Gargantua
"Décidément, on dirait que tu aimes te faire remarquer !"
Venant d'une personne aussi fantasque que la policière blonde, je trouve ça vraiment cocasse. Elle vient de faire irruption dans ma chambre d’une façon... tout sauf irremarquable.
Bien que réveillé depuis un certain temps déjà, j'étais resté allongé dans mon lit à baldaquin, à écouter les rumeurs et les éclats de rires qui fusaient des autres pièces. J’avais décidé de laisser venir. Et de ne plus m’étonner de rien, ce qui n’est pas gagné : à ce petit jeu, je vais plutôt de défaite en défaite.
La femme flic – à défaut de pouvoir l’appeler autrement – porte une robe exubérante qui lui sied, ma foi, plutôt bien. Surchargée de plumes, de perles, de breloques scintillantes, elle possède une longue traîne que des jeunes gens concentrés maintiennent à quelques dizaines de centimètres du pavage en marbre. Du grand n'importe quoi. Et ce n'est pas fini ! Sur la chevelure blonde de la géante est vissée une couronne en or faite de serpents entrelacés qui mordent un rubis gros comme un gland. Un rubis ou du toc.
Je préférerais que ce soit du toc, en ce qui me concerne. Comme tout le reste. Comme cette femme en particulier, que je n'arrive toujours pas à percer.
Les draps de soie remontés jusqu’aux narines, je suis captivé par l’incroyable reine du carnaval qui fait son numéro devant moi. Elle a l’air légèrement ivre. Cette fois je vais me taire. Je ne lui donnerai pas le plaisir de me couper la parole comme elle sait si bien le faire.
– Allons, chéri, ne fais pas le timide ! Tu n’as aucune raison d’avoir honte pour tout à l’heure. C’est humain de craquer !
Elle s’assoit lourdement sur le bord du lit, presque sur mes pieds que je dois replier à la hâte. Ses serviteurs se démènent pour garder la traîne de la robe à peu près droite.
De sa main gauche, elle empoigne un de mes genoux qui pointe sous les draps et se met à le malaxer en gloussant.
– Si tu avais vu ta tronche ! C’est comme si tu venais de voir un mort… (elle réfléchit) … qui en fait serait vivant ! Oui, c’est ça. Un mort vivant ! N’est-ce pas, gronde-t-elle à l’adresse des courtisans qui se sont agglutinés autour de mon lit comme des mouches sur les bords d'une assiette.
– Oui, votre Altesse, répondent-ils tous d’une seule voix.
– Bon, ce n’est pas tout, mais nous avons préparé une petite fête en ton honneur. Tes habits sont prêts !
Elle claque des doigts. Un éphèbe s’approche sur la pointe des pieds et dépose sur le lit une tenue complète. Tunique, cape, écharpe et colifichets de théâtre. L’ensemble est vert pomme pailleté d'argent, en un mot : grotesque, mais pas plus que tous ces guignols penchés sur moi.
– Tu verras, on va s’amuser. J’ai fait venir du caviar et du champagne ! Champagne ! Champagne !! Champagne !!!
La reine d'opérette bondit sans grâce sur ses pieds et se met à tourner en riant, les bras en l’air. Les serviteurs affolés lâchent la traîne qui s’enroule autour de la taille de leur maîtresse. J'admire au passage ses seins en obus et ses mensurations de guêpe. Une vraie pin-up des années 50, à défaut d’être une bonne actrice. Doublée d’une folle furieuse. À moins qu’elle ne se foute carrément de ma gueule. Elle le sort d’où, son caviar ? Et son champagne ? De la plaine de verre, c’est ça ?
Toujours morte de rire, la reine kitch titube vers la sortie sous les vivats de sa cour qui n’attend qu’elle pour commencer la fête.
Je vais leur en donner, de la fête.
J’écarte brutalement les draps pour sauter du lit. Mon Dieu que le sol est glacé ! Du coin de l’œil, j’avise une paire de pantoufles en fourrure qui m’attendent sagement sur le marbre.
– Deux secondes, machine ! J’ai quelques questions pour toi.
Je suis nu comme un ver et… horreur et damnation ! Je m'aperçois qu’on m’a rasé durant mon sommeil. Intégralement ! Je verrai ça plus tard.
Des gardes se sont avancés pour s’interposer, mais la femme-flic, ou la reine-flic, lève une main pleine de bagouzes pour les congédier d’une pichenette virtuelle. Son geste est un chef d'œuvre de mépris social.
– Sortez. SORTEZ TOUS !! hurle-t-elle devant leur hésitation. Je vous rejoins bientôt.
Sitôt dit, sitôt fait. La musique reprend de l’autre côté des portes qui se sont refermées sur les fêtards soulagés et sur les gardes mécontents.
