Heureux qui...

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Le poste de police ressemble furieusement à un état-major qu’on aurait installé à la hâte dans un sous-sol désaffecté. Les forces de l’ordre se croient-elles vraiment en guerre pour s’enterrer ainsi sous des mètres de béton, loin de la surface ravagée par les bombes... de peinture des délinquants juvéniles ?

On parle souvent de "ruche" pour décrire ce genre d’endroit grouillant d’activité. Moi j’ai plutôt l’impression d’être tombé dans un élevage de volailles sans tête. Tout le monde court dans tous les sens, mais vont-ils au moins quelque part ces bipèdes excités ?

Un peu pour tuer l'ennui, j’attrape au vol des bribes de conversations. Verdict : on est très loin des séries télévisées, même des plus réalistes. En dehors d’une rumeur de braquage qui tourne au canular, et d’un homme saoul qui menace de se suicider en avalant sa langue, il n’y a rien qui justifie ces courses folles d’un étage à l’autre, ces téléphones raccrochés violemment et ces engueulades viriles.

Un peu plus tard, sur une autre chaîne (on m'a changé de couloir entre temps), j’ai droit à l’amorce d’une histoire de chantage de la part d’un employé vindicatif, puis aux rebondissements d’une affaire de trafic de pneus rechapés, et enfin au dénouement heureux d’une plainte pour vol (la dame a retrouvé son sac chez sa fille).

Je vois aller et venir certains des acteurs de ces péripéties. Pour beaucoup d’entre eux, cette visite au poste de police représentera plus tard l’épopée de toute une vie, le summum de l’aventure... quand elle se termine bien. Pour les autres, le traumatisme n’est pas près de s’effacer. Je ne sais pas encore dans quelle catégorie me ranger.

Tantôt je vois passer la victime appréhensive, tantôt c’est le fautif appréhendé qui défile, tête basse, menottes aux poignets. J’en porte moi-même, de lourds bracelets métalliques qui ne sont vraiment pas confortables.

Tiens, encore une prise de bec entre deux fonctionnaires. Cette fois au sujet d’un dossier BC-48-40 qu’on ne retrouve pas, « tu vois de quoi je parle, bordel ! Le gars qui remplissait de merde la boîte aux lettres du maire adjoint ! » et ainsi de suite. Apparemment le scatophile a récidivé en polluant le courrier d’un juge. Chacun cherche à sortir du lot comme il peut, dans des tentatives parfois désespérées d’attirer l’attention dans ce monde cacophonique.

En ce qui me concerne, mon quart d’heure de gloire est déjà passé.

Pendant une demi-heure, j’ai été « le cinglé à cheval dans les rues du centre-ville, fringué comme une tapette de série B ». Je ne sais pas quel numéro on attribuera à mon dossier. BC-51-25, juste après le type qui passait son temps à enlever les plaques d’égouts, et juste avant la cleptomane qui piquait les magazines dans les halls d’hôtel ?

Je ne vais pas me plaindre. On ne m’a pas attaché à une chaise pour me frapper à coups de chaussures, on ne m’a pas braqué un projecteur dans les yeux, ou maintenu la tête dans un seau d’eau glacée. On ne m’a même pas collé des baffes quand j’ai répété pour la dixième fois aux officiers que mon cheval appartenait à la reine Gargantua, « celle qui possède un château en bordure de la Mer de verre ».

Rien de tel qu’une mornifle pour redonner du bon sens à un type en plein délire, pourtant. Eh bien non, les flics ont juste levé les yeux au plafond en soupirant. Un cinglé, ça ne se bouscule pas. Pas trop en tout cas. On ne sait jamais : j’aurais pu être un artiste en vogue, un excentrique protégé par un politique, ou par une puissante confrérie secrète.

Je suis assez content de moi. Pour qu’une histoire ait des accents de vérité, il suffit qu’elle soit vraie. Avec des explications plus raisonnables (mais fausses), je risquais d'être percé à jour par ces fins psychologues en uniforme, et d’attiser inutilement leur colère. Ils ne m’auraient pas pris pour un taré, mais pour un provocateur. Et les provocateurs finissent mal, en général.

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Une inspectrice aux yeux cernés de fatigue vient se planter devant moi. Un peu plus tôt, je l’ai entendue se plaindre des heures sup’ à répétition et du café « au goût de pisse », comme si elle connaissait cette saveur. Quoique... allez savoir ! Chacun a ses secrets, je ne juge pas.

– Allez hop, debout ! Le chef veut vous voir. Oui, encore !

Se souvenant que je suis toujours entravé au banc, elle me libère avec un soupir agacé. Puis elle me pousse devant elle sans ménagement.

Le chef en question raccroche son téléphone au moment où je pénètre dans la pièce enfumée. Je l’ai déjà rencontré deux fois, et à chaque fois il m’a tenu un long discours sur la décadence qui frappe le pays. Vautré dans son fauteuil, il se masse la panse d’un air satisfait. Son foie va bien, on dirait.

– Eh bien, on a fini par avoir ton vrai nom… monsieur... (il regarde ses notes)… Ulysse Ithaca. C’est quoi ça ? C’est Japonais ? Non, tu n’as pas une gueule d’Asiate. I.T.H.A.C.A. Un nom à causer des problèmes ! Tu as de la chance, la directrice de ta clinique psychiatrique vient juste d’appeler. Ils envoient quelqu’un qui va te récupérer et te renvoyer chez les dingues. Faut pas s’enfuir du zoo, mon vieux ! On paie assez d’impôts pour enfermer les gars comme toi.

Le chef pansu marque une pause. Comme les deux autres fois, il est littéralement subjugué par mes collants verts qu’il ne quitte pas des yeux.

Ithaca ? Ulysse ? D'où sort-il ces noms improbables ? Et cette histoire d'hôpital psychiatrique ! Serais-je vraiment fou ? Ce serait ça, le fin mot de l'histoire ?

– Les impôts me paient pour chasser les trouducs qui ne respectent pas la loi sur MON territoire, continue le flic. Ainsi que les barjots dans ton genre qui se prennent pour Jeanne d’Arc. Si ça ne tenait qu’à moi, on réglerait ça vite fait : un aller simple sur un atoll du Pacifique, et une bonne bombe H pour finir ton bronzage de pédé.

