Vortex !
Je commence à m’habituer à mon habitacle en tôle. À défaut d’avoir un chez-moi sur ce monde que j’arpente depuis trois jours (déjà), le panier du side-car remplit provisoirement ce rôle. Le confort est spartiate mais j’ai connu pire – et je ne vous parle pas de mon cubicule. Si seulement je pouvais étirer mes jambes !
Lucia m’a prêté une coiffe en peau de mouton retourné, garnie de rabats qui protègent mes oreilles. Elle l’a retrouvée dans une des sacoches qui flanquent la moto.
J’en ai conclu :
– qu’il y avait des moutons sur ce monde minéral (paix à l’âme de celui qui m’a fourni sa laine soyeuse).
– et que Lucia était attentive à mon bien-être, malgré sa rudesse apparente à mon égard. Cette pensée me réchauffe plus encore que la coiffe.
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Les îles où nous avons fait notre pause déjeuner sont maintenant passées sous la courbe de l'horizon.
Cet interlude de bonheur simple n’est plus qu’un souvenir que je choierai aussi longtemps que la vie me le permettra.
Encore un, me direz-vous. À croire que je les collectionne depuis mon arrivée. C'est l'une des spécificités de ce monde ouvert : le temps y est intimement lié à l'espace. Quand on roule, le passé disparaît proprement derrière nous, à la manière d'un décor de théâtre qu'on escamote sous la scène. Idem pour le futur, on le voit arriver de loin – comme par exemple la Cité de Mobol. Hélas, voir ne suffit pas. Il faut ensuite prendre la bonne décision. Je suis une bille dans ce domaine, vous en conviendrez !
Nous voici donc à nouveau au beau milieu de nulle part. Si la chose était possible, je dirais que la plaine est plus vide que jamais, sans passé ni futur. Tellement vide qu'une forme d'agoraphobie pourrait me tomber dessus si je ne recentrais pas mon attention sur le microcosme que nous représentons, Lucia et moi.
Deux êtres de chair (enfin, j’espère ne pas me tromper en ce qui concerne ma camarade de cavale), deux être organiques juchés sur un minuscule bout de métal crachant ses fumées noires dans le vert pur du ciel. Un échantillon d’humanité rampant comme de frêles bactéries sur la table lisse et aseptisée d’un laboratoire infini. Adam et Ève prêts à (re)peupler le grand vide… enfin, dans mes fantasmes ! Lucia n'a rien d'une Ève, mais tout d'une Lilith. Une déesse sombre qui n’appartient à personne.
Comme si elle lisait dans mes pensées et qu’elle voulait en interrompre le cours avant qu’elles n’aillent trop loin, la motarde stoppe son engin sans prévenir. Son regard soucieux achève de me sortir de mes divagations. Je me redresse dans ma boîte.
– Que se passe-t-il ? Un problème ?
Rien ne serait moins excitant que de tomber en panne dans ce désert absolu. À mon corps défendant, je me prends à penser que l’inverse est aussi vrai, si j’ajoute Lucia à l’équation. Arrête ton char, Paul, reviens sur Terre.
La brunette ne me répond pas tout de suite. Elle descend de son siège et sort de ses affaires un étrange appareil gros comme une caméra de poche. On dirait un mini télescope avec son trépied, son tube principal et ses mollettes. Ou alors un outil d’arpenteur pour savant fou de petite taille.
Confirmation, il s’agit bien d’un appareil à mesurer. À genoux sur la surface sombre, Lucia fait une série de relevés dans plusieurs directions, avant de se remettre debout avec la souplesse d’une gymnaste. Elle m'indique l’horizon un peu à gauche de la direction que nous étions en train de suivre.
– Un vortex. À quatre ou cinq kilomètres d’ici. Ou plus, selon sa taille.
Voyant mon expression incrédule, elle s'exclame :
– Ah oui, j’oubliais, "tu n’es pas d’ici" !
Merci de me le rappeler. Toutefois les guillemets n’étaient pas nécessaires, même si c'est moi qui les ai ajoutées. Car j’ai bien senti le sarcasme – ou alors je suis devenu trop méfiant depuis qu’on m’a pris pour un pigeon à plumer. Je réponds sèchement :
– Je sais ce qu’est un vortex. Un tourbillon, plus ou moins. À part ça, je n’ai aucune idée de ce que ça signifie dans ta bouche. Il n’y a pas l’ombre d’une goutte d’eau par ici.