Me voilà seul avec ma sculpturale royauté. Maintenant qu’il n’y a plus d’autre témoin, ma nudité me semble déplacée. La foule ne me gênait pas plus qu'une équipe médicale en visite dans une chambre d'hôpital. Alors qu'une femme aussi belle… non, je ne la trouve pas belle en fait, mais je suis conscient qu’elle est le stéréotype de la femelle plantureuse que la plupart des hommes – et beaucoup de femmes – aimeraient inviter dans leur lit.
Et puis je me sens minus. La géante me toise avec sévérité du haut de sa tête de plus. J’ai du mal à croire qu’elle était saoule il n’y a pas dix secondes, sauf si elle simulait.
– Paul…
Je sursaute. Oui bien sûr, elle connaît mon nom. Elle m’a dit qu’elle avait fait une enquête sur mon compte. Et Lucia lui a certainement tout raconté. Tiens, Lucia… où est-elle ?
– Paul, reprend-t-elle. Je ne me permettrais jamais de t’appeller "machin" devant tes serviteurs.
Non mais, cette bonne femme est vraiment sérieuse ? Mes serviteurs ?? Elle est en plein délire psychotique ! Je dois faire très attention à mes paroles si je ne veux pas finir la tête au bout d'une pique. Je prends quand même le risque d’être direct.
– De quel monde êtes-vous VRAIMENT ? Qui êtes-vous… qui es-tu ? Policière, reine, nageuse olympique ?
Elle reprend sa posture aguicheuse. Folle, je vous dis.
– Appelle-moi Gargantua.
– Gargantua ?
– Oui. Pourquoi ? Tu n’aimes pas ?
– Gargantua… C’est masculin, comme nom. Dans la littérature c’est un géant qui passe son temps à bouffer.
– Ah bon ? Pourtant, ça finit par la lettre "A". Bizarre…
– Caligula aussi, ça finit par un "A". Pourtant c’était un empereur romain sanguinaire. Et pendant qu’on y est, il y a aussi Catilina, un agitateur qui…
– Caligula ! Pas mal non plus, comme nom... Enfin, bref ! Tu commences à m’énerver, à ramener ta science comme un morveux à lunettes. Je suis Gargantua Première, alors estime-toi heureux si je ne t’ordonne pas de ramper à mes pieds !
– Merci de ta miséricorde. Alors ?
– Alors quoi ?
– Comment as-tu fait pour atterrir ici, Majesté ? Y a-t-il d’autres passages entre les mondes ?
Je vois son visage se fermer complètement. Impressionnant ! Elle change d’humeur à une vitesse prodigieuse, et de voix aussi :
– Je vais te dire deux choses, Paul : UN, je ne sais pas de quoi tu parles. DEUX, même si je le savais… Non, trois choses : TROIS : tu te poses trop de questions. Les choses sont comme elles sont. Pourquoi y aurait-il une explication à tout ? Tu dois t’adapter au monde, chéri, et non le contraire.
– C’est facile pour toi de dire ça ! Tu passes d’un monde à l’autre sans difficultés, apparemment. J’aimerais en faire autant. En fait, un simple retour chez moi ferait mon bonheur.
– Qui te dit que tu ne peux pas le faire, toi aussi ?
Je suis tout ouïe devant ce début de confession. Hélas, j'ai droit à une nouvelle métamorphose en direct. Mon interlocutrice se redresse fièrement comme si elle se souvenait qu’elle était reine, au moins dans ses rêves.
– UN, je ne sais pas de quoi tu parles. Si tu insistes je vais ordonner à mes gardes de te jeter dans une oubliette sous le château. Et mes gardes sont de sacrés vicelards, crois-moi. Ce soir, on fait la fête en TON honneur. Alors tu vas t'habiller sans délai et te présenter devant ma cour. Tu auras tout le loisir d’être à poil plus tard, quand on aura ouvert assez de bouteilles de champagne.
En exécutant son demi-tour elle s'empêtre dans sa robe chiffonnée qui ressemble maintenant à un de ces trucs sans nom qu’on voit dans les défilés de mode avant-gardistes.
– Quelle saloperie ! Je vais me changer. (Elle se tourne une dernière fois vers moi avant de sortir). Et n’oublie pas, il y a certaines questions qu’on ne pose pas dans mon château. Il n'y a rien à comprendre. On boit, on danse, et surtout on ne fait pas la gueule. À tout de suite.
Je reste une minute à regarder mon entrejambe glabre. S’il y a quelque chose qui peut me convaincre que cette "Gargantua" n'a pas tort, qu’il n’y a rien à comprendre, c’est bien ce truc pathétique qui pendouille dans le vide.
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La tenue qu’on m’a gracieusement refilée est du genre, disons… moulante. Je me tords le cou devant le grand miroir rococo qui occupe la moitié du mur en face de mon lit. Confirmation, j’ai bien l’air ridicule quel que soit l’angle sous lequel on me voit.
