toi, tu en conviendras.
Et toc dans les dents. Je l'avais pressenti, elle me surclasse dans tous les domaines.
– Oui, le Mobol est une cité, poursuit-elle. Mais c’est aussi un être, qui vit terré au cœur de sa forteresse. Il commande une armée qui fait la pluie et le beau temps dans la région. (Elle se penche vers moi. Son soupçon de tristesse a disparu). Il a fait torturer et massacrer des milliers de pêcheurs, femmes et enfants compris, il a vidé des îles entières qui refusaient de se soumettre à sa Loi !
– Alors j’ai eu tort de dévier la trajectoire du Lumbricus, c’est bien ce que je dois comprendre ?
– Non. Les Voids ne valent pas mieux. Ils projettaient de raser la ville avec l’explosion et d’achever les blessés ensuite. La plupart des habitants de Mobol ne méritent pas la mort. Personne ne la mérite, d’ailleurs.
C’est comme si Lucia venait d’enlever la couleur sur mon téléviseur. Retour au noir et blanc. Ma sympathie toute relative pour ce monde doré vient de prendre son coup de grâce. La sinistre machination des Voids m’a déjà ébranlé, au propre comme au figuré, et voilà que j’apprends que les peuples de cette plaine si tranquille et si belle se massacrent à tour de bras.
– Tu ne veux pas m’expliquer ce que je fais ici ? Quel est ce monde?
J’espère encore une vraie réponse. Je vais être déçu.
– Je ne peux pas te dire ce que tu fais ici, à part te faire manipuler comme un gamin par les premiers Voids venus. Quant à ce monde… eh bien, c’est le monde !! Tu as de drôles de questions (elle hausse les épaules, je crois que je vais devoir m’habituer à ce geste). Tu ferais mieux de te taire, à l’avenir : j’en connais qui détestent les curieux.
Je la regarde droit dans les yeux en me demandant si c’est une menace voilée. Mais non, son conseil est sincère. Si j'avais bu, je dirais qu'elle m'aime bien. Pourtant je ne veux pas abandonner aussi vite. Peut-être ne sait-elle vraiment rien, mais pourquoi moi ? Quelle variable suis-je dans l'équation ?
– Les Voids auraient réussi leur coup s’ils avaient piloté eux-mêmes le Lumbricus. Je ne comprends toujours pas mon rôle dans cette histoire.
– Tu les connais mal ! Leur religion leur interdit de toucher les commandes d’un navire au long cours. La caste des Pilotes est très protégée, et protectionniste. Ses membres sont riches, tout en étant des parias dans leur propre société.
– Des parias ? Pourquoi ?
– Ils sont impurs. Ils souillent la Mer.
– C’est complètement dingue. Et les deux vrais Pilotes, ceux qui ont déserté la veille ? Ils auraient pu diriger le train avec plus de précision que moi, et le quitter au tout dernier moment, comme les autres l’ont fait !
Lucia soupire. Je la remercie de cacher le mépris qu’elle doit ressentir pour moi.
– Je vais être franche : ils craignent les pouvoirs du Mobol. Je crains les pouvoirs du Mobol. Tout le monde craint les pouvoirs du Mobol. Aucun Pilote sain d’esprit, même le plus fanatique des Voids, n’oserait conduire un train bourré d’explosifs dans la Cité. Il n’oserait même pas s’en approcher, car le Mobol le saurait, et sa vengeance serait implacable.
Après un moment de silence je grommelle :
– C’est une simple superstition, n'est-ce pas ?
À mon grand soulagement elle ne répond pas. Elle a presque réussi à me faire peur, avec ces histoires de vengeance et de...
– Pas une superstition. C’est un fait scientifique, finit-elle par dire alors que je n’attends plus de réponse. L’instrument de ta mort est déjà en route, ou sur le point de l’être.
– Tout ceci me semble un brin dramatique. On meurt tous un jour, non ?
– Je ne sais pas quelle forme prendra la sentence du Mobol. Tout ce que je peux te dire, c'est que ce ne sera pas une balle perdue ou une arrête coincée en travers de ta gorge. Ce sera plus spectaculaire. Seule la vitesse peut encore te sauver. C’est pourquoi nous repartirons juste avant l’aube. Je ne veux pas prendre de risques, conclut-elle en refermant sèchement son sac et en se levant.