– N’oublie pas que tu es sur la Mer. Certes, elle n’est pas liquide, du moins pas comme tu l’entends, mais le résultat est le même.
Je tape discrètement le sol du talon pour en vérifier la solidité. Mes visions nocturnes ne sont pas très loin, prêtes à reprendre d’assaut ma santé mentale. Ouf ! La matière sombre a la dureté du marbre. Mon geste n’échappe pas à Lucia qui ajoute :
– On ne voit pas bouger les vortex à l’œil nu. Leur échelle de temps est plus grande que la nôtre. Ils se forment sur plusieurs mois, se déplacent durant quelques années et finissent toujours par disparaître. Certains sont si larges qu’ils pourraient engloutir une cité entière, d’autres ne font que quelques mètres de diamètre. Les plus petits sont les plus dangereux quand on roule à moto. On peut tomber dedans si on n’est pas attentif, surtout la nuit. Heureusement les vortex sont plutôt rares, et leurs positions sont signalées par les voyageurs qui les découvrent.
– Tomber dedans ? Quelle est leur profondeur ?
– Ils n’ont pas de fond. En tout cas, ceux qui s’y sont aventurés de gré ou de force n’en sont jamais revenus.
J’ai du mal à y croire. J’aimerais vraiment voir ce phénomène de mes propres yeux.
– Allons-nous passer à côté ?
– D’après sa courbure, ce vortex est de taille moyenne. Nous allons traverser sa cuvette externe sans trop nous approcher de son cœur, ce qui n’est pas plus mal.
– Pourquoi ?
– Serais-tu vraiment simplet, au bout du compte ? Non, tu ne l’es pas, tu es juste ignorant. Quand tu verras ce dont il s’agit, même de loin, tu comprendras.
La remarque de Lucia m’aurait piqué au vif quelques jours plus tôt. Dorénavant je veux bien reconnaître ma stupidité. Je dois même à cette dernière de me retrouver ici, à des années-lumière de mon lit douillet.
– Comment as-tu su qu’il y avait un, euh, "vortex" dans les parages ?
– Ma longue expérience de la Mer. Quoique celui-ci devrait aussi te sauter aux yeux.
Je regarde à nouveau dans la direction où le truc est censé se trouver. Rien. Non, attendez… il y a … une déformation, à l’horizon. À peine perceptible, un peu comme si la ligne immuable de la Mer s’incurvait vers le bas. OK, je vois, il s’agit d’une sorte de doline (si je me rappelle bien mes cours de géologie). Une dépression naturelle, rien de plus. Avec un trou au milieu. À la bonne heure, nous allons pouvoir jouer au golf.
Nous reprenons notre route à plus faible allure.
Après dix minutes, il ne fait plus aucun doute que la courbure de l’horizon s’est accentuée. Nous sommes passés sous le niveau de la Mer sans nous en rendre compte (du moins, pas moi), et à présent une forte pente descendante est perceptible sur notre gauche.
Je cherche des yeux le centre du phénomène. L’aspect uniforme de la Mer ne me facilite pas la tâche. À cette heure chaude de la journée, sa surface chatoyante a pris cette teinte vert-de-gris quasi lactescente, sans nulle ombre qui trahirait l'existence d’un trou. Cependant, je ressens plus que je ne la vois la présence d’une formidable ouverture dans ce tableau monochrome. De subtiles nuances de gris suggèrent une aberration topologique quelque part au milieu de la vaste dépression.
Plus nous avançons, plus cet effet d’optique crée un malaise. J’ai l’impression que le sol s’enfonce sous nos roues, ou plutôt que des murailles se dressent lentement tout autour de nous. Le ciel a pris ses distances. Nous sommes entrés dans un monde oppressant.
Je ne me suis même pas rendu compte que la moto s’était arrêtée. Lucia n’a pas résisté à la tentation de m’impressionner.
– Tu vois mieux maintenant ? Es-tu toujours tenté de t’approcher du cœur ?
À vrai dire, non, mais je ne veux pas l’avouer. Pas encore. Ce "vortex" m’attire autant qu’il me révulse.