Je ressemble à Erol Flynn. Il ne manque plus que la plume dans le c...hapeau.
Du bout des doigts, je pince et je tire délicatement le collant pour faire de la place à mon pauvre sexe saucissonné. Un dernier coup d'oeil dans le miroir en guise de piqûre de rappel, pour ne pas oublier de ne rien prendre au sérieux, puis je respire un grand coup et je me dirige vers la porte. La fête m’attend.
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Mon appréhension est dissipée dès mes premiers pas dans la grande salle remplie de monde.
Il parait que cette fiesta est en mon honneur. Pourtant, personne ne remarque ma timide apparition. Et pour cause : le vin coule à flots, la musique syncopée d’un orchestre défoncé couvre les voix et les cris, des rubans colorés voltigent dans tous les sens, des coussins parfois éventrés jonchent le sol et servent de litière à des personnes nues, ivres, endormies, copulant, ou les quatre à la fois. Déjà ? La soirée vient à peine de commencer !!
Des petits groupes d’hommes et de femmes se livrent à des jeux sexuels complexes, pendant que d’autres convives, à l’écart dans des alcôves, sont plongés dans des discussions animées et ne prêtent aucune attention au bordel ambiant. Dans les pièces annexes, des filles secouent des bouteilles de champagne et se poursuivent en s’arrosant de vin, sous l’œil indifférent des gardes qui, en revanche, ont bien remarqué mon entrée et me surveillent ostensiblement.
Et, au beau milieu de cette assemblée débraillée, aussi difficile à louper qu’un Saint-Bernard dans une course de lévriers, Gargantua est vautrée sur une sorte de banquette à la romaine, très légèrement vêtue d’un simple voile de soie. Elle est entourée d’une nuée de nymphes et d’éphèbes qui lui servent des plats de fruits et de viandes, lui versent des coupes de vins ou lui massent le dos tout en la flattant.
Ce n’est plus un cliché, c’est une caricature de partouze ! Je n’ai évidemment jamais assisté à un truc pareil… Qu’est-ce que je suis censé faire ?
La diva me capte entre deux grappes de raisins. Elle me fait signe de la rejoindre, alors je m’approche bon gré mal gré.
Ces parfums de sexe, ces corps merveilleux qui ondulent à mon passage et s'emboîtent comme des légos, ces chevelures dorées, brunes, auburn ou rousses qui s’agitent et me flagellent tandis que je me fraye un chemin, les mains en avant comme un somnambule, parmi des jeunes femmes ivres qui m’agrippent en riant… Ce fantasme taillé sur mesure pour la plupart des mâles ne m’excite pas le moins du monde. Et que dire de la maîtresse des lieux ?
En vérité, la reine Gargantua me ferait plutôt l’effet inverse. Cette Vénus plantureuse, lascive, huilée, cette plante (carnivore) qui me suit du regard en plissant ses yeux... elle a tout d'un cobra dressé hors de son panier. Elle pourrait me frapper à tout moment. Mon scrotum se rétracte à chaque pas.
– Tu n’es pas en forme, on dirait, susurre Gargantua en montrant du doigt la mini bosse sous mon collant. Tu n’es pas à l’aise ?
– Euh… je ne sais pas. C’est tellement… irréel ! Et trop… trop…
– Trop de baise ! Et trop de baise tue la baise, c’est ce que tu penses ? Ah pauvre de toi ! Tu ne sais pas ce que tu rates ! Prend celle que tu veux. On pourra même se la partager !
J’ai du mal à soutenir le regard bleu de la géante couronnée. Une fille me sert une coupe de champagne de la taille d’un vase, une autre entreprend de me masser le cou (ça tombe bien, je suis encore courbaturé après le voyage dans le side-car). Je bois cul sec l’excellent vin tout en fixant un point dans le vague, au-delà des couples qui s’agitent. Bien sûr, je cherche quelqu’un. Ce n’est pas Gargantua qui m'intéresse, mais …
– Lucia ! Où est-elle ?
J’ai peur de la découvrir nue dans une pelote de corps, prise en sandwich entre deux Roccos mécaniques. Ou pire, en train de m’observer depuis l’ombre d’une des alcôves, avec le détachement d’une scientifique qui étudie la vie sexuelle des rats.
La blonde me saisit brusquement le bras et me force à m’asseoir contre elle. Des effluves de sueur et de gingembre ou de jasmin m’assaillent les narines. Elle fait une grimace que je connais trop bien. De la haine sous contrôle.
– Pourquoi ? Tu la veux ? siffle-t-elle en me serrant le gras du bras.