Elle ne m’en dira pas plus. Elle est redevenue aussi distante que l'horizon de ce monde aussi vaste que vide.
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Couché en position fœtale au pied d’un rocher au niveau de la plaine, à l’abri du vent qui souffle de l’ouest, j’essaie de dormir. De là où je me trouve, je ne vois pas Lucia.
Je me demande où elle a bien pu s’allonger. Quelque part dans un creux douillet au milieu des hautes herbes, sans doute. Est-ce vraiment par pudeur que je me planque aussi loin d’elle ? Ou bien par peur ? Si son intention était de me tuer, elle aurait pu le faire à maintes reprises. Non, ma peur est d’une autre nature. Vous allez rire : je ne saurais pas quoi faire si cette Jeanne d’Arc à moto se déshabillait devant moi, ou si la belle se prenait à faire ses besoins dans les buissons comme si je n’étais pas là.
La réciproque doit être vraie. Après tout, que sait-elle de moi ? Je pourrais être un dangereux prédateur sexuel, un assassin, un esclavagiste… Hum, je crois qu’elle m’a cerné très vite et qu’elle me déjà connaît mieux que quiconque. Quand même, le coup de "ma naïveté", ça me reste en travers de la gorge.
Une heure plus tard je n’ai toujours pas trouvé le sommeil.
La fraîcheur ambiante qui me pénètre jusqu’à la moelle n’est pas un produit de mon imagination frileuse. Elle tombe de ce ciel implacable, limpide comme un cristal emprisonnant des millions d’étoiles. Plus prosaïquement, le vent a durci le ton et tourbillonne autour du rocher sans me laisser le moindre recoin où m’abriter de son souffle.
À part les herbes là-haut, il n’y a pas d’autre endroit pour me protéger. Sauf peut-être… bien sûr ! L’espèce de brouette collée à la moto – le side-car médiéval ! Je pourrais me blottir dedans. Après tout, il protège bien du vent quand on roule.
Je quitte ma cachette à quatre pattes et à tâtons pour éviter de me cogner quelque membre sur quelque chose.
L’obscurité serait totale sans la faible lueur dispensée par les amas d’étoiles. Derrière moi, les rochers brillent vaguement dans des nuances de gris, telles des sentinelles m'invitant à rester dans leur parage. La plaine, quant à elle, est d’un noir si profond qu’elle semble rayonner dans des spectres négatifs.
Pris d’une impulsion, j’enlève mes chaussures et mes chaussettes avant de me remettre debout. La surface de la plaine est un peu rêche et douce à la fois, comme la peau d'une pêche (ou d'un dauphin, mais j'ai déjà utilisé cette image). Elle est tiède !
Au lieu de faire le tour de l’îlot comme prévu, je m’en éloigne d’une dizaine de pas. Puis d’une dizaine d'autres, puis d’une centaine, sans jamais regarder derrière moi. Enfin, je me retourne lentement pour ne pas perdre mon sens de l’orientation.
Je ne vois strictement rien ! Que dalle !
Il me faut quelques minutes supplémentaires pour deviner les contours de l’îlot qui se trouve beaucoup plus loin qu’attendu. Sa présence occulte les étoiles les plus basses à l’horizon.
Je me sens comme un nageur qui a surestimé ses forces et réalise un peu tard qu’il s’est trop éloigné de la côte. À la différence près que je ne risque pas de me noyer, puisque je suis en quelque sorte au-dessus de l’eau.
Au-dessus de l’eau.
Loin de me rassurer, cette idée fait germer en moi un début de malaise.
Au-dessus de l’eau. Le suis-je vraiment ?
Je suis... je suis sur une fine couche de glace noire… Je suis suspendu au-dessus des abysses… L’enchantement qui me maintient à la surface pourrait se rompre à tout instant…
Vertige.
Je me mets à trembler de tous mes membres.
Incapable de rester debout, je me laisse tomber à genoux avec la conviction que le sol va se dérober sous moi, que la membrane de cette mer impossible va fondre pour m’engloutir avant de durcir à nouveau, comme le bouchon qui s’est formé dans le tunnel à mon arrivée.
Je me recroqueville en fermant les yeux.