Je m’attendais à une espèce de tourbillon figé pour l’éternité, avec ses spires et son écume durcies. Bien au contraire, j’ai sous les yeux les bordures d’un entonnoir aussi lisse que le restant de la Mer. Pas la moindre aspérité pour accrocher le regard, ou pour s’accrocher tout court en cas de chute. Je frissonne en prenant conscience que nous sommes déjà dans le vortex. Nous y sommes depuis que Lucia m’a montré l’horizon déformé. Je dirais même que nous sommes entrés dans son royaume des heures plus tôt, alors que la courbure du sol était encore imperceptible.
Tandis que je balaye du regard l’immense cuvette, j’aperçois une silhouette qui se découpe en contre-plongée sur les hauteurs sombres, à deux ou trois cents mètres devant nous. J’identifie instantanément un motard à l’arrêt. Malgré la distance, je peux dire à sa posture qu’il est en train de nous observer. Je n’ai pas le temps d’ouvrir la bouche que Lucia pousse une cri en pointant son index dans mon dos.
– Un Void !
Il y a en effet un second motard derrière nous. Lui aussi nous domine car il n’est pas encore engagé dans la vaste dépression formée par le vortex. Du menton, je montre alors le premier motard à Lucia qui jure entre ses dents.
– Merde ! Je ne les ai pas entendus. Quelle idiote !
– Pourquoi restent-ils à distance ?
– Ils doivent attendre des renforts. Ne te fais pas d’illusions, ils ont déjà prévenu leurs copains. Ils savent que nous sommes coincés comme des rats.
Lucia n’a pas besoin de m’expliquer. Nous n’avons aucune chance de semer nos poursuivants par la droite, car ils n’auraient qu’à nous cueillir en haut de la pente. À gauche, le vortex représente une menace bien plus grande encore. Bien que le phénomène soit en partie invisible, il émane de lui un danger incommensurable. Notre avenir n’est pas glorieux : une mort certaine à gauche, une mort assez probable dans toutes les autres directions. Je suis d’avis d’attendre et de savourer ce qu’il nous reste à vivre.
Mais Lucia ne voit pas les choses de la même façon.
– Descend. Tout de suite !
Son ton est nouveau pour moi. L’idée me traverse (un peu tard) que ma sauveuse est peut-être aussi militaire que nos poursuivants. À vos ordres mon colonel ! Je saute de mon panier sans discuter.
En quelques gestes précis, la brunette fait sauter deux goupilles au flanc de la moto. Elle tire ensuite une lourde tige en métal qu’elle envoie tinter au loin. Puis elle bascule le panier d’un bon coup de botte bien senti. Je suis fasciné par la force qui émane de cette femme pourtant si menue. Elle enfourche sa moto sans perdre une seconde.
– Monte derrière moi !
Les deux Voids ont compris plus vite que moi ce que Lucia tramait. L’un après l’autre, ils se sont déjà élancés dans la cuvette, et ils sont maintenant en train de fondre sur nous comme des faucons sur un lapin.
– Dépêche-toi !
Je grimpe maladroitement derrière Lucia qui me crie d’un air espiègle (déplacé dans ces circonstances) :
– Accroche-toi bien. Toi qui voulais voir le Vortex de près, tu vas être servi !
L’horreur me submerge à ces mots, mais je n’ai pas le temps de réagir. La moto se cabre et bondit en avant. J’ai tout juste le temps de saisir ma pilote par la taille. Il n’y a pas de poignées prévues pour un éventuel passager, ce qui n’est guère étonnant pour une Walkyrie solitaire.
Nous nous dirigeons droit vers le cœur de la dépression. La pente augmente de façon exponentielle sous nos roues. Je suppose que Lucia veut gagner un maximum de vitesse le plus vite possible.
Petit aparté : je hais les montagnes russes. Je hais les gouffres. Je hais la vitesse. Juste pour vous dire à quel point je suis mal barré ! « Maman !!», c’est le hurlement qui voudrait sortir de ma gorge aussi tétanisée que le reste. Au moins mes bras m’obéissent encore, alors je serre Lucia de toutes mes forces. Elle me balance aussitôt un coup de coude dans les côtes.
– Reste souple, et penche-toi exactement comme moi ! me crie-t-elle.
La moto bifurque à cet instant, dévoilant à ma gauche un spectacle qui n’aurait pas déplu à Jérôme Bosch. J’en reste le souffle coupé (mais je n’oublie pas d'imiter Lucia qui se penche).
