Bis repetita

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Parfois, il faut repasser par les mêmes épreuves pour solder définitivement les comptes. Boucler la boucle avant de partir en vrille.

Me revoici donc au point de départ, à peu près à la même heure que le jour où tout a commencé, il y a quatre mois. On est maintenant en février, la nuit est tombée depuis longtemps, et il fait froid, très froid !

L’œil fixé sur ma montre, j’attends le moment propice pour quitter le parc. Je ne veux pas exposer plus longtemps que nécessaire les passants à un danger réel – et mortel ! Si on m'avait dit qu'un jour je me balladerais avec une bombe en sortant du boulot, je me serais dénoncé au premier flic venu. Et si on m'avait précisé que des flics (plus ou moins) m'avaient refilé ladite bombe, je serais allé me terrer dans une cabane au fond des bois.

Plus mes extrémités gèlent, plus le temps semble ralentir. Je ne sens déjà plus mes mains. À bout de patience et frigorifié, je finis par descendre dans le dédale souterrain du métro avec un quart d’heure d’avance sur l’horaire prévu. Tant pis pour le risque, au moins je ne mourrai pas de froid, ni seul (je déconne).

Dans les couloirs la foule dégage toujours la même indifférence blasée, la même apathie collective. Chacun est dans sa bulle, dans ce flot qui n'a pourtant rien de pétillant. Mille fois, deux mille fois, j’ai participé à cette mascarade du retour au clapier, j’ai ressenti cet abîme de solitude, je me suis isolé dans cette intolérance. Mais ce soir, étrangement, je me sens l’âme indulgente. Est-ce mon nouveau pouvoir de vie et de mort qui me monte au ciboulot ?

Plutôt que de l’indifférence, je préfère voir de l’insouciance dans les non-regards de ces homos sapiens dont on a du mal à croire qu’ils sont des animaux sociaux. Et si leur tribu était devenue trop grande, tout bêtement ? Pourquoi devraient-ils sourire à des inconnus sous prétexte qu’ils sont de la même espèce qu'eux ? Si l’Enfer c’est les autres, alors il est légitime de garder son armure sur cet immense champ de bataille que la Ville symbolise.

Oui, ces gens n’aspirent qu’à la tranquillité, à l’intimité et à la sécurité. Ils sont profondément inquiets, en vérité. Plus encore que de mourir, ils craignent de mourir d’une manière stupide. Ils refusent de voir l’épée de Damoclès suspendue au-dessus de leurs têtes de mortels. S’ils savaient seulement qu’un engin explosif se trouvait à quelques mètre d’eux, ils sortiraient peut-être de leur déni… et leurs visages plombés reprendraient les chaudes couleurs de la vie. Rien de telle qu’une bonne frayeur pour revoir ses priorités existentielles !

Assis tout au bout du quai, mon morceau de papier serré dans la main, je regarde défiler les trains. Je suis peut-être la réincarnation d’une vache, ou d’un mouton. Une troisième rame de métro vient de passer. Le quai n’a pas le temps de se vider que d’autres vagues de piétons viennent s’agglutiner le long du vide.

"Train de 18:27. Le wagon de tête porte le numéro 1515."

L’écriture élégante de Lucia. Ses mots sont comme un mantra qui m’empêche de flancher. J’entends sa douce voix dans ma tête.

… Le wagon de tête porte le numéro 1515… Train de 18:27. Le wagon de tête…

À 18:29 sur ma nouvelle montre, je n’ai toujours pas vu le fameux train. Des gouttes de sueur froide perlent dans mon dos. En bon bovin spectateur et impuissant, je commence à ruminer sec.

On m’a déjà manipulé une fois. J’ai conduit un convoi explosif au cœur d’une cité. OK, c’était peut-être un rêve, ou un cauchemar, mais ce soir je suis dans le vrai monde, avec de vrais personnes… et j’ai introduit une vraie bombe dans le métro ! Et si elle était télécommandée ?

Je déplie fébrilement le papier tâché de bière et de sueur. Lucia ne peut pas me faire une chose pareille !

Train de 18:27. Le wagon de tête porte le numéro 1515.

…. quand un nouveau train surgit du tunnel. Mes voisins se lèvent pour se joindre à la foule qui se presse sur le quai. J’ai tout juste le temps de lire le numéro 1515 sur le flanc du premier wagon !

Jouant des coudes comme si ma vie en dépendait, je force le passage sous les regards assassins de mes voisins. S'ils savaient.

Les portes se referment.

#

« Terminus du train. Vous êtes invités à descendre. Terminus du… »

Tassé dans un coin, je fais semblant de dormir. La plupart des passagers s’élancent sur le quai dès que les portes s’ouvrent. Pour eux c’est l’avant-dernière étape sur le chemin de retour qui se fera à pied, en bus ou en taxi. En quelques secondes les voitures sont vidées de leur fournée.

– Monsieur ? Monsieur ! Vous devez descendre. Le train va repartir !

J’ouvre un œil flou – et fou. Un jeune homme barbu aux lunettes rondes me tire par la manche. Il a une tête de gentil, ou d’étudiant sage. Pourquoi vient-il m’emmerder celui-là ? Il ne faudrait surtout pas qu’il prévienne le chauffeur.

– Mmmm... Laisse-moi dormir !

– C’est le terminus ! Vous ne voulez pas…

Je me compose le plus méchant rictus dont je suis capable, et je gronde, la bave aux lèvres :

– Fous-moi la paix ! Dieu est Colère !!