Et je les vois :
… des gens… des milliers de gens !! De tous âges, de toutes les tailles, de toutes les couleurs, vêtus de toutes les façons possibles. Des visages parfois familiers, mais je me trompe forcément, je ne connais personne sur ce monde dément ! Ils sont là, à portée de main, et en même temps ils sont infiniment loin, flottant parmi des objets plus nombreux qu’eux encore…
… des voitures, des téléviseurs, des ordinateurs, des machines à laver, des meubles, des bouteilles, des roues, des constellations de choses aussi minuscules que des briquets, des clés, des pièces de monnaie, des colliers, des téléphones portables, des outils en pierre, en métal, des milliards d’objets figés comme autant de paillettes dans une boule remplie d’eau gelée !
Tous englués, inertes, prisonniers de l’océan de verre vitrifié. Inertes mais pas immobiles : bien qu'ils n'aient pas bougé d'un millimètre depuis que je les regarde à travers mes paupières, je jurerais que l'ensemble se meut avec une lenteur géologique. Depuis toujours, et pour toujours.
Soudain les visions s’estompent. Comme un vieux saule dans son marais brumeux, qu’on transposerait sur une plage en plein soleil, elles perdent progressivement de leur pouvoir suggestif.
La magie est rompue, et moi avec. Crac ! J'ouvre les yeux.
L’angoisse reflue aussi vite qu’elle m’a submergé, me laissant haletant sur le sol dur de la plaine.
Dur mais tellement tiède ! La plaine restitue la chaleur emmagasinée pendant le jour. Du bout des doigts, je fais des cercles sur cette peau qui semble réagir à la caresse. Un sentiment de bien-être m’envahit doucement. Je ne bougerai pas de là. Je m’allonge sur le ventre pour m’endormir aussitôt.
Je fais de doux rêves.
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Il est des sons plus agréables que la pétarade d’une moto en guise de réveille-matin. D’un autre côté, c’est terriblement efficace.
Le ciel a déjà verdi quand Lucia arrête son engin à quelques pas de l’endroit où je me suis couché. Encore imbibé de sommeil, je cligne des yeux dans l’aube naissante, en me demandant, pendant quelques secondes de pure panique, ce que je fous au beau milieu de la plaine d'ébène.
Je me redresse en grelottant. Confirmation, la Mer est plus froide et plus sombre qu’en fin de journée. Elle est vidée de sa chaleur, et je sens qu'elle absorbe la moindre parcelle d'énergie.
À quelque distance de là, j'aperçois l'îlot que j'ai quitté en pleine nuit. Il ressemble plus que jamais à un rocher de jardin japonais affleurant la surface inerte d’une mer de sable (sans les vaguelettes dessinées au râteau).
Ma petite escapade nocturne me revient. La tiédeur et l’élasticité du sol, les…
Non.
Je fais barrage à mes souvenirs perturbants. Je dois les mettre de côté pour plus tard, quand je serai parfaitement réveillé et en mesure de penser droit.
Sans un mot car je suis de toute façon incapable de parler, je me contorsionne pour m’asseoir dans le side-car en prenant bien soin de ne pas écraser le sandwich qui m’attend sur le siège.
– Je n’ai pas préparé de café, me dit Lucia tout en ajustant ses lunettes sorties d’un documentaire sur les débuts héroïques de l’aviation. Je préfère atteindre le prochain archipel pour allumer un feu, d’ici, disons, deux heures. Tu tiendras jusque là ?
– Mmmm... oui. Merci quand même pour le repas.
– Alors allons-y !
Elle pète la forme on dirait. Je ne préfère pas savoir ce qu’elle a pensé en me voyant vautré au large comme une bouée à la dérive. Ou comme un noyé refoulé par les vagues.
Mes visions nocturnes reviennent à la charge avec la même soudaineté qu’une clameur dans un stade après un but égalisateur, mais cette fois je n’ai aucun mal à les dominer et à les affronter en face.
Gouffre marin. Vide abyssal. Dans la lumière éclatante du jour, la plaine ressemble avant tout à une plaine, et je ne peux pas la voir autrement. J’ai d’ailleurs dormi sur ce sol aussi dur qu’un pneu de camion gonflé à bloc. Et j’ai aussi rêvé… mais ces rêves, je ne peux pas les chasser aussi aisément de mon esprit libidineux.