Si l’Enfer existe et qu’il a une porte, en voici le seuil : une ouverture circulaire à la topologie qui défie l’imagination, incurvée comme une sorte de trompette de la mort stylisée, ou comme le pavillon d’un gramophone géant. Ou bien, pour les amateurs de plantes carnivores, comme la bouche d’une sarracénie attendant qu’une mouche s’aventure dans son tube digestif. À cette échelle délirante je me sens moins qu’un moucheron en bordure d’un cratère.
Plus dérangeantes encore que la taille de cet entonnoir, sa symétrie et la beauté subjuguante de ses courbes évoquent une perfection mathématique implacable. Ses parois plongent dans les ténèbres comme si une force singulière voulait aspirer la Mer au complet par un trou de la taille d’une piscine.
Notre moto ne se contente pas de contourner le vortex, ni même d’en épouser les lignes de niveau. Au contraire, Lucia nous conduit délibérément toujours un peu plus bas, et à chaque seconde nous nous penchons un peu plus au-dessus du gouffre.
Le Mur de la Mort : une attraction autrefois prisée des casse-cous à moto, et qui consiste à tourner à toute vitesse dans une sorte de grand tonneau. La force centrifuge plaque l’engin aux parois. Me voici dans le plus grand Mur de la Mort de l’univers, dans un cirque infernal sans public.
Les minutes qui vont suivre resteront les pires de ma vie, même si ladite vie ne s’achève pas aujourd’hui.
Je risque un coup d’œil derrière. Le motard Void qui était devant nous a plongé dans notre sillage, et il dévale vers nous à toute allure. Quant à son acolyte, il a pris la tangente du vortex dans l’autre sens – le sens horaire si ça vous intéresse. Nous allons bientôt le croiser.
Il me semble que le premier motard allait beaucoup trop vite. Je me retourne une nouvelle fois à l’instant précis où le Void tente désespérément de redresser sa trajectoire. Trop tard. Sa manœuvre trop brusque déséquilibre sa moto qui se couche sur le flanc. J’ai tout juste le temps de voir le pilote se jeter à plat ventre pour ralentir sa glissade vers le vide, tandis que son engin file droit vers l’entonnoir géant où il disparaît en silence.
Reportant mon attention vers la droite, j’aperçois le second motard qui passe en un éclair à quelques mètres au-dessus de nous. Le Void a remonté sa visière. Bien que la scène ne dure que quelques dixièmes de secondes, je vois nettement ses yeux clairs fixés sur moi. Je n’aurais pas de mots pour décrire l’implacable haine que je lis dans ce regard.
Nous continuons à descendre dangereusement. Mon étreinte s’est à nouveau resserrée autour de la taille de Lucia, au point de sentir ses os sous son épaisse veste en cuir, mais cette fois la brune ne réagit pas. Elle est trop concentrée sur notre trajectoire vertigineuse.
Vertigineuse : c’est le mot juste. Nous sommes à la frontière au-delà de laquelle nous ne pourrons plus jamais remonter. À moins d’une dizaine de mètres les parois du Vortex sont quasiment verticales. Une lueur rosâtre monte des entrailles du monstre, la même que celle du tunnel que j’ai emprunté à mon arrivée. Mon Dieu ! Et si c’était vivant ? Nous allons être dévorés par cette espèce de Sarlacc épilé !
Le motard Void réapparaît déjà devant nous. Comme dans une joute médiévale, il nous frôle comme s’il voulait nous faire chuter. Je croise à nouveau son regard dément, mais cette fois j’y lis autre chose que la volonté de me tuer : l’homme a peur, très peur. Il a compris que Lucia nous entraînait vers une mort certaine. Un peu plus haut, son collègue désarçonné est toujours en train de ramper millimètre par millimètre hors de l’entonnoir ; celui-là va peut-être s’en sortir, et il pourra témoigner auprès des siens que le Mobol aura eu sa vengeance, au bout du compte.
Je veux bien croire que le Vortex n’a pas de fond, maintenant que j’en vois la courbure infinie qui plonge vers le néant. Je pense que la Mort sera douce mais longue.
Au troisième passage du Void, je vois que ce dernier s’est enfin décidé à sortir du piège. Du moins, il tente sa chance. Redressant doucement sa moto, il a entamé la remontée de l’entonnoir. Mais sa bécane manque de puissance et, paniqué, il prend la mauvaise décision d’attaquer plus franchement la pente. Il perd aussitôt de la vitesse au point que sa moto finit par basculer vers l’arrière. La pente est si raide à cet endroit que l’homme chute inexorablement dans le vortex, malgré ses efforts désespérés pour ralentir la glissade.