– Non ! Bien sûr que non ! Mais elle m’a sauvé la vie. J’aurais voulu la remercier…
Soudain je comprends que c'est à Gargantua que je dois d’être encore en vie. Quel idiot je fais ! Je suis en train de rendre jalouse cette despote qui me tient littéralement par les… hum !
J’essaie de me rattraper.
– … et je voulais te remercier de l’avoir envoyée à mon secours.
La reine hoquette et recrache son vin. Aussitôt, des courtisan(e)s se précipitent pour lui taper dans le dos en minaudant. J’en profite pour reprendre une rasade de ce champagne qui se boit tout seul. Comme le cidre des pêcheurs, tiens.
– Ah oui, ça ! Merde alors, j’avais oublié ! (Elle lève sa coupe.) Alors à ta santé, chéri, et à celle de Lucia… où qu’elle soit !
– Tu ne sais pas où elle est ?
– Oublie-la, je l’ai envoyée en mission à des jours d’ici ! Bon, tu le finis, ton verre ? J’ai d’autres vins meilleurs que cette piquette. J’ai tout ce qu’il faut pour faire la fête jusqu’à l’aube, et plus encore ! La nuit va être longue !
Le brouhaha s’intensifie, les verres se remplissent et débordent sur les chairs, le marbre, les tissus, les fourrures au sol et d’autres fourrures encore. Serré contre le sein brûlant de l'Amazone décolorée, je ressens les effets prodigieux de l’alcool. La nuit va être longue, oui, je le crains.
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C’est une fois de plus le matin. J’ai l’impression de passer ma vie à me réveiller ailleurs, et en piteux état. La lumière danse sur mes paupières tandis que je garde les yeux fermés quelques instants de plus, bercé par le tangage d’un mal de crâne familier (non je ne me répète pas, la dernière fois c'était le roulis).
Je hais les gueules de bois… plus jamais ça ! (Là je sais, je me répète). Mon estomac est une outre qui ne demande qu’à se déverser dans les toilettes. Un bourdonnement grave émane du sol contre lequel mon oreille est plaquée. C'est sûrement dans ma tête.
J’ai déjà vécu cette scène. Cette fois, je sais où je suis. J’ouvre les yeux pour découvrir sans surprise la salle de banquet où j’ai passé une soirée… une soirée comment ? Je ne sais plus. Je me souviens tout juste de Gargantua sous son voile de soie, des danseuses qui m’ont invité à les rejoindre dans une ronde infernale, du vin qui coulait partout…
J’ai dû dire des tas de conneries à des tas de gens. Mais s’il n’y avait que ça ! Qu’est-il arrivé ensuite ?
Ça me revient par bribes. Je revois la reine géante qui me soulève et me fait tournoyer dans les jets de champagne, sous les hurlements de la foule en délire…. Puis plus rien. De vagues évocation de rots alcoolisés dans un boucan vertigineux.
Il faut que je sorte d’ici, ça sent trop la vinasse et la sueur.
La salle est déserte. Il doit être sacrément tard. Hormis les flaques d’alcool et d’autres liquides suspects sur le sol carrelé, l’essentiel a été ramassé. Il n’y a plus qu’à nettoyer, et je parierais que des serviteurs attendent mon départ pour finir le ménage.
Je retrouve mes habits à quelques mètres de là, en boule sur la banquette de Gargantua. Le voile de la soi-disant reine traîne un peu plus loin.
Vite fait j’enfile mon costume d’opérette, non sans vérifier une dernière fois si, à tout hasard, on ne m’aurait pas rendu mes habits de ville.
Entre autres souvenirs confus, je revois maintenant cette fille ivre perchée sur les épaules d’un garde, pendant la danse infernale. Elle portait ma veste et ma cravate, et ça les faisait tous rire. Une autre avait coiffé mon chapeau à rabats et mimait une lapine à quatre pattes tandis qu'un chaud-lapin s'agitait derrière... non, je ne veux pas m'en souvenir ! Et dire que pendant ce temps je picolais en me lamentant sur l'absence de Lucia…
Un grondement dans mon ventre. Des toilettes… ou un seau !
Trop tard. Je vomis sur la banquette. Comme un enfant pris en faute, je recouvre mon méfait d’une étoffe à peine moins sale. Puis je me ressaisis : je suis l’hôte d’une reine, oui ou merde ? Les larbins nettoieront (j'ai aussitôt honte de cette pensée).
Il n’y a pas âme qui vive dans la galerie qui mène aux jardins. Mes pas résonnent sur le marbre glacial qui, la veille encore, servait d’arène à toutes sortes de jeux érotiques et brûlants.
Où sont-ils donc tous passés ?