J’ose à peine croiser le regard de Lucia.
La moto s’élance en direction du soleil levant. C’est reparti !
Trois minutes plus tard je me retourne tant bien que mal dans ma caisse de savon pour voir le chemin parcouru. L’îlot n’est plus qu’une devinette sans réponse. Un improbable rocher émergeant d’une improbable mer vitrifiée, croisé l’espace d’une nuit trop courte et redevenu un point sur les cartes – et dans mon imagination.
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Lucia ne fait pas des promesses à la légère. Deux heures plus tard, nous apercevons plusieurs îles nettement plus grosses que le caillou que nous avons quitté à l’aube.
Nous accostons une langue de terre pas très haute mais longue de trois cents mètres au moins, et recouverte d’arbustes rabougris qui lui donnent l’allure d’une brosse à dent géante.
« Est-ce qu’il pleut sur cette plaine ? Oui, je suis stupide, comment pourrait-il en être autrement avec toute cette végétation ? »
J’ai parlé à voix haute sans attendre de commentaires de Lucia. Elle prend quand même la peine de me répondre :
– La saison des pluies commence dans deux mois. Il tombe de faibles quantités d’eau, surtout dans la région où nous nous trouvons actuellement. Plus au sud, par contre, un grand lac se forme sur la Mer, ce qui interrompt temporairement la navigation.
Évidemment, qu'est-ce que je suis bête. Ici les navires ont des roues, et la mer n’a pas d’eau mais elle peut se couvrir de lacs. Question de vocabulaire (et de santé mentale). Puisqu'elle veut jouer à ce petit jeu, allons-y.
– Et ensuite ? Que devient le lac ?
– Il s’évapore. Il est bu. Il s’écoule vers les Terres Vertes, il se transforme en miel, que sais-je ? s'agace Lucia.
En d'autres termes, ferme-la avec tes questions de gamin de six ans. Je contiens mon ricanement. Si même toi tu n'en sais rien, ma belle, je ne suis peut-être pas le dernier des naïfs, après tout. L’hydrologie de cet endroit, comme sa topographie, sa météorologie, ses sociétés, sa technologie, sa langue… sont un véritable défi au bon sens. Et doivent peut-être le rester ! La logique même de ce monde est douteuse. Quant à son existence même… J’ai lu assez de SF pour soupçonner une histoire de monde virtuel, d'expérience onirique ou une connerie du genre, mais je préférerais que ce ne soit pas le cas. Pour plein de raisons.
Par exemple, cette femme étonnante : elle existe bel et bien ! Je n’ai pas pu l’inventer dans mon cerveau étriqué, elle est infiniment plus parfaite et vivante que moi. Appartient-elle vraiment à ce délire bancal ? Si oui, pourquoi l’accepte-t-elle sans se poser de questions ?
Bien qu’elle m’ait mis en garde contre ma curiosité, je dois profiter de ma "guide" et tirer d’elle des renseignements indirects qui me permettront de trouver un semblant de réalisme dans cette irréalité. Je reviens à la charge.
– Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de résidus sur la plaine... euh sur la Mer ? Avec l’érosion des rochers, l’écoulement des pluies, il devrait y avoir au moins de la poussière !
En guise de réponse, elle ramasse une poignée de graviers qu’elle jette sur la surface mate et immaculée. Apparemment satisfaite, elle s’installe sur la berge et s’attelle à faire chauffer de l’eau sur son réchaud miniature. Je me garde de tout commentaire désobligeant, même si l’envie ne me manque pas de l’attraper par le col et de la secouer jusqu’à lui faire perdre son petit sourire entendu.
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La boisson épicée est encore meilleure que celle qu’on m’a servie à bord du Lumbricus. Mais ce n'est toujours pas du vrai café ! Celle-ci goûte la châtaigne grillée en plus de sa saveur de gingembre. Un soupçon de lait concentré sucré tempère l’acidité de ce dernier ingrédient. Oui, du lait concentré ! Je n’ai rien dit en voyant Lucia percer d’un coup de poinçon la conserve sans étiquette. Aboule le kawa, je ne veux pas savoir d’où vient cette boîte, tant que c’est chaud, ça me va.