Attention ! Notre quatrième tour de piste va couper la trajectoire du Void. Je n’ai pas le temps d’avoir peur. Avec sang-froid, Lucia évite de justesse la collision qui nous aurait précipités dans l’abîme.
L’homme disparaît comme une balle de golf dans son trou.
Les minutes suivantes passent comme un très mauvais rêve. Lucia fait preuve d’une maîtrise remarquable. Ne répétant pas l’erreur du Void qui s’est montré trop impatient, elle nous fait regagner de la hauteur centimètre par centimètre. Lentement, très lentement nous nous éloignons de la bouche infernale.
Lentement, très lentement, je sens l’angoisse relâcher son étreinte. Plus prosaïquement, je desserre mes mains de la taille de Lucia. Je sens ses mèches de cheveux qui dépassent de son casque et chatouillent mon visage. La chaleur de son dos contre ma poitrine rallume pour de bon la mèche de la Vie en moi. Rien n’est perdu. Sauf panne d’essence, je crois que nous pouvons encore nous en sortir.
En suspens au-dessus d’un puits sans fond, tournant follement comme une bille en ivoire sur la piste d’une roulette au casino, je suis un peu comme un condamné à mort qui attend dans sa chaise électrique la grâce du gouverneur. Lucia tient nos deux vies entre ses mains. Je ressens pour elle une bouffée d’amour incroyable. Éros et Thanatos à mobylette ! Je me laisse embarquer sans retenu dans ce ballet hypnotique entre la vie et la mort. Je ferme les yeux. Quelque chose me dit que je n’aurai plus jamais l’occasion de serrer cette femme dans mes bras.
Après un grand nombre de tours – j’en ai perdu le compte dans ma transe – , Lucia estime qu’il est enfin possible d’attaquer la pente frontalement sans risquer de tomber en rade. La valeureuse moto crie une dernière fois pour s’arracher à l’influence du vortex, puis la pente s’adoucit rapidement et nous laisse prendre une vitesse synonyme de liberté. Le vortex nous a graciés. Un peu comme un chat qui, fatigué de jouer avec sa souris, la laisserait filer (je ne connais pas un chat pareil ; et vous ?).
Nous passons tout près du premier Void qui s’est assez éloigné de l’entonnoir pour se remettre debout. Il, ou plutôt elle a enlevé son casque. C'est une femme rousse aux cheveux courts qui nous regarde passer sans montrer d’hostilité particulière. Je crois qu’elle est encore plus surprise que nous de nous voir sortir vivants de ce piège.
Un quart d’heure plus tard nous roulons sur la plaine ouverte. Jamais je n’aurais cru retrouver la platitude monotone de la Mer avec un tel soulagement.
Toutefois cette monotonie ne dure pas longtemps. Lucia fait un léger détour pour aborder le premier rocher visible sur notre route. D’autres éperons bruns du même genre affleurent un peu partout loin devant nous, donnant à l’horizon des airs de cimetière militaire avec ses pierres tombales alignées.
– Le moteur a souffert, il doit se reposer un peu.
S'il n'y avait que le moteur ! Je grimpe sur le caillou comme un naufragé épuisé qui agrippe une bouée après des heures de nage. Avec une émotion difficilement contenue, je caresse une touffe d’herbe qui danse dans la brise. Des végétaux ! De la terre ! L’antithèse du vortex et de son vacuum mortel.
– Tu es blanc comme un linge, me dit Lucia avec une sollicitude non feinte.
Sans blague. Je viens de regarder la Mort dans le blanc de son Oeil unique. À part ça, tout baigne.
Lucia, de son côté, semble s’être remise de toutes ces émotions. Son calme me rassure, et me déroute en même temps. J’y vois une forme d’indifférence, comme si nous n’avions jamais dansé ensemble sur le fil du rasoir. A-t-elle au moins puisé un peu de son énergie dans ma chaleur vitale comme j’ai puisé ma force dans la sienne ? S’est-elle abandonnée comme moi à cette extase fusionnelle aux portes de l'Enfer ?
Probablement pas. Sinon elle n’aurait jamais eu la concentration nécessaire pour nous sortir de là. Elle a mis toutes ses émotions de côté, tandis j’ai fait l’exact contraire. L’expérience que je viens de vivre restera mienne à jamais. Lucia n’en saura jamais rien. Quant au reste… ça oui, je peux en parler !