Je cherche machinalement un miroir. Il n’y en a pas. Je regarde alors mes mains : effectivement, ma peau est hâlée par ces quelques jours au soleil.

– Qu’est ce que t’as, Titicaca ? Tu cherches ton cheval ? (Rire gras).

– Martin.

– Quoi ?

– Je m’appelle Martin. Paul Martin.

– Allez, hors de ma vue ! s’emporte le chef.

Il ne veut surtout pas entendre à nouveau mon histoire. Se tournant vers l’inspectrice qui attend près de la porte, il lance d’un air rigolard :

– Raccompagnez-le avant que je lui fasse une piqûre de 9 mm dans la tête… ou dans le cul !

La femme lui fait un clin d’œil.

– 9 mm, Chef ? Elle doit pas s’amuser, votre femme.

– Dehors !

Une vraie réplique de film intello. Ma foi, il y a longtemps que je n'ai pas vu un bon gros nanar.

Je reprend ma place attitrée sur le banc. D’après l’horloge sur le distributeur de boissons, je suis là depuis plus de deux heures.
Ils vont m’envoyer dans un asile ? Je corrige : me renvoyer ? Pourquoi pas. Ma vraie place est peut-être chez les dingues. J'ai hâte de rencontrer cette soi-disant directrice qui s’est portée garante de moi.

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En pleine contemplation d’une cuillère en plastique coincée sous la machine à café, je ne lève pas les yeux au passage du tourbillon de jambes en lycra.

Des sifflets fusent d’un peu partout. Quand je relève la tête, la porte du bureau de l’inspecteur principal vient juste de se refermer. Des flics rougeauds s’agglutinent derrière les stores en se donnant des coups de coudes, à croire qu’ils ont vu la Sainte Vierge en string.

Je connais ce parfum de gingembre et d’acrylique chauffé à blanc. J’aurais dû m’en douter, nos destins semblent intimement liés. Cependant j’aurais préféré qu’elle envoie Lucia, hélas la brunette n’appartient probablement pas à ce monde.

Gargantua ressort du bureau cinq minutes plus tard, talonnée par le gros flic émoustillé. Sur les instructions de son chef, la policière fatiguée s’empresse de m’enlever mes menottes.

– Vous êtes sûre qu’il ne va pas chercher à s’échapper, docteur ? s’inquiète le Pansu qui cherche surtout à retenir sa visiteuse.

– Si je vous le dis ! C’est un toutou docile, et moi je suis un peu sa maman, répond la blonde en réajustant son sein gauche d’un geste négligé.

Le message subliminal fait son effet. Les mâles témoins du geste en ont la mâchoire qui se décroche. Nous avons cinq minutes pour déguerpir avant que leurs neurones ne reprennent le dessus sur leurs hormones.

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La Ferrari est garée sur une place réservée. Ma vie récente tourne autour de cette bagnole.

Un type tout en cuir, aux pectoraux saillant sous son tricot à rayures, s'avance alors vers pour nous barrer le passage. Il est vraiment énervé, et cette fois les formes généreuses de Gargantua ne suffisent pas à l’amadouer.

– C’est à toi cette caisse ?

– Oui.

– Tu te crois tout permis, connasse ? C’est ma place ! Tu sais combien je paye chaque mois pour ce bout de parking ? J’ai appelé les flics, alors tu vas me faire le plaisir de les attendre avec moi !

Gargantua pose sa main sur le bras de l’homme et lui fait un clin d’œil appuyé. Son stratagème est gros comme une montagne, ça ne marchera jamais ! Qu’elle sorte plutôt sa carte de police en se la pétant, comme elle l’a déjà fait avec moi !

– Faut pas s’énerver, mon chou ! C’est mauvais pour l’estomac.

Le costaud n’en a visiblement rien à foutre de son cul. En fait, je pense qu’il s’intéresserait plutôt au mien. À ma grande surprise, il lui rend pourtant son clin d’œil. Puis il fait un pas de côté pour nous inviter à passer.

– Faites plus attention la prochaine fois , marmonne-t-il. Un peu de respect pour la propriété d’autrui…

– Je n’y manquerai pas.

Nous grimpons dans le bolide. Je suis une fois de plus impressionné par le pouvoir de la blonde – et par la faiblesse des hommes. Qui peut bien résister à cette femme fatale clichesque ? Moi, si je ne tiens pas compte de la nuit au château. J’étais saoul, et surtout je ne me souviens de rien. Il ne s’est même probablement rien passé. Elle me méprise, ça saute aux yeux. Alors pourquoi m’aide-t-elle à chaque fois ?

Par politesse, j’attends quelques minutes avant d’engager les hostilités.

– C’est vachement sympa de m’avoir abandonné face à une armée d’envahisseurs aux crânes rasés !

Elle ne répond pas. Au bout d’un moment, je commence à croire qu’elle ne m’a pas entendu. Je reviens à la charge.

– Pourquoi es-tu partie sans me réveiller ? Pourquoi m’as-tu sorti de ce poste de police ? D'ailleurs, pourquoi ne leur as-tu pas dis que tu étais aussi...

– Pourquoi, pourquoi, pourquoi !!! s’exclame-t-elle. RÈGLE NUMÉRO UN : tu la fermes. Si tu n’es pas d’accord, je peux vraiment prendre la direction d’une clinique psychiatrique. J’ai les pouvoirs nécessaires pour te faire interner. Compris ?

Compris. La règle est simple. Sous ma colère contenue, je ne peux pas m’empêcher d’admirer cette femme qui sait jouer du bâton aussi bien que de la carotte. Jouer, oui : comme une marionnettiste.

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Elle me dépose devant mon immeuble alors que la nuit commence à tomber.

Sans un mot, elle me tend un paquet de papier brun. Je l’ouvre aussitôt. C’est mon costume de ville tout froissé ainsi que mon portefeuille. Après vérification, les clés de mon appartement sont toujours dans la poche du pantalon. Je ne sais pas quoi dire. J’essaie bêtement un « merci quand même… pour tout » avant de claquer la porte de la Ferrari. Je ne m’attends pas à des adieux émouvants, mais le baiser qu’elle dépose sur ses longs doigts et qu’elle souffle dans ma direction me rappelle que, dans cette farce, je serai l'éternel dindon.