Le jeune homme bondit hors du train. Il en perd presque ses lunettes qui pendent à une oreille.

– Ça va pas, non ? Espèce de taré ! Faut te faire soigner !

Les portes se referment alors comme des parenthèses sur cet épisode burlesque. Le train se remet aussitôt en route.

Premier surpris de me découvrir un talent d’acteur, je ne résiste pas à la tentation d’en rajouter une couche. Je me précipite de l’autre côté de la voiture pour écraser ma face convulsée contre la vitre. J’en pisserais de rire : le bon samaritain a reculé de deux pas avant de disparaître de mon champ de vision. On se distrait comme on peut.

Soudain, les lumières s’éteignent toutes alors que le train est toujours en mouvement. Il roule encore quelques minutes avant de s’immobiliser définitivement.

Tapi dans le noir, je reconnais les néons blafards qui clignotent le long de l’étroit quai de service. Le "pshiiit" des circuits pneumatiques annonce le déblocage des portes qui restent pourtant fermées. Pendant dix minutes, je me fais discret, au cas où le chauffeur inspecterait les voitures. Mais personne ne se manifeste. Le type – ou la femme – doit être parti sans demander son reste.

Sans trop de difficulté, j’écarte les battants en métal. Cinquante centimètres me suffisent pour me faufiler dehors. Me voici sur le quai vide. Tout se passe presque trop bien.

La suite ne me réserve pas (encore) de mauvaise surprise. En quelques minutes, je rejoins la première bifurcation qui m’avait semblé beaucoup plus éloignée la première fois.

Je continue sur la pointe des pieds, et bientôt je me trouve au pied de l’escalier. La lumière est aussi faiblarde que dans mes souvenirs. Tout en haut des marches un mur obture intégralement le couloir. LE mur. Je ne l’ai donc pas rêvé hier soir, ça me rassure ! Mais cette fois, je suis du bon côté du miroir.

Je me tourne alors vers le passage ténébreux sur ma gauche. Il est toujours là, et pas un clochard en vue !

Par acquit de conscience, je pousse de toutes mes forces la lourde porte en fer, et sans surprise elle ne bouge pas d'un iota. Elle est verrouillée, ainsi que l’avait prévu Lucia. Comment pouvait-elle savoir ? Je me gifle intérieurement : il faut que j’arrête de me poser ce genre de questions ! Sinon autant rester chez moi, au chaud dans mes certitudes douillettes. Je suis venu ici avec une mallette bourrée d’explosif. Bientôt j’aurai peut-être la réponse à l’ensemble de mes interrogations. Un peu de patience !

Je pose la valise contre la porte puis, d’une main tremblante, je l’ouvre et j’ôte le bouchon qui protège le bouton rouge. Je n’ai jamais autant sué de ma vie, même à bord du Lumbricus.

Il faut d’abord que je respire un bon coup avant d’appuyer. Alea jacta est, le sort en est jeté ! aurait-dit Jules César avant de sauter le pas. Comme l’illustre général, je sais que les conséquences futures de ce petit geste seront nombreuses, importantes et incontrôlables, mais contrairement à lui j’ai une première épreuve immédiate à passer : moi je risque de sauter tout court... et je ne le saurai jamais. Morituri te salutant, cher César !! Les imbéciles comme moi te saluent.

Je presse le bouton.

La valise n’a pas explosé. Je suis donc toujours en vie. Alléluia ! Par contre le petit écran s’est allumé, il affiche un compte à rebours de 38 secondes. Non, 37 ! 36… Barre-toi de là !!

Je reviens à la hâte sur mes pas pour me trouver un semblant d’abri. Là, juste après le premier tournant ? Non, ce ne sera pas assez pour me protéger de l’onde de choc. Quel idiot ! Il fallait choisir un point de repli AVANT d’amorcer la bombe !

Je pique un sprint jusqu’à la grosse bifurcation, heureusement qu’elle n’est pas trop loin. Puis je m’accroupis derrière l’angle, les mains plaquées contre mes oreilles.

J’ai compté une vingtaine de secondes depuis la porte en fer, et je suis sur le point d’entamer un décompte à partir de dix quand une déflagration sèche ébranle brièvement le mur dans mon dos. Déjà ? Et c’est tout ? Après l’explosion dantesque du Lumbricus, je m’attendais à plus de grabuge, un long roulement de tonnerre au lieu de ce gros claquement de pétard aussitôt étouffé.

Bon, on va dire que ce n’est pas plus mal ainsi. Je ne tiens pas à ameuter tout le quartier.

En m’approchant du passage au pied de l’escalier, je vois un épais nuage de poussière grise dériver lentement vers moi, comme un fantôme d’éléphant se dandinant dans l’étroit couloir. Au-delà, l’obscurité est complète : les néons et les loupiotes de secours ont été détruits par le souffle. Sans lampe pour m’éclairer, j’en suis réduit à tâtonner les murs en espérant que je ne vais pas toucher un câble électrique dénudé.

Je pourrais au moins attendre que la poussière retombe (assez épaisse pour que j’en sente le goût minéral dans ma bouche), cependant je sens que je ne dois pas m’attarder. L’urgence me pousse à prendre des risques.

Ma main rencontre du vide là où se trouvait la porte. Trop heureux de mon premier succès en tant qu’artificier (je ne compte évidemment pas l’épisode du Lumbricus), je franchis allégrement le seuil invisible… et je manque de trébucher sur un panneau métallique. C’est tout ce qu’il reste de la porte, une masse déformée aux angles tranchants. J’aurais pu m’entailler le pied sur une de ces saillies. Promis, je vais faire plus attention.