– C’était quoi, cette horreur ? Dire que je pensais avoir vécu le pire moment de ma vie quand le Lumbricus fonçait à tombeau ouvert droit sur des remparts !
– Arrête de penser. Tu risques de connaître des situations bien moins... agréables à l’avenir. Hélas, je ne serai pas toujours là pour t’aider.
Au regard appuyé qu’elle me lance, je suis certain qu’elle est en train de me passer un message important. Lequel ? Qu’elle sait à quel point je me suis entiché d’elle ("des situations agréables") ? Ou bien qu’elle ne me protégera pas de la prétendue malédiction du Mobol ?
Cette femme est très pudique, en vérité. Nous nous connaissons depuis hier seulement. Nos échanges sont restés froids, voire tendus, comme ceux entre deux êtres que tout oppose et que rien ne prédestinait à se rencontrer. Cependant, sur le plan non verbal, c’est une autre histoire. Un lien très particulier s’est établi entre nous – à notre insu. Elle tient à moi pour une raison que j’ignore : ni matérielle, ni affective, encore moins sexuelle.
Oui, Lucia sait forcément que je la kiffe. Après tout, elle doit être habituée à voir des tas de prétendant(e)s la couver des yeux. Mais je ne pense pas que cela ait une quelconque importance pour elle. Tant que garde mes distances...
Après quelques vérifications techniques, Lucia m’annonce d’une voix neutre qu’il est déjà temps de repartir. Je reprends ma place dans son dos comme un bébé opossum. Finalement, je ne regrette pas le panier du side-car.
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Le paysage se transforme lentement. La Mer ressemble de moins en moins à celle que j'ai connu, d’abord sur le Lumbricus, puis en compagnie de ma belle brune.
Comme je l’avais deviné plus tôt, le caillou que nous avons laissé derrière nous n’était que l’avant-poste d’une armada d’îlots minuscules qui prolifèrent à mesure que nous progressons vers l’est, à un point tel qu’il devient bientôt impossible de rouler en ligne droite. J’imagine mal un autre vortex géant par ici, il n’y aurait tout simplement pas la place ni la profondeur nécessaire. Ça me rassure.
À l’aise dans ce dédale, Lucia opère à plusieurs reprises des changements radicaux de direction. Sans le repère quasi immuable du soleil dans le ciel pour me prouver le contraire, je jurerais que nous sommes en train de tourner en rond.
Les îlots cèdent la place à de grandes îles au relief torturé. Il y a même des arbres par endroits.
Finalement, après maintes bifurcations, nous remontons un bras de mer plongé dans l’ombre des montagnes escarpées. Nous restons à équidistance des rives qui se referment sur nous en repoussant le ciel turquoise dans l’espace lointain.
Le domaine de la Mer de verre a pris fin à un moment ou à un autre au cœur de l’archipel, car nous sommes maintenant dans l’équivalent d’un fjord. Le cul-de-sac paraît inévitable. Le chenal – la mer ne mérite vraiment plus ce nom – serpente comme une route d’asphalte qu’on aurait coulée dans le creuset naturel des vallées.
Nous dépassons un énième contrefort qui nous dévoile enfin la pointe du fjord. Le chenal vient mourir au pied d'une impressionnante falaise fendue en deux.
Surprise : il y a une construction en haut de la paroi abrupte. Et quelle construction ! C’est un véritable château de conte de fée qui domine la vallée, avec ses tourelles élégantes et ses promenades fortifiées. Des oriflammes par dizaines, jaunes, verts ou noirs s’agitent dans le vent qui souffle fort là-haut. La tête tordue vers l’arrière pour mieux voir, j’ai tout juste le temps de deviner des silhouettes penchées sur les remparts avant que le flanc de la montagne ne me bouche la vue.
J’espère vraiment que c’est ici qu’on s’arrête. J’en ai marre du bruit. Le raffut de la moto nous est renvoyé en écho par les parois rocheuses.
Un peu plus loin, là où les deux falaises se rejoignent, une plate-forme faite de planches grossièrement assemblées marque la fin complète de la plaine vert-de-gris.
Aucun navire n’est accosté à ce débarcadère de fortune. L’endroit est bien trop encaissé pour permettre un véritable trafic "maritime". Mais comment va-t-on faire pour continuer ?