La Ferrari démarre sur les chapeaux de roue, pour ne pas changer. Dès qu’elle a disparu au premier tournant, je monte les escaliers extérieurs sous les yeux médusés de mes voisins scotchés derrière leurs fenêtres. Leur surprise n'a rien d'étonnant : je porte toujours ma tenue verte d’opérette.

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– PAUL ! Je ne veux pas te harceler, mais tu ne m’as toujours PAS transmis le tableau des achats du mois DERNIER. J’en ai absolument BESOIN !!

Les bras chargés de paperasses, je m’arrête devant le clapier de Michelle. Elle m’a parlé sans même lever les yeux de son écran. Plus précisément, elle m’a hélé comme si j’étais un garçon de café. Sa façon de ponctuer chaque mot qu’elle estime IMPORTANT me hérisse le poil, surtout quand elle balance mes erreurs devant tous les collègues. Surtout quand ce ne sont pas des erreurs.

Comme toujours, des têtes surgissent et disparaissent aussitôt derrière les panneaux molletonnés qui délimitent les cubicules. J’ai l’impression de voir des suricates dans un reportage animalier. Ah oui, j’oubliais : Michelle me fait toujours bégayer.

– Je… je suis sûr d’avoir joint le fichier au mail… que je t’ai envoyé hier soir.

– Qu’est-ce qu’il dit ?

Une autre de ses manies : elle parle souvent aux gens comme à des demeurés, en les désignant par la troisième personne. Elle daigne enfin lever la tête.

– Écoute, Paul. Je ne suis pas une IDIOTE, si c’est ce que tu insinues. Je n’ai pas reçu ton document. Envoie-le-moi ASAP, c’est URGENT !

– Allons ! Qu’est ce qui se passe ici ?

C’est le Chef qui vient de sortir de son trou pour faire sa tournée horaire. Un champion olympique des réunions interminables et des longues promenades à l’étage. De grosses mains bronzées, ornées d’alliances en or qui claquent avec un bruit mat de mitrailleuse quand il les laisse retomber sur le bord de la table, tantôt avec une lassitude feinte, tantôt avec une énergie qu’il voudrait communicative. Une fine moustache anachronique sur son visage de furet passé aux UV, une cravate trop courte serrée autour d’un cou de buffle : voilà le Chef.

– Rien d’important, Robert. J’expliquais seulement à PAUL que je perdais mon temps à ATTENDRE son tableau des achats consolidés. À chaque fois ça me BLOQUE dans mon travail. Tu peux comprendre ça, hein, Paul ? miaule-t-elle pour paraître moins acariâtre devant son supérieur.

À chaque fois ?! Mais quelle mytho celle-là ! La dernière fois, elle a supprimé le document que je lui avais soumis pour vérification ! Elle a même admis son erreur. Et la fois d’avant, elle a carrément…

Le Chef me tape sur l’épaule et me glisse sur un ton paternaliste :

– Martin, transmet ce document à Michelle. Et on passera l’éponge, d’accord ?

– Tout de suite. Je te l’envoie dans cinq minutes, Michelle.

La chieuse ne me prête déjà plus attention. Eelle est occupée à répondre à Sam qui lui propose par signes de rejoindre son petit groupe pour le déjeuner. Une belle bande d’hypocrites qui se crachent dans le dos à la première occasion. Ou alors c’est moi, l’hypocrite : je les laisse me traiter comme de la merde tout en leur faisant croire que ça ne me dérange pas.

Retour devant mon ordinateur.

J’ouvre aussitôt ma messagerie électronique. Bingo ! Dans la boîte des courriels sortants se trouve le fameux tableau des achats. Envoyé à Michelle deux fois dans la même journée. Qu’est ce que je vais faire ? La remoucher ? Ce n’est pas mon style. Alors je lui renvoie le putain de document pour la troisième fois, sans commentaire. Oui, je suis un dégonflé. Cette tâche accomplie, je décide de m’octroyer quelques minutes pour décompresser.

Il est midi passé. La plupart des employés sont descendus au restaurant d’entreprise. Dehors, des éclats de soleil rebondissent sur les surfaces brillantes des buildings. Un vrai jeu de miroirs. Si la lumière est au rendez-vous, la chaleur, elle, est absente. Ce mois de février 2000 est particulièrement frisquet.

Quatre mois…

Quatre mois se sont écoulés depuis cette folie de plaine de verre et de train géant. Il ne se passe pas une heure sans que j’y repense. Je n’en ai jamais parlé à personne, et ça me pèse un peu plus chaque jour.

Pendant un temps, j’ai caressé l’idée d’aller voir un psy, avant de me convaincre que je n’étais pas fou. Je suis pourtant de moins en moins sûr d’avoir vécu ces cinq jours délirantes. Seule relique de ce passé glorieux, la défroque verte et moulante que j’ai soigneusement rangée dans un carton sous mon lit. Du coton de bonne qualité, pas d’étiquette ni de marque, rien qui me permette d’en déterminer l’origine. Quant au cheval, inconnu des services vétérinaires, il a été confié à un refuge pour animaux. Je n'ai donc aucune preuve matérielle de mes "aventures".

Après avoir regagné mon appartement, le soir de mon retour, je me suis affalé dans le divan et j'ai allumé la télévision.

Je n’étais pas au bout de mes émotions. En zappant, j’ai constaté avec stupéfaction qu’il ne s’était écoulé que deux ou trois heures entre ma première rencontre avec la flic blonde et ma chevauchée finale dans les rues de la ville.

On était encore vendredi ! J’avais donc tout le week-end pour me remettre de ces cinq jours qui n’avaient jamais existé. Je me suis fait livrer des pizzas et j’ai écouté de la musique dans le noir sans sortir une seule fois.

Et le lundi suivant, j’ai repris le chemin du travail. Que pouvais-je faire d'autre ? Aller dynamiter une cité médiévale, puis faire un tour en moto dans un syphon géant ?

La bonne humeur régnait au bureau. On n’y parlait que du cinglé qui avait semé la panique sur son cheval, pas loin du centre-ville. Il y avait même quelques photos, en première page des journaux qui traînaient un peu partout dans le service. On était juste avant l'An 2000, la folie individuelle intéressait les tabloïds qui cherchaient partout des signes de la Fin du Monde.
Évidemment, personne ne m’a reconnu sur les clichés trop flous. Les journalistes ont essayé de retracer l’individu, un certain Elvis Nakata, ou Titicaca chez les partisans de la théorie "inca".