Après quelque pas, et malgré la poussière toujours en suspension dans l’air, je distingue une très faible lueur rose devant moi. Du bout du pied, je tâte le sol sablonneux. Mon Dieu ! J’y suis presque !!

L’échelle en fer est toujours là. Cette fois je n’hésite pas. Je grimpe les barreaux deux à deux, car j’ai peur de voir se refermer le puits de lumière juste au-dessus de ma tête.

Au moment de franchir l’ouverture j’ai une légère appréhension : et si le bouchon de pierre se reformait à ce moment précis ? Eh bien je serais coupé en deux, voilà tout ! Mon fantôme errerait dans deux univers, le grand luxe.

Je me hisse d’un bond pour émerger dans l’immense caverne. Toujours aussi majestueuse, et presque familière, comme si elle n’attendait que moi depuis tout ce temps.

Je suis revenu !!

#

Deux heures plus tard, me voici perplexe devant la route qui mène à Kome, le village des pêcheurs. Elle est dans un tel état que je n’ai plus aucun doute là-dessus : je me suis forcément trompé de chemin. À quel moment ai-je dévié, ou pris le mauvais embranchement ? Je n’en sais foutrement rien.

Tout avait pourtant bien commencé.

Revigoré par la température printanière et les riches senteurs qui embaument l’air, je suis descendu de la montagne presque en courant, dépassant en moins d’une heure le gros rocher qui m’a servi d’abri lors de ma première visite.

Dès le début, toutefois, certains détails m’ont perturbé. D’infimes variations dans le paysage sauvage autour de moi. L'aspect altéré du sol devant la caverne. Des dizaines de grosses pierres en plein milieu du sentier… J'ai mis tout cela sur le compte d’une mémoire déficiente. Lors de mon premier passage j’étais sous le choc, plus obnubilé par le soleil géant et par l’extraordinaire de la situation que par l’état de la route.

Après avoir quitté le sentier passablement dégradé, mais dont le mauvais état pouvait à la rigueur s’expliquer par des pluies diluviennes ou des éboulements, me voici maintenant devant des buissons noueux qui ont poussé... au beau milieu de ce qui aurait dû être une route large et bien entretenue.

Cette végétation n’est pas apparue en quatre mois, ni même en quatre ans. Conclusion : je ne suis PAS là où je pensais être. Cependant la familiarité des lieux est troublante. Les lacets de la route, le dénivelé, la topographie générale... tout est rigoureusement tel que dans mes souvenirs.

Je décide de pousser un peu plus loin. Comme lors de ma première excursion, je n’ai apporté ni nourriture ni boisson (et certainement pas de vin !), mais cette fois j’ai l’avantage de savoir où je suis, et de ne pas être malade comme un chien – ni saoul. Mon déplacement en est grandement facilité. Cet avantage pourrait cependant tourner court si je devais rebrousser chemin. Je vais donc essayer de ne pas paniquer : tôt ou tard j’atteindrai la Mer, il suffit de toujours descendre (en évitant de m’écraser en bas d’une falaise).

Mon manteau d’hiver roulé en boule sous le bras, j’emprunte le semblant de chemin qui se dessine dans le fouillis végétal, un passage façonné par les bêtes ou par les villageois quand ils explorent leur île.

Rapidement les fourrés s’épaississent. Des branches épineuses m’obligent à marcher en baissant la tête et en me servant de mon manteau comme d’un bouclier pour protéger mon visage. La situation ne s'améliore vraiment pas. Je perds mon temps, je devrais revenir en arrière. Non, encore quelques pas, les buissons sont moins denses par là.

Enfin ! Le rideau de végétation s’ouvre devant moi !

C’est un belvédère. LE belvédère. Dominant la Mer toujours aussi belle et sombre. Cette fois, j'en ai la preuve, je ne me suis pas perdu : la courbe de la côte est exactement comme je me la figurais. Et les toits des maisons sont toujours visibles en contrebas. Mais la plupart sont écroulés, brûlés, ou en ruine. Il y a eu une catastrophe pendant mon absence. Un tremblement de terre, un incendie ?

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L’appréhension se transforme en une sourde angoisse à mesure que je me rapproche de Kome. La taille de la végétation n'a qu'une explication possible : le temps s'est écoulé un peu plus vite ici.

Bientôt, je passe devant ce qui fut la petite maison aux volets roses. Elle n’est plus qu’un tas de gravats envahi par les orties. Des ronces prennent d’assaut les restes de charpente carbonisée. Un peu plus loin, d’autres maisons sont encore debout mais plus ou moins délabrées, et toutes portent les traces d’un incendie passé. Et quand je dis "passé", ça ne date pas d’hier ! J’ai l’impression de visiter les ruines d’un pogrom qui se serait déroulé des dizaines d’années plus tôt. Je m'interdis d'en tirer des conclusions hâtives.

Seul endroit à n’avoir guère changé, la place du village est maintenant bordée de murets de pierres empilées (certainement récupérées dans les ruines des maisons). Des chèvres maigrichonnes vagabondent dans cet espace ouvert.

Sous l’œil méfiant des bêtes, je traverse la place en diagonale jusqu’à la demeure d’Arnal. Bien que toujours debout, la demeure autrefois cossue n’est plus qu’une ruine maladroitement réparée et consolidée. Certains indices prouvent que quelqu’un s’est chargé d’en sauver l’essentiel après… Après quoi ? Quel genre de catastrophe peut vieillir ainsi un village et le vider complètement de ses habitants ?

