Golem !
La petite balade d’essai s'est transformée en virée du dimanche. Tu parles, c’est du gâteau de rouler sur un plat pareil !
Emporté par l’enthousiasme, je pédale comme un lapin Duracell qui découvrirait les joies du cyclisme. Mes cercles m'éloignent toujours un peu plus de la côte. Pourquoi rester si près de l’île ? Je ne risque pas de la perdre de vue.
Allez, hop ! Direction le large.
Je roule cinq bons kilomètres avant de laisser le tricycle filer en roue libre. Tout est silencieux, à part le doux cliquetis de la chaîne sur les pignons. Il est temps de faire une pause pour apprécier la distance parcourue.
L’île occupe un tiers de l’horizon. C'est la deuxième fois que je la vois dans son intégralité. La dernière fois, j'étais perché dans la vigie du Lumbricus, houspillé par des Voids nerveux. Je n'avais guère profité de la vue, c'est le moins qu'on puisse dire.
Qui l'eût cru ? Me revoici approximativement au même endroit, mais un demi-siècle plus tard (dans le flux temporel de ce monde). Et aujourd'hui, j'ai la paix royale !
Le paysage fourmille de détails que j’ai maintenant tout le loisir de passer en revue.
Dans la partie basse de l'île je repère facilement les toits des maisons, bien qu'ils soient noyés dans une végétation qui m'avait semblé plus éparse la dernière fois. Un peu plus haut, la tâche pâle doit être la grande maison d’Arnal. Non, d’Ogon.
À cette distance il est difficile de distinguer quoi que ce soit, et pourtant je parierais que quelqu'un est en train d'agiter un panache blanc à mon intention. Imaginant mal le vieux berger me faire des signaux, j'en déduis que c'est Aileen qui s'amuse. Pour elle, je dois n'être qu'un point minuscule sur la Mer. Je lui rend quand même son salut des deux bras.
Juste au-dessus (visuellement parlant) se dresse la maison aux volets roses, ou ce qu'il en reste, et encore plus haut serpente le chemin qui monte vers la caverne. Cette dernière reste invisible derrière l'escarpement qui borde le vaste plateau que j'ai traversé par deux fois.
Enfin, un épais maquis recouvre les collines qui s'empilent jusqu'au sommet. Si j'en crois le récit d'Ogon, c'est là que se sont cachés les rares survivants du raid Mobol. Une histoire atroce que je chasse vite de mes pensées.
Je me dégourdis un peu les jambes avant de remonter "en selle". Le siège n’est pas très confortable. Un coussin ne serait pas du luxe, j'essaierai d'en dénicher un dans une maison abandonnée. Et aussi un chapeau.
J’ai hâte de partir pour de bon, de mettre le cap sur… le cap sur quoi ? J’espère que le berger en a une petite idée, car l’horizon est désespérément vide. Il n'y a pas la moindre accroche pour le regard. En haute mer, je n'aurai que soleil pour m'aider à conserver une trajectoire rectiligne. L'idéal serait d'avoir une boussole, ou un compas.
On verra ça plus tard. N’empêche que j’ai intérêt à planifier ce voyage. Mille bornes, c’est quelque chose. Si je passe à côté des îles sans les voir, je suis foutu.
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C'est un peu moins la fête sur le chemin du retour. Mes jambes courbaturées me font souffrir le martyre. Heureusement pour moi, une petite brise vient de se lever dans mon dos.
J’aurai vraiment besoin de m’entraîner tous les jours si je veux me lancer à l'assaut du Grand Large. J'ai passé trop d'années à m'encroûter au bureau. De plus, il me faudra de la nourriture en quantité suffisante. Si je travaille dur pendant les deux prochaines semaines, je pourrai obtenir d’Ogon du fromage, des fruits secs et un peu de ce gruau infect mais très nourrissant.
J'achève mon escapade sur les rotules. Après le confort pantouflard de la plaine vitrifiée, je retrouve la dure réalité du sol caillouteux. Quelques dizaines de pas plus loin j’abandonne l’engin derrière un buisson. Personne ne viendra le dérober.