Le Chef, qui sait toujours tout sur tout, nous a livré le fin mot de l’histoire pendant la réunion du lundi. Le dénommé Nakata était un militant écologiste shintoïste. « Ils prennent de plus en plus de risques pour capter l’attention des médias sur la pollution et la dégradation de l’environnement. J’admire ce courage, cette détermination ! Il en faut plus des couillus comme lui ! ».

Ils ont tous acquiescé, même Freddy qui a toujours critiqué les nouvelles consignes d’éteindre les lumières des bureaux en partant le soir.

Le lendemain, sans surprise, le cavalier solitaire était déjà sorti des esprits. La routine avait repris ses droits.

Pendant une semaine je suis resté sur mon petit nuage, avec mon secret qui m’auréolait de confiance, un peu comme un costume invisible de super-héros. Tout le monde paraissait me redécouvrir. On appréciait mon nouvel air détaché, on m’invitait aux repas du midi. Puis, de "plus cool", je suis devenu "plus distrait" à leurs yeux, et finalement ils m'ont trouvé "plus très fiable". J’ai donc repris le rôle du gars timide et sans relief, le mollasson dont il ne faut rien attendre. Je n’aime pas les critiques, ils n’aiment pas les changements : ils ont tous été soulagés de me retrouver comme avant.

Tout cela s’est passé il y a quatre mois. Un gouffre de temps, au sens premier du terme, car depuis, je ne me suis jamais autant senti au fond du trou. Aplati comme une crêpe. Réduit à une masse critique. Le tant attendu bug de l’an 2000 ne s’est produit que dans ma tête. Je vous rassure, je n’exploserai pas comme ces dépressifs qui déboulent au travail, un beau matin, armés d’un fusil à pompe et de grenades quadrillées, et qui font un carton avant de tirer leur révérence. Ce qui me guette, c’est l’implosion. Et encore, ce serait trop spectaculaire.

Je vais m’effacer bel et bien, gommer ce qui reste de ma personnalité pour coller au plus près à ma fonction sans relief. Vidé, oui. Aussi vivant qu’un trophée empaillé. J’ai mué, mais je ne suis plus que la mue. La vieille peau séchée. L’intérieur de moi chevauche quelque part dans une autre dimension, sous un immense soleil émeraude.

J’étouffe.

N’en tenant plus, je me lève brusquement. Une liasse de dossiers glisse du bureau pour se répandre sur le sol de ma cellule… euh de mon "box". Vif comme un ressort, mon voisin passe la tête au-dessus de la cloison qui nous sépare. Je me penche pour ramasser les papiers. Un peu plus loin, un autre collègue s’empresse de faire pivoter son écran de manière à le garder caché. S’il savait à quel point je m'en tape de ce qu’il trafique sur internet !

Il faut que je sorte. Je me lève et je me dirige vers les escaliers, laissant derrière moi le labyrinthe de cubicules et ses pathétiques créatures.

Quinze étages plus bas, je croise une poignée de "collègues" qui tiennent leurs sachets de fast-food du bout des doigts comme s’ils venaient de les cueillir dans un arbre magique. Ils font partie de ces employés qui snobent le restaurant d’entreprise, "dégueulasse" selon eux. Je ne les salue pas, ils m’ignorent quand même ! Ma disparition totale est presque achevée.

Il fait frais dehors. C’est exactement ce que je voulais. Respirer un air revigorant.

Je me revois à bord du side-car, les cheveux au vent dans la lumière dorée d’un monde extraordinaire. Je me souviens des sensations que j’éprouvais durant ma course effrénée à dos de cheval. Je fuyais une armée sortie d’un film post apocalyptique, j’ai traversé une forêt digne d’un conte de Tolkien… et j’ai débouché près d’une affreuse bretelle d’autoroute, sans savoir à quel moment exactement je suis repassé dans la triste réalité.

Vous l'aurez deviné : plusieurs semaines après mon "aventure", je suis retourné à la décharge près du pont autoroutier. J’ai longuement erré parmi les ordures. Dans toutes les directions je finissais par rencontrer un obstacle, que ce soit une voie rapide, une clôture barbelée, des fossés remplis d’eau huileuse et malodorante… De retour à mon appartement j’ai commencé à douter sérieusement de mon état mental.

Quant à l’entrepôt du terminus, je repousse depuis quatre mois l’idée d’y faire un tour. Effrayé par ce que je pourrais y découvrir… ou pas. Des moulins à vents. Des fantasmes. Je ne veux pas me retrouver seul face à ma folie.

Ça suffit ! Toute ma vie j’ai choisi le moindre risque. J’ai choisi de ne pas choisir. J’ai cru que je pourrais éviter les échecs en arrêtant la roue du sort. Ce n’est pas ainsi que je tirerai le bon numéro.

L’abcès doit être crevé. Je m’engouffre dans la plus proche entrée du métro.

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Il n’y a pas de passage vers un monde parallèle.

– Paul ! Je viens d’avoir une discussion avec Robert. Je lui ai dit que je n’étais pas CONTENTE, mais alors pas contente DU TOUT de toi. Ma patience a ses LIMITES. Déjà que tu t’absentes toute une après-midi sans prévenir, mais alors LÀ… je n'ai JAMAIS reçu ton tableau des achats ! Il y a quelque chose qui ne tourne pas ROND avec toi.

En silence, je me lève et je traverse le désert de moquette jusqu’au cubicule de Michelle.

Il n’y a pas de passage vers un monde parallèle.

Je me penche sur sa station de travail et, sans lui laisser le temps de réagir, j’ouvre sa messagerie d'un clic.

– Eh ! C’est confidentiel ! se met-elle à gémir tout en reculant comme si je puais.

En moins trois secondes, je trouve ce que je cherchais. Un sous-dossier où mes mails atterrissent directement par la magie d’une règle programmée. Et là, surlignées comme des messages non lus, mes trois tentatives, datées, titrées, sagement alignées. Michelle ouvre de grands yeux. Son air de yorkshire constipé s’est évanoui. Aussi vite, elle se recompose une expression de fillette contrite.