De tous ces bouleversements, c’est l’absence de vie qui me frappe le plus. Mes souvenirs de cet endroit sont toujours vifs, en complet décalage avec ce que je vois maintenant.

Dans ce silence oppressant, j’entends encore les échos de la fête où des centaines de personnes s’amusaient et dansaient, échos maintes fois renvoyés, dilués, assourdis jusqu’à n’être plus qu’un souffle dans une crypte glaciale. Oui, la mort a touché cet endroit. Les cris de joie sont devenus des cris de peur qui ont imprégné les pierres noircies.

Bêêh !

Une chèvre vient de me heurter l’arrière des genoux. Elle est petite et osseuse, quoique vigoureuse. La bestiole revient à la charge. D'une main je saisis son crâne orné de petites cornes pour la tenir à distance, car elle pousse avec insistance. Dans le même temps je cherche autour de moi un moyen de l’envoyer paître ailleurs. Un bâton, une corde…

– Elle veut jouer, c’est tout ! fait une voix d’enfant.

Une gamine de huit ou neuf ans est apparue comme par magie. Elle se tient sur le seuil de la maison d’Arnal. Bras et visage crasseux, elle a tout d’une petite paysanne médiévale. Ses habits sont faits d’une étoffe élimée qui devait avoir une belle couleur dans un lointain passé.

Retenant toujours la chèvre à bout de bras, je fais de l’autre main un geste qui veut englober le village.

– Où sont les pêcheurs ? Et leur chef, Arnal ? Sais-tu ce qui est arrivé à cet endroit ?

La gamine ne dit rien. Elle ne quitte pas ma main de ses yeux verts et lumineux. Une voix beaucoup plus grave me répond à sa place.

– Elle est bien trop jeune pour le savoir. Même moi, je n’étais pas né à cette époque.

Un homme dans la soixantaine s’avance alors en pleine lumière. Il s’efforce de bomber son maigre torse. La gamine se colle derrière lui et s’agrippe à ses jambes en passant sa tête sur le côté.

– Qui êtes-vous ? me demande l’homme avec une pointe de tension dans la voix.

– Je m’appelle Paul. Je viens de la montagne.

– Ah ! Je suis Ogon, et voici ma fille Aileen.

L’homme retourne dans l’obscurité de la maison, talonné de près par la gamine qui me fait une grimace de défi. M’a-t-il invité à entrer ? Je crois bien que oui.

#

Je les retrouve tous les deux dans la salle principale. Une cruche remplie d’eau et un gobelet sont posés sur la table. L’homme m’invite d’un geste à me désaltérer.
Je bois plusieurs verres d’une traite, j’avais vraiment soif. Je m'apprête à le remercier quand l’homme me tend quelque chose qu’il vient de sortir d’une poche. Un bracelet ? Non, c’est plutôt…
Ma vieille montre ! Je l’avais perdue le soir de la fête en l’honneur des Voids. Incroyable !

– C’est à vous ? me demande l’homme avec une émotion difficilement contenue.

Je ne réponds pas tout de suite. Je prends la montre que je retourne dans tous les sens. Son métal est terne et désagréable au toucher, son bracelet en cuir est craquelé, et les aiguilles indiquent toujours 08:24, l’heure à laquelle je suis entré dans le tunnel la première fois.

– Où l’avez-vous trouvée ?

– Elle est dans ma famille depuis plus de soixante ans.

#

Quand il a vu mon regard ahuri, le berger m’a invité à m’asseoir sur un banc à l’extérieur, à l’extrémité d’une terrasse offrant une vue spectaculaire sur le port – ou ce qu’il en reste.

– Il n’y a plus de pêcheurs ici depuis une éternité, commence-t-il après une longue minute de silence. Mon père m’a raconté les beaux jours, quand Arnal était maire et que le village prospérait tranquillement. Puis un jour les Voids se sont intéressés à nous. Ces marchands venaient rarement par ici, sachant que le pays Mobol n’est pas très loin, et qu’à cette époque les Voids étaient les ennemis jurés du Mobol. Le maire Arnal a toujours voulu rester en dehors de ces querelles politiques qui ne nous concernent pas. Hélas, il a fini par accepter qu’un convoi Void fasse escale dans notre port. Un immense navire civil reconverti à des fins militaires.

– Le Lumbricus ?

– Oui. Ainsi vous connaissez cette histoire ?

– Très peu en vérité. Vous en savez certainement plus que moi. Par exemple, vous m’apprenez qu’Arnal connaissait la véritable nature du Lumbricus.

– Mon père n’a jamais su si le maire était vraiment au courant du plan des Voids. Toujours est-il que ce plan était destiné à détruire leurs ennemis, et qu'il a mal tourné. (Ogon me toise longuement sur ces mots). La colère du Mobol s’est retournée contre nous, pauvres pêcheurs. Même les Voids ont participé aux représailles ! Ils voulaient s’attirer la grâce du Mobol, se racheter en quelque sorte… Les lâches !

Le berger crache dans le vide à un mètre de nous. Bien que né après ces évènements, il a repris le flambeau de la haine que son père devait vouer aux Mobol et aux Voids. Et peut-être aussi à "l’homme en noir" qui a piloté le Lumbricus. Je suis tendu, prêt à me lever et à me battre si nécessaire, cependant le berger reprend son récit sans prêter attention à mon malaise croissant.

– Exceptionnellement, mon père était dans la montagne ce jour-là, deux semaines après le départ du Lumbricus. En voyant les convois du Mobol converger vers l’île, il a tout de suite compris qu’un événement terrible se tramait.