Je m’approche des grandes fenêtres qu’on a ouvertes pour renouveler les mètres cubes d’air vicié. Le bourdonnement augmente, ce n’est donc pas un produit de ma gueule de bois. Le son monte de la promenade le long des remparts. Au moment où je m’apprête à mettre mon nez dehors, une femme entre deux âges surgit d’une pièce à l’autre extrémité de la galerie. Elle a les bras chargés de lourds sacs en toile qui font un bruit de casseroles.
– Eh là ! Attendez !
La femme s’arrête net et me regarde avec nervosité. Puis elle se détend.
– Ah… C’est vous !
– Oui, je pense que c’est moi. Et vous…
C’est une servante. Hier soir elle faisait la navette entre les cuisines et le banquet. Je la reconnais à ses cheveux courts et blonds platine, et à son visage tout rond. Elle est prête à se débiner, alors je reprends d'une voix plus forte :
– Où sont-ils tous ? Où est la reine ?
– Hein ? Quelle reine ?? Ah, Gargantua !! (Elle éclate de rire). Mon pauvre, vous feriez mieux de foutre le camp. Votre reine, elle n'a pas attendu pour se faire la malle !
– Je ne comprends pas. Pourquoi serait-elle partie ?
Tout en réajustant le lacet d’un sac d’où dépasse un chandelier en argent, la femme m'indique les remparts du menton.
– Il doit rester des chevaux à l’écurie ! Partez ! m’intime-t-elle avant de retourner au pas de course à ses affaires pas très orthodoxes.
Pris d’un doute, je me précipite sur la corniche à l'extérieur. Les bannières claquent dans un vent que j'aurais qualifié de "côtier" s’il ne manquait pas de sel. Le bourdonnement est devenu intense, comme si des milliers de guêpes étaient prisonnières d’un tunnel métallique.
Prudemment, je passe la tête entre les créneaux. Mon cœur s’arrête de battre.
Deux cents mètres en contrebas grouille une véritable armada de véhicules de toutes tailles, de la moto monoplace à la plate-forme bardée de rostres sinistres, du tout-terrain nerveux au char d'assaut hypertrophié doté de plusieurs tourelles. Et il en arrive d’autres à perte de vue. Le fjord encore plongé dans l’ombre s’est transformé en un fleuve de ferraille fumante.
– Nom d'un chien… c’est quoi ce merdier ?
Subjugué par ces colonnes d’insectes motorisés qui se dirigent lentement vers le fond de la vallée, j'ai l'impression d'être un dictateur qui passe en revue un gigantesque défilé militaire. Ou un diplomate qui sirote son Martini sur le toit d’une ambassade tout en observant la guerre civile qui fait rage dans la rue, et qui se croit protégé par son immunité.
Le quai est invisible depuis les remparts, mais il ne fait aucun doute que cette formidable armée a commencé l’ascension du chemin escarpé qui mène au château. L'avant-garde sera là d'ici peu, et mon immunité à moi ne pèsera pas lourd devant des mitrailleuses de calibre 12,7mm.
Un éclair dans la vallée m’arrache à ma fascination. Deux secondes plus tard, une explosion ébranle le flanc de la montagne une dizaine de mètre sous les remparts. Des gravats sifflent à mes oreilles.
Les cons, ils tirent au canon sur le château !!
Pris de panique, je regagne en courant la sécurité toute relative des bâtiments. Après quelques sprints dans les longs couloirs et des virages pris un peu au hasard, je débouche dans une arrière-cour ensoleillée, du côté des jardins où Gargantua est venue m’accueillir. C’est très calme par ici. Des oiseaux chantent dans la douceur printanière, tout en contraste par rapport au fracas de métal et de poudre qui règne du côté des remparts.
Je détourne les yeux de l’aile blanche du château pour me concentrer sur les jardins où il y avait foule à mon arrivée. Deux silhouettes chargées comme des mules sont en train de se faufiler entre les arbustes fleuris. Encore cette femme aux cheveux platine. Cette fois, elle est en compagnie d’un jeune homme portant la tenue des gardes.
– Vous, là-bas !
La femme ne m’entend pas, ou alors, ce qui est plus probable, elle s’en fiche. Elle enjambe un muret et disparaît sous les frondaisons de la forêt voisine. De son côté, le garde pose son sac et sort une cigarette de sa poche pendant que je le rejoins en courant.
– S’il vous plaît….. (je suis essoufflé)… dites-moi…. ce qui se passe ! Qui sont ces gens dans la vallée ? Ils tirent au…
Une nouvelle détonation retentit de l’autre côté du château. Rien de très puissant. Je suppose que cette canonnade n’a pour but que d'impressionner les locataires du château, et non de détruire les remparts. Il faudrait des centaines d’explosions pour venir à bout de l’imposante construction. Quoi qu’il en soit, ça n'émeut guère le garde qui frotte une allumette contre sa vareuse. Il allume tranquillement sa cigarette avant de me répondre.