– Ah… mais… comment ça se fait ?

Cette fois, elle n’appuie plus sur les mots. Elle chuchote presque.

– Note de service du mois dernier. Les messageries génériques ont été réorganisées.

(Tu as de la merde à la place du cerveau. Je t’ai montré exactement la même chose il y a moins de deux semaines).

– Quand même, se ressaisit-elle. Il fallait le dire avant ! Nous aurions perdu MOINS de temps !

Elle me chasse de son box, et je regagne le mien. Je l’entends rajouter que « ça ne se fait tout de même pas de regarder les messages des AUTRES personnes !»

Je retourne à mes pensées, et à mon escapade de la veille.

Oui, je suis retourné à l’entrepôt, et j’ai eu la réponse à mes questions. Le couloir du clochard a été obstrué ! En admettant qu’il ait un jour existé, car un mur de béton se dresse à la place des escaliers. Du solide, bien crade, coulé depuis des années. En plus il y avait les vigiles, des vrais, en tenue de travail, pas des clochards paramilitaires. Ils ont bien failli m’attraper ! Heureusement que j’ai encore de bonnes jambes.

Voilà donc la réponse définitive à mes questions existentielles :

Il n’y a pas de passage vers un monde parallèle !!

Je voudrais oublier cette histoire. Pour toujours. Pourtant je me raccroche à ce fil aussi tenu que ma raison. Le mur peut dater d’un an comme d’un mois. La saleté se dépose vite, les poussières, la suie…

NON. Il faut que je me rentre ça dans le crâne :

IL N’Y A PAS DE…

– Martin !

Je sursaute. C’est la voix du Chef. Il se tient devant moi, sa moustache frémissant de contrariété. Cette conne de Michelle a certainement pris les devant. Attaquer avant d’être attaqué, la tactique du paranoïaque. J’aurais dû lui montrer le dossier caché avec un peu plus de tact. Elle s’est sentie humiliée, et maintenant elle va m’enfoncer par pure haine.

– Martin ! J’ai ici deux inspecteurs... euh inspectrices... du ministère de l’intérieur… de la défense... euh… enfin bref, elles veulent te voir.

Les sourcils froncés, je regarde le Chef sans comprendre. Soudain, une femme brune fait son apparition au bout du couloir. Elle est habillée avec classe, elle est extrêmement charmante, elle rayonne d’assurance et d’autorité. Je mets deux secondes à la reconnaître. Avec un casque de moto... les cheveux déliés…

– Lucia !!

Des dizaines de têtes poussent un peu partout au-dessus des cloisons. Les murmures redoublent quand Gargantua se montre à son tour, elle aussi vêtue d’un tailleur sombre et professionnel. Elle tient une malette en cuir noir à la main.

– "Agent Martin" ! s’écrit la blonde. Quelle couverture du tonnerre, mon vieux ! Quelle planque ! C’est plus mort qu’un cimetière ici !

Je sauterais bien dans les bras de Lucia qui me regarde d’une manière indéchiffrable, si mes pieds ne pesaient pas trois tonnes. Je suis bouche bée. Passé le moment de flottement, je tends enfin la main vers les deux femmes magnifiques. Lucia la serre vigoureusement, tandis que Gargantua ne lâche pas la poignée de sa valise et se contente de m'adresser un petit geste vaguement royal.

– Bon, bon, allons-y, grommelle la blonde visiblement ennuyée d’être là.

Où ? Je n’en sais rien, mais je suis bien content de les suivre.

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Nous sommes dans un pub branché que je connais de réputation. La clientèle qui s’y bouscule est un condensé de la faune du quartier : corporative et ultra select.

À toute heure de la journée, dans ce cadre d’acajou et de cuivres rutilants, des contrats juteux sont signés, des chasseurs de têtes rabattent leurs proies, des patrons machos s’affichent avec leurs plus jolies secrétaires, des jeunes cadres supérieurs fêtent bruyamment le succès de leur montage financier ou le lancement d’un nouveau projet de cent millions. Parfois, des touristes en short pointent leur nez, attirés par l’aspect cosy des lieux. Ils sont refoulés illico presto par les videurs.

Mes deux escortes (au premier degré, puisqu'elles m’encadrent en marchant) obtiennent sans difficulté une place de choix dans le carré privé, à l’écart de la salle principale. Le personnel n’est pas trop regardant sur mes fringues défraîchies. Des regards curieux suivent notre trio jusqu’à ce que nous soyons assis au calme. Lucia s’éclipse aussitôt en s’excusant.

Gargantua me toise en silence, tandis que je regarde bêtement une plante verte pousser dans son pot.

Imaginez un instant que vous êtes un représentant en aspirateurs, que vous êtes assis dans la cuisine d'un potentiel client qui vient de s'absenter pour quelques minutes, et qu’un rottweiler vous garde en respect, l’œil noir et la babine retroussée. Voilà, c’est à peu près ce que je ressens.

– Elle te connaît ? aboie brusquement Gargantua.

La blonde me montre du doigt une table dans la zone publique. Je tourne la tête. Mon cœur déraille un instant avant de se reprendre. Incroyable ! Mais oui, c’est bien mon ex Sophia en compagnie de son avocat ! Se penchant à droite, puis à gauche, elle cherche à distinguer ce qui se passe derrière les décorations qui séparent les zones. Elle a dû me voir passer avec les deux femmes… Bon Dieu ! Elle qui croit tout connaître sur tout le monde, j’espère qu’elle en bave d’incompréhension !

Ouf, elle regarde du mauvais côté. Je suis enfoncé dans un fauteuil en cuir, dissimulé par des palmiers artificiels. Mon soulagement me fait honte. Honte d’avoir encore peur d’elle à ce point. Gargantua prend son air narquois quand elle entend ma réponse.

– Oui, elle me connaît. On a vécu ensemble quelques années. C’est du passé.

– Passé passé ? intervient Lucia qui est de retour à ce moment précis.

– Oui ! Et je préférerais ne l’avoir jamais rencontrée.

– Elle est bien foutue, pourtant, murmure Gargantua en prenant son air de chasseresse à l'affût. Dommage qu’elle soit si moche de l’intérieur, ça saute aux yeux. Regardez-la, elle est ridicule !