– Ils ont… tué des gens ?

Le berger murmure :

– Pas tué. Massacré !! Ils ont exterminé à peu près tout ce qui marche sur deux pattes sur cette île. Enfants, femmes, vieillards… Tous torturés et pire encore. Les pêcheurs qui étaient au large ont été capturés à leur retour puis exécutés. Seule une dizaine de personnes y ont réchappé. Longtemps les survivants sont resté cachés dans les collines avant d’oser redescendre à Kome. Quand ils ont compris que les mercenaires ne reviendraient plus, ils ont tenté de rebâtir le village et de relancer la pêche mais ça n’a pas marché. La plupart ont fini par prendre le large sur des embarcations de fortune qu’ils ont construites avec les débris des navires détruits. On ne les a jamais revus. Les autres qui sont restés ont végété… vivoté… Mes parents se sont installé dans la maison du maire Arnal, tué lors du raid. Je suis né l'année suivante.

– Personne n’est venu vous aider ?

– D’après mon père, le Mobol a promulgué une loi interdisant à quiconque d’accoster notre île pendant un siècle. Toutefois, quelques voyageurs nous ont rendu visite. Par esprit d’aventure, par ignorance de la loi, ou par nécessité. Mon épouse, par exemple, était une étrangère : son propre peuple l'a bannie et abandonnée ici.

Instinctivement je regarde autour de moi, comme si je m’attendais à trouver des photos de famille sur les vieux meubles rustiques. Ou des traces de cette présence féminine. Le berger suit mon regard.

– Elle est... morte en accouchant, il y a neuf ans. Je crois bien que ma fille et moi sommes les deux dernières personnes vivantes à des centaines de kilomètres à la ronde.

– Vous n’avez jamais songé à partir ?

– Vous voulez dire quitter l’île ? Avec quoi ? Et pour aller où ? La prochaine île habitée se trouve à plus de mille kilomètres d’ici. Cinq semaines de marche.

– Il doit bien… je ne sais pas, moi, y avoir une carriole, une épave qui roule encore dans ce tas de ruines ! Vous pourriez la remplir de nourriture et la tirer derrière vous !

– Nous avons tout juste assez de nourriture pour survivre ici. De plus, nous ne voulons pas abandonner notre foyer. Nous sommes tous les deux nés dans cette maison.

Ogon se tait. Le regard qu'il pose sur moi en dit long. Il n’a pas mentionné mon rôle dans l’affaire du Lumbricus. L’ignorerait-il ? J’ai joué nerveusement avec la montre pendant tout son récit. Je décide d’en avoir le cœur net.

– Pourquoi m’avez-vous demandé si cette montre m’appartenait ?

– Un étranger l’a perdue le jour où le Lumbricus a fait escale ici. Un homme vêtu de noir et qui descendait de la montagne. Comme vous. Il venait de la grotte interdite qui se trouve au sommet. Les Voids lui ont demandé de piloter leur navire.

Le berger fait une pause et me fixe intensément. Il reprend.

– Deux semaines plus tard, juste avant la destruction de Kome, une femme est passée par ici. Quand elle a vu cet objet au poignet d’Arnal, elle a prophétisé que l’étranger à qui il appartenait repasserait un jour, et qu’à ce moment les villageois seraient heureux de le pendre à une grue. Car il serait le seul responsable du malheur qui allait bientôt leur tomber dessus. Le lendemain, les troupes du Mobol débarquaient.

Je ne sais plus où me mettre. Le berger m’observe sans ciller. Il faut que je dise quelque chose.

– Cette femme… Comment était-elle ? Grande et blonde ?

– Une très grande femme, oui. Mon père était surpris par sa taille. Donc vous la connaissez ?

La vérité… il sait qui je suis… je lui dois la vérité...

Je me lance.

– D’accord. Aussi incroyable que cela puisse paraître, je suis ce fameux étranger…. C’était il y a très longtemps pour vous, mais seulement quatre mois pour moi. Croyez-moi : pour avoir vécu ces évènements, je ne suis pas responsable de ce qui est arrivé par la suite.

– Oh que si, vous en êtes responsable ! Vous aviez l’occasion de détruire le Mobol. Si vous n’aviez pas infléchi la course du Lumbricus, ce village bruirait encore du rire des enfants ! Ne reniez pas vos actes, même s’ils ont été irréfléchis !

– Irréfléchis ? Je ne savais rien de vos histoires, à part qu’une bombe géante filait droit vers une cité peuplée !

– Je ne vous juge pas coupable. Mais responsable, oui.

Je suis à deux doigts de bondir sur mes pieds pour m’enfuir, mais quelque chose en moi me retient. L’honneur ? Le fatalisme ? L’envie d’en finir avec ce boulet moral que je traîne depuis quatre mois ? Le berger ne fait pas un geste. Il ne semble pas désireux d’en découdre, en tout cas pas tout de suite.

Et puis, il y a ce point que je voudrais éclaircir :

– Comment pouvez-vous savoir que j’ai dévié la course du train ? Seule une… non, seules deux personnes sont au courant. Les Voids eux-mêmes ne le savent pas, même s’ils doivent s’en douter.

– C’est la grande femme qui l’a raconté aux villageois. Vous me confirmez donc que tout ceci est vrai ?

Je bouillonne intérieurement. Gargantua, Angela, quelque soit son nom : qu’elle crève, où qu’elle se trouve !! Sous couvert d’une prédiction, elle a prévenu les pêcheurs de mon possible retour dans ce monde, non sans me blâmer de leurs malheurs à venir !