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En apercevant l’enclos où vaquent les jeunes chèvres, le banc à l’ombre des arbres, et les tentures délavées qui ondulent doucement dans la brise, je ressens la satisfaction du marin rentrant chez lui après un long voyage.
Une heure plus tôt, la maison d’Ogon n’était qu’un confetti dans le lointain. Elle est maintenant devant moi, massive, chaleureuse, accueillante comme un foyer. Attention ! Je ne suis là que depuis deux jours, et déjà je commence à m'amollir !
Il faut dire que je me sens vraiment bien ici. Mes hôtes me traitent comme un nouveau membre de leur petite famille, et j'en suis tout remué. Inversement, je devine que ma présence stimule Aileen en plus de rassurer Ogon. Cette situation pourrait se prolonger indéfiniment. Le coeur lourd, je vais pourtant annoncer au berger que je ne resterai pas plus de deux semaines, le temps de préparer mon départ. Avec tout ce que cela impliquera pour le père et sa fille. J'ai l'impression d'être dans la peau d'un parfait salaud.
Au passage, je remarque le carré d'étoffe blanche accroché au bout d'un long piquet. Un travail d'enfant, j'avais raison. Mais la gamine n'est pas en vue. Le berger, quant à lui, est occupé à soigner une chèvre dans l’étable. Je me racle bruyamment la gorge pour ne pas le surprendre.
– Hum ! L’engin fonctionne à merveille, Ogon ! Vraiment, je ne sais pas comment vous remercier.
Sans attendre la réponse du vieil homme, j’ajoute d'une voix étranglée :
– Je pars dans deux semaines.
Il lève vivement la tête, une lueur de panique dans ses yeux fatigués.
– Non, non, non ! Vous devez partir plus tôt que ça !
– Plus tôt ? Mais pourquoi ?
Je ne comprends pas ce revirement soudain. Me serais-je trompé sur toute la ligne ? Ogon a l’air effrayé. Il articule difficilement.
– Sa vengeance est éternelle… sa vengeance est en marche depuis longtemps… très longtemps… et il sera bientôt là !
– Qui ? Le Mobol ? Qu’en savez-vous ?
– J'ai vu.... Non, je ne peux en dire plus. Partez dès demain si vous voulez augmenter vos chances de réussir. S'il vous plait, faite-le pour ma fille ! Elle a besoin de vous !
Plutôt refroidi à la perspective de me lancer à la conquête de la plaine dès demain, sans plus de préparation, et avec une jeune passagère en prime, je m’entends gémir :
– Je n’ai pas eu le temps de rassembler de la nourriture !
– Il y a des sacs de farine au grenier, dans des coffres. Prenez-en un, et aussi de l’eau en grande quantité. J’ai des tas de récipients pour vous.
Que ferai-je d'un sac de farine sans matériel pour cuire le pain ? Je garde cette reflexion pour moi pour ne pas vexer mon hôte. Par contre, je ne peux pas esquiver un problème essentiel.
– Comment vais-je naviguer ? Je ne sais même pas où aller !
– Demain matin je vais vous montrer quelque chose. À l’aube. Maintenant laissez-moi tranquille.
Cette histoire récurrente de Mobol et de malédiction me laisse perplexe, voire agacé, mais je ne veux pas contrarier le berger. Il m’a donné un véhicule et m’a gracieusement proposé de la nourriture.
Un peu plus tard, alors que je redescends du grenier avec un sac de farine d’une quinzaine de livres sur l'épaule, je croise Aileen qui m’attend avec des jerricans vides. Ça, des récipients pour l’eau potable ? Mais j’ai beau renifler soigneusement les goulots sous l’œil curieux de la gamine, il n’y a plus la moindre trace d'odeur d’essence.
– Merci, Aileen ! Ils sont impeccables.
Elle me sourit de toutes ses dents couvertes de chocolat, avant de détaler en gloussant. Je reste songeur quelques instants. Comment va réagir la fillette à l’annonce du berger ? Va-t-elle se sentir abandonnée ? Trahie ? À sa place, j'aurais été incapable de dire adieu à mon père. J’en ai les larmes aux yeux rien à cette seule idée.