Sophia n’abandonne pas facilement (comme toujours). Elle s’est mise debout sur la pointe des pieds pour mieux voir. Son avocat en costume de soie la tire par la manche en lui chuchotant quelque chose. « Chérie ! Voyons, ça ne se fait pas ! Tout le monde nous regarde » ou un truc du genre. Si elle continue elle va attirer l’attention… et voilà ! Un serveur est venu l’avertir. Son geste en direction de la porte est discret mais sans équivoque. Sophia se rassied sans quitter les palmiers des yeux. Elle a réussi à me repérer.

Nous passons les commandes.

L’atmosphère n’est pas excessivement conviviale. Gargantua est agressive dans sa façon de commander, dans ses gestes brusques. Les regards qu’elle me jette en glaceraient plus d’un. De son côté, Lucia reste silencieuse, comme plongée dans ses pensées. Elle était plus loquace sur la plaine de verre. Probablement qu’elle est intimidée en présence de sa reine, ou de sa cheffe… bref, de sa supérieure hiérarchique. Je n’avais encore jamais vu ces deux-là ensemble.

Je réfléchis à ce que je pourrais raconter pour meubler la conversation, en attendant le service. Heureusement, les bières et le Martini arrivent presque aussitôt.

Ai-je bien fait de suivre ces femmes ? En vérité je ne sais strictement rien d’elles. Le peu que j’en sais n’est peut-être qu’un délire de schizophrène. Des inspectrices de choc, sorties d’un calendrier Playboy, et qui enquêtent sur mon compte ? Des psychologues qui étudient mes réactions ? Ou peut-être que ce sont elles, les psychopathes ! Ça ne peut plus durer.

– Vous n’êtes pas venues me tirer de mon travail simplement pour boire une bière avec moi, non ? Vous avez des choses à me dire, j’espère ? Vous allez enfin me révéler le grand secret de la Mer de…

Gargantua repose bruyamment son verre. Le rottweiler montre enfin les crocs.

– Tu te prends pour qui ? Et si ça nous chante, à nous, de prendre une bière avec un petit… bureaucrate ? Tu peux retourner à ton "travail" si c’est ça que tu veux. Moi, je ne te retiens pas !

– Angela ! Pas de ça, je t’ai prévenue !

Lucia est sortie comme à regret de son mutisme. Je ravale ma surprise derrière ma pinte de bière. Mes yeux vont de l’une à l’autre, au-dessus de la mousse épaisse. De la blonde déconfite à la brunette agacée. De Lucia à … Angela ? Passe sur le fait que Gargantua ne soit pas son vrai nom. Le contraire serait même étonnant. Mais Lucia remettant à sa place la géante, reine du bal dans un autre univers ? J’ai dû louper quelque chose.

Lucia ignore la moue contrariée de sa collègue et se tourne vers moi.

– Angela a pourtant raison sur une chose au moins : rien ne nous obligeait à t’inviter ici. Avons-nous des choses à te dire ? Oui et non. Mais ne t’attend à ce que nous répondions à tes questions. Nos règles sont simples.

Elle fait un petit signe à Angela qui réagit au quart de tour. Ivan Pavlov serait fier de ce dressage.

– UN, on ne sait pas de quoi tu parles. DEUX, même si on le savait, on ne…

– STOP ! Je peux en PLACER UNE ?

Moi aussi je sais parler en majuscules. Et puis, c’est tellement jouissif de couper son sifflet à la géante. "Petit bureaucrate", non mais, pour qui se prend-elle ? Je ne lui laisse pas le termps de riposter.

– Je connais déjà vos règles débiles. Et je vous remercie de votre charmante compagnie, en ce lieu si romantique. Je n’aurai qu’une question, une seule : comptez-vous m’arrêter après ça, ou m’interner ? D’ailleurs, êtes-vous des flics ou des psys ?

– Non, personne ne va t’arrêter, me répond Lucia. Pour répondre à ta deuxième question, nous travaillons pour des autorités. Ne me demande pas lesquelles.

Je suis à nouveau déçu, même si je devais m’y attendre. En fait je suis en colère, et je vais le montrer.

– J’ai vu ton "Angela" en pleine action, avec sa plaque d’officier de police, sa Ferrari, sa couronne en toc et tout le cinéma, mais toi, Lucia ! Toi !! Je te préférais en ange gardienne à moto !!

In vino veritas, disent-ils. La connerie aurait donc des accents de vérité ? Je ne tiens décidément pas l’alcool.

Les deux femmes se regardent sans dire un mot. J’en profite pour vider ma pinte d’une traite. La colère mêlée de déception me donne du mordant. Je sais que ça ne durera pas, alors j’en rajoute une couche.

– Vous mettrez ça sur votre compte, j’espère ! Parce que je vais en commander une autre.

Gargantua se lève en reniflant.

– Une pour moi, aussi. J’ai un besoin urgent, excusez-moi.

Elle se faufile entre les fauteuils avec sa démarche inimitable, dodelinant son mètre quatre-vingt dix à l’attention de nos voisins, des hommes d’affaire grisonnants qui se taisent en la regardant passer.

Lucia suçote pensivement son Martini. Avec un sourire en coin, elle me demande à voix basse :

– Elle est bien roulée, Angela, non… ?

Est-elle au courant pour la partouze au château ? Sait-elle que je me suis retrouvé... Lucia achève alors sa phrase.

– ... pour un mec ?

Je n’ai plus de bière à recracher, mais l’intention y est. Je repose bruyamment mon verre.

– Pardon ??

Une serveuse vient s’enquérir au même moment de notre nouvelle commande. Je laisse Lucia s’en charger. La brunette attend que la serveuse s’éloigne pour continuer, presque guillerette :

– Alors comme ça tu n’avais rien vu ? C’est vrai qu’on y mettrait sa main au feu. Ou autre chose... ailleurs !

Voyant ma mine sidérée, elle m’adresse un clin d’œil complice.

– Auriez-vous par hasard... ?

– Non !! (Quelques secondes de trop pour réagir). Enfin, pas à ma connaissance ! L’alcool m’a… (Un doute traverse soudain mon esprit). Est-ce que toi aussi, tu es un homme ??