Bien qu’il me soit très difficile d’établir une chronologie des faits avec cet incroyable décalage de soixante ans, il est évident que la blonde n’est pas venue juste après avoir quitté le château. Ogon a bien dit "deux semaines après l’explosion". Elle m’a ensuite récupérée au poste de police. Par quel moyen a-t-elle pu voyager dans le passé… enfin, je veux dire dans le présent, mais avant que je repasse par l’ouverture de la caverne ? Encore un mystère.

Quoi qu’il en soit, elle a préparé le terrain pour qu’on m’accueille à coups de machette. Pire encore : si elle est venue ici juste après nos retrouvailles au bistro avec Lucia, donc peu de temps avant mon deuxième passage, alors elle savait à 100% que j’allais débarquer à Kome. Et que sa "prophétie" pouvait me coûter la vie. La funeste salope !!

Je sors de mes réflexions en voyant la petite fille gambader devant nous. Son père s’est détourné vers l’horizon vide de tout navire. Mon long mutisme a répondu à sa question. Il mérite néanmoins une vraie réponse.

– Oui, j’ai délibérément saboté les plans des Voids. Ils m’ont pris pour un pion, mais j’étais plutôt un fou. Vous allez me pendre à une grue ?

Le berger part à rire. Cet homme aux yeux aussi verts que ceux de sa fille m’est plutôt sympathique, et je ne perçois aucune hostilité dans son visage franc.

– Tout ça, c’est du passé. Ce n’est pas à moi de vous châtier, mais au Mobol. Comme nous, vous êtes l’une de ses nombreuses victimes.

Les paroles de Lucia me reviennent alors en mémoire : « Tout le monde craint le pouvoir du Mobol. L’instrument de ta punition est déjà en route ». Que voulait-elle dire par là ? Lui doit savoir.

– Comment le Mobol comptait-il me punir ?

– Pourquoi "comptait" ? Je vais être honnête avec vous : vous n’échapperez pas à son courroux, que ce soit maintenant ou dans cent ans.

– Vous voulez dire que… soixante ans plus tard il est encore à ma recherche !

– Bien sûr !

Le berger se lève et reprend son bâton posé contre le garde-fou.

– J’ai du travail. Vous pouvez rester quelques jours dans ma maison, ce n’est pas un problème. Bien au contraire ! Votre présence sera bénéfique pour ma fille qui n’a vu personne d’autre que moi depuis deux ans. Mais ensuite, je vous demanderai de vous installer ailleurs dans le village. Ce ne sont pas les matériaux pour reconstruire une maison qui manquent.

Sur ces mots, le berger fait un signe à la petite fille qui n’a cessé de nous épier durant toute cette longue conversation.

– Je n’ai pas l’intention de rester sur l’île.

Cela m’a échappé. Il y a encore quelques secondes je n’avais pas la moindre idée de ce que je voulais faire. Ogon s’arrête net.

– Et comment allez-vous faire pour voyager sur la Mer ?

L’homme ne s’est pas retourné, je ne vois donc pas son expression, et pourtant je jurerais qu’il y a du nouveau dans sa voix, comme… de l’espoir ?

– Je n’en sais rien. Pas encore.

Le berger hausse les épaules avant de traverser la place transformée en pâturage, talonné par sa fille Aileen qui me tire encore une fois la langue. Je remarque alors à quel point cet homme est voûté, frêle, inconsistant comme un tourbillon de poussière dans la lumière du jour. Il doit être très malade.

Ses propos sibyllins m’ont fait peu d’effet. Après toutes les bizarreries qu’on m’a racontées ou que j’ai vues de mes propres yeux, une simple énigme ne va pas m’affoler. Tout ce qui m’intéresse, dans l’immédiat, c’est de trouver un moyen de quitter ce village.

Quel était mon but en revenant ici ? Fuir ma vie minable ? Je pourrais m’installer dans ce bled improbable, ou plus haut dans la montagne, et apprendre à vivre de mes mains. Le berger a raison, il y a du matériel à profusion… Et pour une raison qui m’échappe j’éprouve beaucoup d’affection pour cet homme et sa gamine.

Non, je délire ! Si je m’encroûte ici, je suis foutu. Cette révélation vient de me saisir à l’instant, comme un courant glacé sur ma nuque. Ce coin sent la mort… ma mort.

Je regarde la partie basse du village à mes pieds. Le port m’apparaît un excellent endroit pour débuter mes recherches.

#

Soixante années se sont écoulées depuis la razzia et la destruction systématique du port par les forces conjointes du Mobol et des Voids. J’ai cependant la désagréable impression d’être un voyeur sur la scène d’un crime fraîchement perpétré.

L’air sec qui souffle sur la plaine explique en partie l’absence de rouille sur les structures métalliques qui jonchent pêle-mêle le quai. Aucune plante n’a pris racine sur ce terrain bétonné. Des siècles pourraient encore s'écouler sans trop altérer les lieux.

Un spectacle plus impressionnant encore m’attend sur la peau sombre de la Mer. Une véritable décharge s’est accumulée entre les jetées et le quai, balayée par les mêmes forces patientes que celles dont Lucia m’a démontré l’existence pendant notre fuite. À l’énorme différence près que ce ne sont pas quelques cailloux qui ont été rejetés vers la côte, mais des tonnes de ferraille et de bout de bois. Les mercenaires ont mis le feu à tous les navires, brisé méthodiquement le moindre véhicule, réduit en morceaux les moteurs et les systèmes de transmission sophistiqués qui permettaient aux pêcheurs de parcourir des milliers de kilomètres sur la mer vitrifiée.