– Le Mobol a envoyé ses troupes. C’est vous qu’il cherche, monsieur.
L’allumette s’éteint entre ses doigts.
– Moi ?? Il devrait plutôt me remercier ! J'ai tout fait pour dévier le… (laisse tomber, le garde s'en fout complètement). Où est la reine, où sont les autres gardes ?
– La "reine" ? (Il sourit). Disparue. Tous disparus. Dès que les premiers véhicules ont été signalés, il y a une heure.
– Pourquoi ne m'a-t-on pas réveillé ?
Le garde me tape sur l’épaule dans un geste d’affection, ou de compassion
– Vous êtes celui qui attire le Mobol, me demandez pas pourquoi, vous devez le savoir mieux que moi. C’est donc VOUS qu’ils ont fui, en vérité. Z’allaient sûrement pas vous réveiller !
– Et vous ? Vous ne fuyez pas ?
– J’ai pas peur du Mobol (il tire une longue bouffée de sa cigarette). En fait, je suis un de ses serviteurs. Un espion, pour faire simple.
Je recule aussitôt d’un pas. Le garde m’adresse un clin d’œil.
– Mais comme vous m’êtes sympathique, je vais pas vous retenir. J’ai autre chose à faire (il soupèse d’un air satisfait son sac rempli d'argenterie). Mes compatriotes seront ici d’un moment à l’autre. Ils vont s’installer dans le château et piller ce qu’il reste. Je prends ma part d’avance, ce qui fait que j’ai pas trop le temps de vous surveiller. Bonne chance, monsieur. Il y a des chevaux, par là (il me montre les écuries). Enfin, vous sentez pas obligé. Je vous dis ça pour le sport, hein, car on vous rattrapera, c’est couru d’avance. Personne n’échappe au Mobol. Personne.
Justement, des bruits de motos viennent ponctuer cette sinistre prédiction. Ils proviennent de la sapinière que j'ai traversée en arrrivant. Le garde ramasse son sac et me tourne le dos. Sans attendre, je cours vers les écuries.
Il reste un cheval, déjà sellé, même pas attaché, qui mâche tranquillement son fourrage en profitant du soleil. Gris tacheté de blanc, le poil sec et brillant, une belle bestiole ! Le (gros) problème, c’est que je ne suis jamais monté sur un canasson.
Sans crier gare les premières motos déboulent en trombe sur la pelouse, projetant des mottes de gazon à des dizaines de mètres, saccageant les parterres de fleurs et les topiaires. Leurs conducteurs ressemblent à des skins médiévaux, crânes rasés, visages tatoués, hooligans faisant tournoyer des masses d'arme d'une main tout en cabrant leurs engins.
Je n’ai plus le choix.
Pied gauche dans l’étrier, je parviens à enfourcher la bête du premier coup sans retomber comme une merde de l'autre côté. Je m’agrippe à son encolure tel un enfant aux épaules de son père. C’est rudement haut.
– Vas-y, mon vieux, vas-y !
Le cheval fait quelques pas sans se presser. Par chance il est déjà orienté dans la bonne direction (bah oui, honnêtement, je n’aurais pas su comment faire pivoter l'animal si ça n'avait pas été le cas.)
Les motos se mettent à rugir de plus belle derrière moi. Ils m’ont vu, la chasse est lancée. À un contre dix, ce sera plutôt une curée !
Je stimule maladroitement ma monture qui ne bouge pas d'un crin.
– Plus vite ! Hue ! Allez !
Le cheval frémit. Enfin il s’élance vers la forêt, réagissant au hurlements des moteurs plutôt qu’à mes suppliques affolées. Pourvu qu’il n’aille pas vers le ravin. Pourvu…
Je dois me coucher sur le ventre car des branches me fouettent le visage et menacent de me désarçonner. Après un certain temps dans cette position, je me risque à relever la tête. Ouf, le cheval galope en évitant les arbres et les fossés. C’est l’avantage indéniable d’avoir un moyen de transport intelligent. Le hic, c'est que l’animal va droit sur la sapinière qui longe un à-pic d’une centaine de mètres. Tant bien que mal, je saisis les rênes et je les tire vers la droite… et le cheval tourne à gauche. Bon Dieu, il faut faire le contraire !
Après plusieurs tentatives, j’obtiens de ma monture qu’elle aille dans une direction moins dangereuse pour nous deux. Pendant ce temps, les motos en ont profité pour gagner du terrain. Je n’ose pas regarder derrière mais j'entends clairement les insultes des soudards furieux contre moi.
La forêt s’épaissit. Des fougères de la taille d’un homme forment un rideau émeraude qui bouche la vue. Le cœur battant, je vois défiler sous moi des obstacles que le cheval évite ou saute au dernier moment : des troncs d’arbres abattus qui pourrissent pêle-mêle, des ruisseaux encaissés, des buissons aux épines luisantes… L'animal ralentit parfois sa course pour franchir les obstacles les plus techniques. Je me garde bien de l’exciter, il sait mieux que moi ce qu’il faut faire.