Je passe les dernières heures de la journée à faire des allers-retours entre le village et le tricycle. Les quinze livres de gruau se transportent facilement. Par contre, les jerricans d’eau m’obligent à faire un voyage supplémentaire. Quand le soir tombe enfin je n’en peux plus. Je touche à peine à ma bouillie avant de m’allonger dans mon coin près de mes amies les chèvres.
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Dans l’air frisquet du petit matin, Ogon et moi empruntons un sentier qui part à l’assaut de la colline la plus proche. Le soleil est encore sous l’horizon. Dans la lumière entre chien et loup nous devons prendre garde à ne pas trébucher, voire chuter dans les ravines qui bordent le chemin.
Lorsqu’il m’a tiré de mon sommeil, le berger m’a annoncé qu’il n’y en aurait que pour vingt minutes. Mais il s’est bien gardé de préciser que nous allions monter aussi haut. Aucun mot ne sort plus de sa bouche durant l'ascension. Il lève souvent les yeux vers le ciel vert sombre paré de dorures matinales, comme s'il s'attendait à y trouver quelque chose.
À mesure que l'on prend de l'altitude, mon humeur bougonne décroît devant le spectacle de l’aurore flamboyante. C’est une vision dont je ne me lasserai jamais et qui, je le sais, n'existe nulle part sur le monde d'où je viens. Votre monde.
« Nous y voilà », annonce mon guide en désignant une grosse pierre plate posée sur un rocher à la façon d’un menhir.
Nous sommes sur une arête qui surplombe la plaine. Une centaine de mètres plus bas, jaillissant de l’île comme un doigt d’honneur, je reconnais le promontoire sur lequel se tenaient les enfants le jour où j’ai piloté le Lumbricus hors du port. Ces enfants seraient des grands-pères s’ils vivaient encore… mais c’est du passé, je dois songer au futur. Regardons cette pierre de plus près.
Elle a l’aspect du marbre. Un cercle parfait est dessiné dans le minéral lui-même, comme si les nervures de la roche avaient pris cette forme naturellement. Il est garni de rayons de longueurs variables. En observant mieux, je devine des symboles à peine visibles aux extrémités. L’écriture m’est familière, cependant je n’arrive pas à la déchiffrer. Une version locale de la rose des vents… ou plutôt… mais oui ! C’est une table d’orientation !
Tout excité, je demande à Ogon :
– Ce sont bien des directions ? Vous savez les lire ?
– Oui, ce sont des destinations. Et non, je ne sais pas les lire. Mais ma mère me montrait toujours les mêmes traits. Ce rayon (il pose son doigt sur un trait fin et court) indique la Cité de Mobol. Celui-ci (un trait plus long) pointe sur les îles Rouges, à mi-chemin du pays des Voids. Elles sont à plus de mille kilomètres.
– Plus proches que le Mobol ?
– Si la longueur des traits est en rapport avec la distance, alors non.
– Votre mère ne vous a jamais expliqué cela ?
– Non. Elle tenait seulement à ce que je sache où se trouvaient les îles Rouges si jamais je voulais m’y rendre. Ainsi que le Mobol, pour que je sache où ne jamais aller – en aucun cas !
– Est-on sûr de trouver des gens sur ces îles Rouges ?
– Non. Depuis un demi-siècle qu’ils ne sont pas venus, je ne sais pas s’ils ont été massacrés eux aussi, ou s’ils respectent simplement l’interdiction du Mobol.
– Que me conseillez-vous ?
Ogon fait une grimace embarrassée.
– Je ne devrais pas vous dire cela, mais la vengeance du Mobol est une fuite sans fin et sans issue. En faisant face à ce démon, vous trouverez peut-être le moyen de le battre. Je dis bien "peut-être".
– Le Mobol, un démon ?
Le berger détourne aussitôt la tête, les lèvres serrées. Il me donne l'impression de lutter constamment contre lui-même, si ce n'est contre moi malgré lui. L'homme est déchiré. Autant sa rancune me semble légitime, autant je ne comprends pas son désir de m'aider à ce point.