– À ton avis ? (Elle rigole doucement). Mon pauvre ! On te fait tellement marcher, c’est inhumain ! Non, pas moi. Pas de la même façon.

Je ne pige plus rien. Elle se penche vers moi pour murmurer :

– J’ai rencontré Angel – c’est son vrai nom – dans un bar gay. J’étais lesbienne, en ce temps-là, et Angel était obsédé par la féminité. Il voulait être une femme sans pour autant être attiré par les hommes. Il est tombé amoureux de moi, et pour moi il est devenu Angela. Ça n’a pas marché longtemps entre nous, mais nous sommes toujours amies. Angela me couve encore comme une mère poule. Tu ne seras pas surpris d’apprendre qu’elle est excessivement jalouse. C’en est fatiguant, parfois.

– Incroyable ! Vous pourriez passer à la télévision, avec une histoire pareille ! Et tous ces hommes qui ban… qui bavent en la croisant !

– Elle les déteste. Son plus grand plaisir, c’est de les faire manger dans sa main.

– Hum… Et tu dis que tu "étais" lesbienne. Qu’en est-il maintenant ? Ce n'est pas un choix, non ?

– Je ne suis plus grand-chose de sexuel. Humaine, ça me suffit.

– Tu as tort. Tu es encore jeune, et très jolie.

– Et pourquoi aurais-je tort ? Qu’es-tu, toi ? Dis-moi, depuis que tu ne vis plus avec cette fille qui n’arrête pas de regarder vers nous, combien de fois as-tu couché avec une femme, prostituées comprises ?

– Aucune ! Sauf si j’ai couché avec Garg… Angela.

– Ne rêve pas. Elle te déteste trop pour s’offrir à toi. Même pour me mettre en colère ou te mettre mal à l’aise.

La mettre en colère ? Je n’ai pas le temps de lui demander plus d’explication, car Angela est en train de revenir. Lucia conclut à la hâte en me chuchotant :

– N’aborde surtout pas ce sujet.

Un peu gêné, je ne trouve rien de mieux à faire que d’attaquer ma seconde pinte de bière pour cacher mon trouble.

– Eh bien ! Le bureaucrate a soif, on dirait ! Ça assèche le gosier, la paperasse ! commente la géante.

Hum… Je n’ose plus la regarder. Mais comme ça pourrait sembler louche, je m’efforce de lui rendre son sourire narquois. Cette bombe sexuelle, un homme ? Impossible ! Quoique... certains traits épais sur son visage... son attitude parfois "virile"... Non, j'ai perdu mon objectivité. Il n’y a aucune façon de savoir si Lucia m’a dit la vérité ou non. Qu’importe ! Pour moi Gargantua est une femme, et cette femme ne m’a jamais vraiment plu (menteur ! Un peu quand même, avoue).

– Paul va devoir nous quitter. Son travail l’attend, annonce Lucia.

(Ah bon ? Qu’est ce que j’ai fait ?)

– Déjà ? Quel dommage ! s’exclame Angela sans chercher à cacher sa joie.

– Mais auparavant… Angela, donne-lui la valise !

La blonde ne bouge pas tout de suite, le temps de trouver le regard de Lucia. Il y a de la tension entre les deux femmes. Finalement, elle souffle bruyamment et, du pied, elle pousse la mallette noire sous la table. J’écarte précipitamment les jambes pour éviter de me la prendre dans les genoux.

– Qu’est-ce que c’est ?

– Ouvre bien grand tes oreilles. C’est très important.

Lucia se penche encore plus près de moi. Son décolleté s’ouvre légèrement, mais pour rien au monde je ne regarderai. Ses yeux noisette ont toute mon attention. J’ai toujours pensé que les romantiques n’étaient que des obsédés bien éduqués.

– Dans cette mallette, murmure-t-elle, il y a de quoi faire sauter ce pub au complet.

– Quoi ??

– Attend, laisse-moi continuer. Hier, tu t'es rendu à l’entrepôt du terminus. Oui, nous savons tout. Tu as pu constater qu’il y avait plein de gardiens. Par chance, tu as pu te faufiler à l’intérieur mais ils ont failli t’avoir à la sortie, non ? Dis-nous ce que tu as vu en bas de l’escalier.

– Un mur. Un mur absolument lisse, tout en béton.

Je ne cherche même pas à savoir d’où elle sort ces détails. C’est déjà assez vexant de se faire prendre en filature sans s’en rendre compte.

– Le détonateur a la taille d’une grosse montre. Il y a un bouton rouge sous le capuchon protecteur. Tu auras quarante secondes pour t’éloigner d’une vingtaine de mètres, et te mettre à l’abri d’un angle du couloir. Surtout, assure-toi qu’il n’y aura personne aux alentours, c’est tout ce qu’on te demande.

La valise devient énorme entre mes jambes. J’entends presque le tic-tac de la minuterie. Elles sont complètement barjots !

– Comment vais-je faire pour passer les gardiens ?

Qu’est-ce que je raconte ! Je ne peux pas faire ça ! Le sang bourdonne dans mes oreilles. Cela fait quatre mois que je n’attends que ça, que je rêve de ce jour où on me redonnera le choix. Le Paul timoré est bâillonné au fond de moi, et le Paul résolu est en train de prendre les choses en mains.

– Tu ne croyais quand même pas faire sauter un mur en béton avec ce gadget ? (Lucia frappe la valise du bout du pied). C’est la porte en fer qui pose problème, celle au fond du passage derrière le mur. Il faudra que tu t’y rendes par le métro comme tu l’as fait l'an dernier. Ce ne sera pas bouché de ce côté-là.

– Pourquoi ferais-je cela ?

Le Paul timoré vient de parler, dans un effort surhumain pour reprendre le contrôle de la situation. Lucia me tend un bout de papier. Comme je ne le prends pas, elle le coince sous un sous-bock taché de bière.

– Voici le numéro et l’horaire du train que tu dois prendre. Un de ceux qui ne repartent pas dans l’autre sens. Ce soir c’est le dernier. Pour toujours.

Je reste de longues secondes sans rien dire. Angela est affalée sur son fauteuil, comme une star qui laisse parler son attaché de presse. Je devine sans mal ses pensées : « Alors, chéri, on débande ? ».