Pendant dix minutes, nos poursuivants font gueuler les carburateurs pour sortir leurs motos des fossés, ou pour contourner les troncs. Ils sont obligés de dévier sur la gauche, à la recherche d’un passage dégagé qui leur permettra de foncer librement afin de me couper le chemin. Heureusement, la forêt s’épaissit encore plus et le cheval va en ligne droite quand c'est possible. Il est habitué à ce genre de chevauchées, je crois.
Petit à petit, le bruit des motos s’estompe. Ce n’est bientôt plus qu’une rumeur loin derrière nous. Le cheval rassuré opte pour le trot (je n’ai pas mon mot à dire).
Je ne crie pas victoire. Nos poursuivants pourraient suivre les traces de sabots.
De temps en temps j'encourage ma monture en évitant de la contrarier. Nous progressons à ce rythme pendant une heure, à travers le paysage sombre et chaotique d’une forêt qui n’a jamais été entretenue. Une forêt primaire, avec ses arbres millénaires, majestueux, qui projettent une ombre épaisse sur un sol couvert d'un tapis de mousse. Ça et là poussent des champignons énormes et des buissons de fougères , on se croirait dans un conte.
Je n’ai pas la moindre idée de la direction à prendre. Bizarrement, ce n’est pas ce qui me préoccupe le plus. Mes pensées peuvent enfin revenir à la source de mes récents déboires.
Gargantua… la fourbe ! Elle m’a abandonné dans le château assiégé ! Etait-ce un coup monté ? Peu probable. Pourquoi m’aurait-elle tiré des griffes des Voids et du Mobol pour me lâcher ensuite ? Et Lucia dans tout ça ? Est-elle complice ?
Une autre question me taraude, et pas des moindres. Cette nuit… j’ai couché avec la géante, oui ou non? Aucun souvenir. J’aurais mieux fait de me tirer quand j'ai su que Lucia n’était plus là. Je serais parti à sa recherche au lieu de me saouler comme un pochtron. Elle, au moins, ne me prenait pas pour un con. D’accord, elle s’est volatilisée sans me laisser de message, mais ça ne veut pas dire que...
Tiens, c’est quoi ce truc ?? Là, à moitié enfoui dans le sol spongieux.
C’est une bouteille en plastique… une bouteille de coca vide. Je ne vais pas m’arrêter pour regarder de plus près. Je me sens trop en sécurité sur le cheval pour prendre le risque d'en descendre et de le laisser filer (au fait, comment fait-on pour arrêter un cheval ?).
Une bouteille de coca… je n’ai pas rêvé ! Je m’interdis d’en tirer des conclusions. La meilleure façon de penser juste, c’est de ne pas penser du tout.
Le silence n’est troublé que par les "splotch !" hypnotiques du cheval pataugeant dans la boue. La forêt a changé du tout au tout. Elle est devenue moche, sale, grisâtre, avec des arbres banals et un sol délavé. Bien que ce genre d’endroit me soit nettement plus familier que la plaine de verre, je ne m’y sens vraiment pas à l’aise.
Plus loin, je croise d’autres cadavres de bouteilles et de canettes en verre. Puis d’autres déchets : des sacs en plastique accrochés aux branches des arbres, des pneus à moitié brûlés, des carcasses de frigos, des sacs d’ordures éventrés, des caddies défoncés, des masques chirurgicaux…
Le monde se transforme à grande vitesse autour de moi. Je le sens à tous les niveaux. La lumière, les senteurs, la température. Les sons.
Ce que je prenais au départ pour du vent dans les arbres, puis pour le bruit d’une chute d’eau, se transforme rapidement en un ronflement continu, un concert de moteurs poussés au maximum.
Les motards ! Ils ont dû faire le tour de la forêt, et ils m’attendent maintenant quelque part en lisière… Je suis fait comme un rat !
Ne pouvant pas déterminer précisément d’où proviennent les bruits, je fais bifurquer ma monture à plusieurs reprises. Les grondements s’intensifient malgré tout. Ça vient de tous les côtés. Et ces détritus qui prolifèrent au sol... Je suis dans une véritable décharge à ciel ouvert !
Merde… ça ressemble au bruit d’une…
Oui, c’est bien une autoroute. Des autoroutes.
Elles apparaissent soudain au détour d’un talus d’immondices, perchées sur leurs pylônes en béton. Comme des boas constrictors sombres se profilant sur un ciel laiteux, elles enserrent le monde entre leurs bretelles et leurs échangeurs noueux.
Je ne sais pas ce que je dois ressentir. De la joie, de la déception, de l’incompréhension ?