Mon estomac se noue à l’idée de grimper là-haut d’une manière acrobatique. Je crois que j’ai assez donné de ma personne aujourd’hui !
Lucia contourne le débarcadère au ralenti. À mon grand soulagement, elle engage la moto dans un étroit passage qu’un trompe-l'œil avait soustrait à ma vue. De là part un chemin caillouteux qui monte le long de la falaise. En levant les yeux, je peux le voir disparaître au premier tournant, derrière un pan rocheux qui se découpe sur le fond éclatant du ciel. Bien que raide, ce sentier est assez large et assez régulier pour laisser passer des petits engins à moteur.
L’ascension commence aussitôt.
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Je regrette bientôt la conduite pantouflarde qui m’a longuement bercé sur le revêtement feutré de la Mer.
Les cahots de la route sont tels que je me cramponne à Lucia en priant pour qu’elle ne me dégage pas à coups de coude – surtout pas maintenant. Un ravin bée à moins de deux pas. Tout au fond scintille l’écume blanche d’un torrent. C’est le premier cours d’eau que je vois depuis mon arrivée sur ce monde. Dans quel sens coule-t-il ? Je n’ai pas le courage d’y réfléchir pour l’instant. Aucune des deux réponses possibles n’aurait de sens. Le torrent non plus, peut-être.
Le moteur ahane, toussote, râle mais tient bon bosse après bosse, lacet après lacet, ravine après ravine. Il a survécu au vortex, alors j’y crois. Vas-y Toto ! Montre-nous ce que tu as dans le ventre ! Ce n’est pas naturel, une telle résistance, sauf si c’est de fabrication allemande (ce qui revient au même).
L’engin finit par montrer des signes de faiblesse sur une section particulièrement pentue. Remontant ses lunettes sur sa chevelure brune, Lucia se tourne vers moi, un peu gênée car elle me demande alors de descendre pour continuer à pieds.
– Ne t’en fais pas, il reste environ dix minutes de marche pour arriver au sommet. Et je n’irai guère plus vite que toi ! Je t’attendrai là-haut.
La moto repart sur le sentier tortueux, fringante comme un bourricot délesté de son fardeau. De son boulet.
Ce sera mon quart d’heure sportif. Et de liberté. Ça fait plusieurs jours que j’ai le sentiment d’être couvé et/ou manipulé.
Enfin, calmons-nous. Quelle liberté ? Pour quoi faire ? Fuir ? Qui, le Mobol ? J’ai du mal à croire à cette histoire de malédiction. Et pour aller où ?
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Un peu plus tard, tout essoufflé et en sueur, j’atteins enfin le sommet. Deux rochers moussus dressés de part et d’autre du sentier marquent la fin de l’ascension. Je me repose quelques minutes sur une marche taillée dans l’un d’eux, tout en guettant le bruit de la moto. Silence complet.
Elle m’a bien dit : « là-haut », et je suis là-haut. C’est l’endroit idéal pour attendre quelqu’un.
Je jette un rapide coup d’œil aux alentours. Il est impossible de cacher un side-car sur cette corniche, et puis, honnêtement, j’imagine mal Lucia, avec son air sérieux, tapie derrière une pierre en se retenant de rire. Ça ne rimerait à rien.
La brise devient désagréable, avec ma chemise trempée qui me colle comme une seconde peau glaciale. Je frissonne. Mes récentes péripéties m'ont épuisé physiquement comme mentalement, et je ne voudrais pas que ma grippe revienne en force.
Je vais continuer. Le château ne doit plus être loin.
Abandonnant le ravin où chahutent les vents et les torrents, je franchis le passage entre les rochers en forme d’étrons pétrifiés, et c’est comme si je changeais de monde. Le sentier pénètre dans une forêt de sapins aussi sombre que silencieuse.
Au moins, la température est redevenue agréable. Le sol couvert d’un épais tapis d’aiguilles accumulées depuis des années me rappelle curieusement le revêtement mat de la mer de verre. Élastique, souple, qu’on foule avec plaisir. On s'habitue vite à ce genre de sensations !
Une trouée lumineuse annonce déjà la fin de cet intermède feutré. J’allonge mes foulées, et en peu de temps je débouche sur une vaste pelouse aussi bleue que le ciel est vert. La lumière aveuglante du soleil me force à plisser les yeux. Je vois d’abord des haies taillées au cordeau, puis des fontaines d’un blanc éclatant.