– Et vous ? Qu’allez-vous faire ?

– Nous ? Comme d’habitude : arrêter les méchants. Ah oui j’oubliais, tu trouveras une petite pochette en toile dans la valise. Elle contient un kit de survie minimaliste. Désolée, c’est tout ce que j’ai eu le temps de rassembler.

– Une seconde. Votre histoire est énorme ! Mettez-vous à ma place, je ne peux pas tout gober sans la moindre preuve ! Je sais que vos règles vous interdisent de parler, mais je n’ai jamais eu foi en rien, et ce n’est pas aujourd’hui que je vais changer. Je ne demande pas grand-chose, juste une confirmation de votre bouche que je n’ai pas rêvé la Mer verte, le Mobol et tous ces délires ! Rien qu’une petite preuve, un simple signe !

Lucia se lève alors, imitée par Angela. Elle me montre le bout de papier plié et légèrement imbibé d’alcool.

– On choisit ou non de changer. Surtout, ne me répond pas que tu as besoin de changer pour être capable de choisir, et que par conséquent tu ne peux pas choisir de changer : le choix, c’est l’essence de la Vie. Même le ver de terre fait des choix.

Elles s’en vont sans se retourner.

Ouah, quelle philosophie ! Même le ver de terre fait des choix. Eh bien, la barre n’est pas très haute ! Elle est pourtant trop haute pour moi, champion de la reptation.

Je termine ma bière en savourant chaque gorgée et en me repassant la phrase sibylline de Lucia. Les veines de mes mollets palpitent contre la mallette à mes pieds. Je ne vais surtout pas l’ouvrir.

Le choix, c’est l’essence de la Vie ? Alors voici mon choix : je vais déposer ce bagage dans un endroit désert et je passerai un coup de fil anonyme aux autorités pour signaler la présence d’un engin explosif. Soulagé d’avoir pris cette sage décision, je quitte mon fauteuil et je me dirige vers la sortie du pub.

Un appel anonyme. Oui, anonyme : je resterai anonyme toute ma vie. Comme un ver de terre.

Je m’arrête net. Le Lumbricus !!

Sophia choisit très mal son moment pour surgir devant moi, mi-miel mi-fiel.

– Paul ! Je suis tellement contente de te voir ! Qu’est-ce que tu fais ici ? Je voudrais te présenter...

Je la regarde à peine. En vérité mes yeux passent à travers elle. Je la contourne et je sors dans la rue. Je sais qu’elle m’en voudra à mort pour cette humiliation publique, mais ça m’est égal.

Le Lumbricus !!

Les piétons s’écartent à mon passage. Je marche comme un automate jusqu’au siège de ma compagnie, jusqu’aux ascenseurs où je croise quelques collègues intrigués par mon expression résolue. J’ignore le Chef qui me fait des signes insistants par la fenêtre de son bureau, et je me rends directement à mon cubicule. Un jour, dans dix ans peut-être, on pourra tous accéder à internet depuis un téléphone portable. En attendant j’ai encore besoin d’un ordinateur.

Recherche : ver de terre, alias Lombric.

Le sablier se trémousse dans un coin de l’écran puis la page s’affiche. Un ver de terre en gros plan, accompagné d’un court texte.

« Embranchement des Annélides. Nom latin : Lumbricus Terrestrus »

La valise toujours serrée dans mes bras, je contemple le ver emprisonné pour l’éternité dans son format numérique. Dire que ce ver a existé ! Il est probablement mort depuis que cette photo a été prise. Qui se souvient de lui ?

Il y a du mouvement en périphérie de mon champ de vision. C’est Robert, flanqué de Sam et de Michelle. Cette dernière ne laisse même pas son chef parler en premier.

– Paul ! (Elle a des sanglots dans sa voix.) Le tableau des achats...

– MICHELLE ! Pour UNE fois tu vas arrêter de chialer, vieille CONNE !!

Ça m’est venu spontanément. Me frayant un passage entre les trois larrons estomaqués, je m’éloigne de quelques pas avant de faire volte-face. Quand on commence à vomir, il faut aller jusqu’au bout.

– Tes tableaux, tes messages perdus... Ma pauvre, je m’en FOUS comme de mes premiers poils ! Et toi, Sam, ne me regarde pas avec ton air d’intello constipé, non, je corrige : de « coincé du cul impuissant », c’est ainsi que Michelle parle de toi dans ton dos, le lendemain de vos baises pathétiques. Comment ça, Robert, tu n’étais pas au courant pour ces deux-là ? Ah ah ! Tu es bien le Chef de ce service de débiles ! Alors, mes chers collègues, je vous dis adieu ! Et sachez que je vous emmerde bien fort !

#

Pour tuer le temps – et ne pas tuer autre chose – je décide de m’isoler dans un petit parc municipal, au coin de la rue. L’endroit est suffisamment désert pour me rassurer. Là, je me trouve une place sur un banc derrière les fourrés, et j’ouvre la valise. Mon cœur bat à tout rompre. Je récupère d’abord le kit, qui semble en effet très minimaliste, une simple pochette épaisse avec un zip, du genre trousse de voyage. Je le fourre dans la grande poche de mon manteau d’hiver. Puis je regarde à nouveau dans la valise.

Sans m’y connaître en explosif, je comprends que Lucia ne s’est pas moquée de moi. Le dispositif ressemble à une carte-mère, avec un petit affichage à cristaux liquides juste au-dessus d’un gros bouton rouge. Je devine que le bloc de pâte molle d’où sortent trois fils colorés n’est autre que la charge explosive.

Je pourrais appuyer tout de suite et on en parlerait plus. Mais ce serait trahir Lucia. J’attendais un signe de sa part, elle me l’a donné. Comment aurait-elle pu être au courant de l’existence du Lumbricus, si tout ceci n’était qu’un pur produit de mon imagination ? Et qu’on ne me parle pas de coïncidence : quelles sont les probabilités que l’expression "ver de terre" sorte dans une conversation normale ?

Un pauvre croissant de lune tremblotte dans un bout de ciel entre deux tours. Je n’ai pas vu de lune pendant mon séjour dans l’autre monde. Y en a-t-il au moins une qui accompagne l’immense soleil vert dans sa course ? Il n’y a qu’un moyen de le savoir.

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