Le cheval, lui, n’est pas trop perturbé. Sans consignes de ma part, il suit tranquillement le semblant de chemin qui s’est ouvert devant nous, au milieu des ordures, et qui nous conduit droit vers un passage sous une des autoroutes.
Nous franchissons des arches noircies par la suie de millions de pots d’échappement, puis nous longeons des pans de béton couverts de graffitis. Ça pue la pisse.
Le verre crisse sous les sabots de ma monture. J’espère que ses fers la protègent assez bien.
« Ah ah ! Ah ah ahhhhhhhh !!! »
Un homme vient de surgir à droite en hurlant. Il brandit un couvercle de poubelle cabossé. Presque aussitôt, un autre type en guenilles émerge d’un tas de cagettes de l’autre côté. Puis un troisième, et un quatrième…
« Un ch’val !!! Un ch’val !! Ahhhh ! »
Le premier homme frappe son espèce de bouclier à l’aide d’une brique qu’il fait parfois mine de me lancer.
« BONGGGG !! BONGGG !! »
Terrifié, le cheval se met à ruer. J'essaie de le retenir mais rien n’y fait, il s’élance et bouscule un costaud qui se dresse au milieu du passage…
… le faux clochard du métro ! J'ai à peine eu le temps de le regarder mais j'en suis sûr, c'était lui !
… et nous voilà de l’autre côté du complexe autoroutier. Il y a des maisons à quelques centaines de mètres, des pavillons étriqués entourés de jardinets. Le rêve d’accession à la propriété d’une classe trop moyenne pour pouvoir acheter une maison ailleurs. Imperméable à ce genre de considération sociale, le cheval choisit de galoper comme un dératé dans cette direction dégagée. Mieux vaut ça que de monter sur l’autoroute… mais je vais me tuer s’il ne ralentit pas !
L’animal n’a pas l’air de vouloir se calmer.
Plantés derrière des grillages qui les protègent du monde extérieur, des enfants hurlent en voyant le cheval, de peur ou d’excitation. Aussitôt, des adultes accourent hors des maisons. Le réflexe de protection de leur progéniture. Il y en a même un qui brandit un bâton en vociférant. Des odeurs de grillades flottent dans l’air. Il doit être midi ou pas loin, les barbecues sont sortis malgré la pluie qui vient de tomber.
Un soleil blanc perce timidement les nuages. Je suis bel et bien revenu dans mon monde !
Le cheval quitte bientôt le chemin de graviers pour gagner le bitume des ruelles résidentielles. Ses fers font des étincelles en frappant le sol. Rien de tel pour ameuter le voisinage à des centaines de mètres à la ronde.
Nous remontons ensuite plusieurs rues, puis une avenue à contresens, sous les klaxons et les injures des automobilistes qui doivent piler pour nous laisser passer. Le cheval a décidé que les bagnoles étaient des obstacles comme les autres, alors il n’hésite pas à jouer du sabot sur les capots en tôle. Quel bordel !
Quant à moi, serrant ma monture de toutes mes forces, je suis tétanisé. Plusieurs fois nous manquons d’être fauchés par un bus qui claironne avec énergie pour nous signaler que nous ne sommes pas dans la bonne voie. Ce qui affole encore plus le cheval. Pour couronner le tout, des bagnoles de police déboulent pour nous prendre en chasse dans un chœur de sirènes.
Si j’avais le moindre doute sur cet endroit, il est définitivement balayé à la vue des tours argentées du centre-ville noyé dans son smog.
Je suis revenu !
Ma brave monture est épuisée par sa course. Elle a décidé de ne pas sauter par-dessus les quatre ou cinq voitures de flics qui nous barrent le passage. Elle s'arrête en piaffant, attendant que je descende. Dans son petit cerveau d'équidé elle a fini par comprendre que j'étais la cause de tous ses malheurs récents. Elle va bientôt se cabrer et m'éjecter si je m'attarde sur son dos.
Les jambes flageolantes, je me laisse glisser sur le trottoir. Des centaines de badauds se sont attroupés, et certains applaudissent timidement. Sont-ils convaincus d’assister au tournage d’un film d’action ?
Je réajuste ma tunique verte et mes collants qui me rentrent dans le cul. Pendant ce temps, les policiers s’approchent lentement pour ne pas effrayer l’animal. D’ailleurs – et je trouve cela vexant – ils n’ont d’yeux que pour lui.
« Chut… du calme… là, là, gentil, le cheval ! »
Moi, l’homo sapiens pleinement responsable de mes actes, je n'ai droit qu'aux regards assassins de mes semblables. C’est pourtant moi qui vais payer pour tout ce grabuge, et pour les carrosseries défoncées par les quatre fers du "gentil" cheval.
Je sens que je vais m’amuser.
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