Je descends précautionneusement parmi les débris. Le sol vert-de-gris sombre est toujours aussi tiède, et doux comme une peau vivante.

Des années de poussée invisible ont enchevêtré les squelettes des navires, formant ainsi un seul bloc rigide d’éléments dont les plus importants sont logiquement les plus éloignés de la côte, à une trentaines de mètres, tandis que les plus petits (donc les moins intéressants) se sont agglomérés directement contre le quai.

Me faufilant dans ce jeu de mikado géant, je cherche ce qui pourrait ressembler à une roue. Un essieu complet avec deux roues serait une aubaine. Un châssis serait le jackpot. Un véhicule en état de rouler serait le Graal. Hélas je ne me sens pas l'âme d'un Galahad.

Des grincements se font entendre par intermittence, un peu partout autour de moi, au gré des bourrasques de vent ou d’autres forces. La gorge nouée, j’escalade des tôles tranchantes et je rampe sous des herses encore noires de cambouis et de cendres.

Une heure de recherches infructueuses plus tard, je décide de remonter sur le quai. Il n’y a rien là-dedans qui vaille d’y risquer une blessure grave. Ogon ne m’a pas menti.

De retour au village, j’explore des maisons choisies au hasard. Là, des pierres menacent de me tomber sur la tête, sans parler des ronces grosses comme des poignets qui forment des lignes barbelées infranchissables. C’est bien pire qu’au port. Il n’y a là même pas de quoi me faire une planche à roulettes.

La petite fille est venue m’observer en prenant soin de garder ses distances. Je la soupçonne de connaître par cœur toutes ces ruines, avec leurs passages et leurs dangers, même si son père lui a certainement interdit de les visiter. Sans compagnon de jeu de son âge, sans adulte autre que son père pour lui apprendre à interagir en société, la pauvrette est devenue une quasi sauvageonne qui connaît peut-être mieux les chèvres que le genre humain.

Le soleil s’est caché dans la montagne. Il va faire nuit dans très peu de temps. Découragé, je rejoins Ogon qui s’est installé dans un fauteuil devant la maison, une tasse fumante de "café" à la main. Il faudra que je lui demande d’où il sort cette boisson.

– Alors ? Bonne pêche ? me lance-t-il avec un sourire en coin.

– Non. Tout a été méticuleusement détruit, on dirait.

– Pas nécessairement. Les rescapés ont récupéré le meilleur de ce qui restait pour bâtir des abris et reconstruire des navires.

– Et où sont-ils, ces navires ?

J’ai parlé sans réfléchir. La douleur assombrit le visage du berger. Je ne voulais pas lui rappeler que la plupart des survivants ont pris le large avec leurs véhicules rafistolés, et qu’ils ne sont jamais revenus.

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Plus tard, alors qu’il fait nuit noire, Aileen entreprend d’allumer quelques braseros dans la cour centrale de la maison.

Je la regarde disposer le crottin qui sert de combustible dans des récipients percés de trous. Ogon insiste pour je partage avec eux leur repas frugal. Le fromage de chèvre et les fruits secs sont délicieux, mais en très petites quantités et noyés dans une bouillie insipide de gruau non identifié.

Les larmes me montent aux yeux en repensant au festin que les ancêtres de mes hôtes m’ont servi le jour lointain de mon arrivée. Ce pauvre homme et sa fille n’ont jamais connu l’abondance. Il y a soixante ans, cette maison était remplie de rires et de nourriture. Je suis bien plus jeune que ce berger, et pourtant j’ai connu cette époque mythique à ses yeux. Plus troublant encore, j’ai peut-être trinqué avec son grand-père et blagué avec sa grand-mère.

Avant d’aller me coucher sur la paillasse que la fillette m’a préparée près de l’enclos des chèvres, je décide de jeter un œil au kit de survie que je n’ai pas encore ouvert (et que j’avais presque oublié).

Six biscuits secs dans du cellophane. Une plaquette de chocolat. De l’aspirine, un sachet de couture (fil et aiguille), des pansements, une pommade hémostatique, du désinfectant, et surtout un petit couteau suisse sophistiqué, dont la patine et les rayures prouvent qu’il n’est pas neuf. J’ai un pincement au cœur en songeant que cet objet devait appartenir à Lucia, et depuis longtemps. Qui lui a offert ? À quelle occasion ? Je réalise maintenant à quel point la jolie brune aux grands yeux sombres me manque. La reverrai-je au moins ?

Je pose le tout sur la table de la pièce principale sous l’œil ébahi de la fillette. Je suis positivement surpris qu’elle n’ait pas fouillé dans les poches de mon manteau pendant mon absence.

– Tout ça c’est pour vous.

Le berger voit tout de suite l’intérêt du couteau multifonction. Il le manipule avec soin, examinant chacune de ses lames et de ses extensions.

– Et vous ? répond-t-il après un long silence. Vous n’en avez pas besoin ?

– Ça vous sera d’une plus grande utilité qu’à moi. En échange, vous m’apprendrez comment… vivre quelque temps sur cette île. Je vous promets que je travaillerai dur.

Au regard que le berger jette à sa fille occupée à déballer un biscuit, je sens qu’il est prêt à me dire quelque chose d’essentiel. Au lieu de cela, il incline la tête en un geste de gratitude, puis il monte à l’étage en me souhaitant bonne nuit.