Adossé à un arbuste noueux qui n’a pas dû bourgeonner depuis des années dans ce climat sec, je resterais bien là pendant des heures sans bouger, à contempler l’horizon peu contrariant. Cet instant vaut toutes les grasses matinées du monde. J’en ai même un début d’érection que je m’efforce de cacher en relevant mes jambes.
Las ! Lucia remballe déjà le matériel avec des gestes vifs et précis.
– Il faut repartir. Une demi-heure c’est plus que suffisant.
Le menton sur les genoux, je laisse s’écouler quelques minutes pour être en état de marcher (comprenez-moi). Quand je me sens prêt, je rejoins Lucia qui m'attend patiemment sur son engin.
Tiens, les petits graviers… où sont-ils ? Ils ont presque tous disparus. Seuls les plus gros sont encore là… quoique… je mettrais ma main à couper qu’ils sont maintenant plus proches de la berge.
Ils ont glissé !
Tout devient clair pour moi. La surface est une véritable poêle en téflon, rien ne peut s’y accumuler ! Est-ce le vent, une pente indiscernable à l’œil, ou encore une force électro-quelque chose qui déplace les débris ?
Je me tourne vers Lucia.
– Les villageois qui m’ont accueilli, juste avant ma rencontre avec les Voids, ils m’ont raconté des histoires bizarres. Ils se disent "pêcheurs", et ils prétendent tirer de la Mer des objets qu’ils revendent… C’est du grand n’importe quoi !
Je ponctue ma sentence avec un gloussement puéril dans l’espoir de faire réagir Lucia. Et ça marche ! Elle était sur le point de démarrer la moto. Au lieu de cela, elle repose ses fesses sur le cuir du siège, et elle me regarde froidement tout en tapotant le réservoir métallique entre ses jambes.
– D’où crois-tu que sort cet engin, toi qui es si malin ?
– Tu ne veux quand même pas insinuer que…
– Tu viens de passer une nuit allongé sur la Mer. Une idée stupide, soit dit en passant. Si tu avais braqué vers la surface une lampe spéciale comme celles qu’utilisent les pêcheurs, tu aurais peut-être vu un truc ou deux par transparence. Une bouteille, une roue, un pot d’échappement… ou avec beaucoup de chance, un camion entier. Les véhicules en état de marche sont un vrai jackpot pour les prospecteurs.
Incrédule, je baisse les yeux sur la plaine. Le sol n’a vraiment rien de translucide.
– Ne perds pas ton temps, la lumière du jour rend la mer opaque, m'explique Lucia en haussant les épaules comme si c’était une évidence.
– Admettons… (j’ai du mal à cacher mon scepticisme). Alors comment font-ils pour extraire ces objets quand ils les ont repérés ?
– Tout n’est pas récupérable. Cela dépend de la profondeur et de l’endroit. Quand c’est possible et si ça en vaut la peine, les pêcheurs créent une dépression à l’aide d’ultrasons. La Mer déteste cette gamme d’ondes, alors elle se retire lentement en se creusant autour de la source émettrice. Ensuite, ils retirent l’objet l’aide de crochets avant que le sol ne redevienne plat et dur. Les meilleures zones de pêche sont au Médian-Nord.
D’un coup de pied bien senti, Lucia fait rugir la moto pour m’empêcher de la questionner d’avantage. J’ai à peine le temps de prendre place qu’elle démarre plein pot. L’accélération me colle dans mon siège. Fin de la discussion.
Vais-je gober cette histoire de cinglé ? Je crois que je n’ai pas le choix, j’ai vu ces objets de mes propres yeux. Non, pire que ça : je les ai vus SANS mes yeux.
Pourtant, j’ai aussi vu des gens dans ce cauchemar métaphysique. Comment ma charmante pilote peut-elle l'expliquer ? J'essaierai de lui tirer les vers du nez un peu plus tard, et avec tact. La brunette est charmante, mais un feu terrible couve en elle. Je ne voudrais pas me griller les ailes en cherchant une étincelle de vérité dans une fournaise.
Après avoir piloté un convoi bourré d’explosif, j’ai maintenant la sensation pénible d’avoir posé le pied sur une mine anti-personnelle qui se déclenchera si je bouge un seul orteil.
En d'autres termes, je suis condamné à ne plus faire le mariole si je veux survivre.
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