Et droit devant moi, le château. Avec son magnifique escalier en fer-à-cheval qui donne sur le parc.
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Des personnes assises sur les marches se lèvent d’un bond et se précipitent à ma rencontre dès qu’elles m’aperçoivent. Comme les pêcheurs du village, elles portent des vêtements colorés, bariolés, toutefois nettement plus riches et plus sophistiqués. Je souris de soulagement (et d’autre chose) car je suis certain d’avoir reconnu Lucia à leur tête.
– Nous te souhaitons la bienvenue, voyageur du Médian.
La jeune fille qui vient de m’adresser la parole n’est pas ma sauveuse préférée. Où est Lucia ? Légèrement contrarié, je cherche son visage familier parmi tout ce petit monde qui se tient en retrait, ce qui n’est pas une tâche facile vu qu’ils inclinent tous la tête comme si j’étais une relique sur une chaise à porteurs. C’est quoi ce cinéma ?
– Où est Lucia ?
Je me dis un peu tard que ce n’est guère poli de ma part. Tant pis !
– Elle a d'autres chats à fouetter.
Je reconnaîtrais entre mille cette voix grave de chanteuse de blues qui aurait fait un stage chez les parachutistes. Des frissons de peur mêlée de joie m’électrifient de la tête aux pieds. Je pivote pour regarder la géante blonde qui s’approche en se déhanchant. Elle est vêtue d’une longue robe jaune qui rivalise en éclat avec sa crinière baignée de soleil.
Il est temps pour moi de disjoncter.
Je croyais avoir accepté l’idée que je me trouvais dans un autre univers. Apparemment, ce n’était que superficiel. En dépit de tout ce que j’ai vécu ces derniers jours, je me remets à croire – non, à espérer violemment ! – qu’on m’a fait une bonne blague. Que des centaines de caméras sont cachées un peu partout dans les fourrés, sous les tuniques du public. Qu’il y a des micros dans mon slip, et que des mégaphones vont exploser de rire. « Bravo Paul ! Tu as été parfait ! » « Vous m’avez bien eu ! » « La Terre entière s’est marrée à tes dépends, tu ne nous en veux pas ? » « Oh non, plus maintenant ! C’était incroyable de réalisme !! »
Je voudrais sauter dans les bras de la blonde, mais au fond de moi je ne sais pas si j’en ai vraiment envie et puis sait-on jamais elle est peut-être une actrice célèbre je ne voudrais pas l’offenser quoique ce serait justement l’occasion de la serrer contre moi mais non ce n’est pas mon genre et puis il y a Lucia elle pourrait être jalouse jalouse de quoi qu'est-ce que tu imagines tu t’es regardé Dugland arrête de rêver elle est actrice elle aussi et si jamais … si jamais… si jamais quoi ? Et si jamais je me trompe ?
– Et si je me trompe ?
La géante me regarde avec une inquiétude non feinte. Elle fait un signe discret à deux malabars qui passent aussitôt dans mon dos.
– Si tout ça, les micros, le slip, si tout ça c’est du vent (je bafouille en agitant les bras), qu’est ce que vous foutez là ?
– Tu es fatigué. Et désorienté.
– Je vous connais ? Vous avez joué dans quel film ?
– Rentrons.
Elle tourne les talons, suivie par sa compagnie froufroutante. Les gaillards me saisissent sous les bras et me soulèvent sans effort apparent. Je ne touche plus le sol jusqu’au château, malgré mes hurlements et mes menaces pour qu’on me repose.
Je pars en vrille, et j'en suis parfaitement conscient ! Toute la tension accumulée depuis la veille part dans mes cris et dans mes gesticulations.
Tout à coup le silence revient. C’est une bénédiction pour mes oreilles ! Alors je comprends que c’est moi qui viens de me taire.
On me déshabille, on me met dans un bain chaud et parfumé. Des servantes – des servantes ?? – s’occupent de me laver pendant que je fixe benoîtement les bulles qui se forment à la surface de l’eau. Une petite voix intérieure me chuchote qu’en d’autres temps, en d’autres lieux, j’aurais une érection gênante avec toutes ces filles qui me tournent autour, toutes plus belles les unes que les autres. Aucun risque cette fois, car une image rédhibitoire vient de me traverser l’esprit : les femmes vampires du "Dracula" de Francis Ford Coppola.
Je tourne aussitôt de l’œil.
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