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Bêêêh !

Ce n’est pas un rêve : une chèvre est bien en train de me lécher le visage !

– Aaahh !!

Je gesticule pour repousser la bestiole qui s’est déjà enfuie, terrorisée par mon cri. Encore sous le choc, je passe la main sur ma barbe naissante… et gluante. Charmante façon de commencer la journée.

Il y a un bac d’eau dans la cour. Après une brève hésitation, j’y plonge la tête. Puis je me dis qu'une toilette sommaire ne me ferais pas de mal. Quand j'ai terminé, je fais tremper ma chemise auréolée sous les bras. L’eau ne manque pas par ici. Arnal m’a raconté que la source du village ne s’est jamais tarie depuis la nuit des temps. J’irai quand même chercher de l’eau à la fontaine. Ça sera mon premier travail en tant que garçon de ferme.

Bruit de course et chat paniqué qui file dans un éclair : la gamine tout excitée déboule dans la cour comme une tornade. Elle marque un temps d’arrêt devant mon torse blanc comme un linge. Elle fronce les sourcils, avant de me faire signe de la suivre de l’autre côté de la maison. Je ne comprends pas tout de suite.

– Mon père veut que tu viennes ! fait-elle en tapant du pied.

Le chocolat barbouillé autour de sa bouche lui donne un sourire de clown, mais Aileen ne rigole pas. Je lui emboîte le pas après avoir enfilé ma chemise encore humide, en espérant qu'avec cette sécheresse elle ne le restera pas longtemps.

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Quand j'ai donné de bon cœur le kit à mes hôtes, je n’attendais rien en retour, si ce n’est de l’amitié et de l’aide pour démarrer dans ma nouvelle vie. Le vieux berger ne voit pas les choses de la même façon.

– Il fonctionne. J’ai fait des centaine de kilomètres autour de l’île avant la naissance de la petite, m’annonce-t-il avec de la fierté dans la voix.

Il est en train de me montrer un drôle de vélo massif et bas.

– Je n’en doute pas un instant, Ogon. Mais… c’est trop ! Je veux dire, cet engin est votre seule chance de quitter l’île !

– Non. C’est la vôtre. (Il se rembrunit). Si je n’ai pas pris ce risque alors que j’étais en meilleure forme, je ne vais pas le faire maintenant.

Le véhicule n’est pas très orthodoxe. Il ressemble à l’un de ces tricycles qui pétaradaient sur la mer le soir de la fête, à la différence notable qu’il n’a plus son moteur. Le berger m’explique qu’il a récupéré la chaîne, les pédales et les pignons sur plusieurs bicyclettes inutilisables. Avec les roues restantes, il a aussi bricolé une remorque spacieuse.

Je ne sais pas comment exprimer ma reconnaissance à cet homme qui vient de chasser d’un coup les nuages assombrissant mon avenir. Non pas que je détestais l’idée de finir mes jours sur ce caillou de vingt kilomètres de large, à manger des figues séchées et du fromage de chèvre… mais tant qu’à faire, j’aimerais rencontrer d’autres personnes, et aussi partir à la découverte de ce monde étrange. J’aimerais aussi – et surtout – retrouver Lucia.

– Je peux l’essayer ?

– Bien sûr, il est à vous dorénavant…. à une condition !

– Laquelle ?

Aïe ! Que veut-il ?

– Je suis très malade, vous vous en êtes sûrement rendu compte. Je crains de ne plus en avoir pour très longtemps. Alors j'ai mûrement réflechi. Quand je ne serai plus là, ma fille sera livrée à elle-même (à ces mots la douleur déforme le visage d'Ogon.) Elle n’a que neuf ans ! Je voudrais donc que vous l’emmeniez avec vous. Où que vous irez, elle y rencontrera plus de monde qu'en restant sur cette île maudite. Si vous êtes d’accord cet engin est à vous.

Je craignais un peu ce genre de nouvelle. Ogon a le visage creusé, et dans ses yeux je lis la résignation devant la mort. Et aussi une volonté farouche d’aider Aileen. Je ne veux pas discuter ou négocier les dernières volontés d’un homme assez désespéré pour me confier sa propre fille. Même si je n’ai aucune idée de la façon dont on s’occupe d’une si jeune enfant, il est évident qu’il serait criminel de la laisser seule sur cette île déserte. Au moment où ma réponse franchit mes lèvres, je comprends que ce choix va très certainement changer ma vie. Ce n’est pas un choix de ver de terre, et j’en suis fier.

– Je prendrai Aileen avec moi. Si elle accepte de venir, bien entendu ! Mais comment allez-vous la convaincre de m'accompagner ?

– C’est mon problème. Maintenant suivez-moi !

Traversant la terrasse puis contournant la maison voisine, Ogon m'emmène dans une ruelle étroite qui plonge directement vers la plaine sans passer par le port encombré.

– Vous pouvez emprunter ce chemin, mais attendez d’être sur la Peau de Verre pour monter sur l’engin. Les cailloux pourraient abîmer les roues, et surtout les freins sont rudimentaires.

Je fais comme il me dit. Retenant tant bien que mal le lourd tricycle et sa remorque (que j’ai tenu à conserver pour le réalisme de l’essai), je descend la ruelle qui file en pente raide le long des murs lézardés. Une dizaine de minutes plus tard je foule enfin le revêtement lisse de la plaine

Comme un gamin tout excité, je prends alors place sur le siège bizarrement bas de mon engin. La plaine immense n’attend plus que moi !

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