– Vous ne m’en direz pas plus, n’est-ce pas ?
– Non. Mais vous devez faire votre choix. Le soleil se lève.
Sur ces mots, il sort de sa tunique un étrange instrument de la taille d’une demi-orange, constitué d’arcs métalliques imbriqués et de petits tubes creux, avec des molettes et des graduations. Il le pose sur la pierre et attend ma réponse.
– Alors ? Vous avez décidé ?
– Eh bien… vue d’ici, cette plaine m’effraie par ses dimensions. Je crois que je ferais mieux d’aller au plus près, c’est-à-dire à la cité de Mobol.
Ogon s’accroupit alors et règle l’appareil en le pointant sur le soleil couleur vert bouteille qui s'arrache rapidement à l’horizon. Il fait ensuite pivoter l'un des arcs selon le trait de la pierre indiquant la direction de la Cité.
– Voilà, s’exclame-t-il en se redressant. Quand vous poserez l’appareil bien à plat et que vous orienterez ce tube noir vers le soleil, la tige argentée vous donnera le cap. C’est aussi simple que cela. Et surtout, ne touchez plus au réglage de l’appareil !
– Vous tenez cet objet de votre mère ?
Je saisis délicatement le joli gadget en métal. Il ressemble un peu à celui que Lucia utilisait pour "mesurer" les vortex.
– Non. Je l’ai trouvé dans la maison d’Arnal qui possédait tout un trésor de ce genre. Cependant ma mère m’en a expliqué le fonctionnement avant de mourir, il y a longtemps.
– Je ne sais vraiment pas comment vous remercier.
– Alors ne dites rien et réservez votre gratitude pour ma fille, c'est tout ce que je vous demande en retour. Maintenant redescendons. Vous devrez rouler le plus loin possible tant qu’il fait jour.
J’enveloppe avec soin l’appareil dans ma veste et je glisse le tout sous mon bras avant de suivre le berger qui ne m’a pas attendu.
Juste avant d’arriver au village, l’homme voûté fait un détour pour s’arrêter devant un tumulus couvert de fleurs. Il y dépose délicatement une rose sauvage qu’il a cueillie en chemin. J’en déduis que son épouse repose sous cette butte entretenue avec une attention particulière, et qu’il devait l’aimer énormément.
Je m’éloigne un peu, d’abord pour respecter le chagrin du berger, mais aussi pour cacher mes propres émotions qui me submergent d’une façon inattendue. Car je viens de songer à Lucia. Jamais je ne supporterais de la savoir morte ! Si j’en voulais la preuve, la voici : je suis bel et bien tombé amoureux d'elle. Au point que je n’aurai de cesse de la retrouver, dussé-je parcourir les mondes entiers. C'est beau le romantisme, surtout pour un cynique qui a retourné sa veste.
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Nous repassons à la maison où Ogon me donne un gros sac de noix et une demi-meule de fromage sec.
– Avec ça, vous ne mourrez pas de faim.
– Je ne compte pas mourir. En vérité, c’est déjà fait !
Le vieil homme rit doucement.
– C’est bien ce qui me semblait. Seuls les morts qui aiment la vie se promènent dans le monde avec autant d’insouciance.
– Et Aileen ? Comment allez-vous lui annoncer la nouvelle ?
Je retente le coup. Je ne voudrais pas que le berger me laisse gérer seul ce sujet très délicat.
– Elle est déjà au courant. Elle est prête à partir.
Je suis sur le point de dire « C’est tout ? Elle a accepté sans discuter ? » mais je devine que ce n’est pas aussi simple. Le berger doit percevoir mon trouble, car il ajoute :
– Cette gamine est la réplique exacte de sa mère : fière, dure et déterminée. Elle sait depuis longtemps que je suis mourant. Elle a compris qu’elle ne pourrait pas rester ici, et nos adieux ont commencé avant même votre arrivée.
– Vous aviez préparé le tricycle pour elle, n’est-ce pas ?
– Oui. Pour qu’elle puisse s’en servir quand elle aurait les jambes suffisamment puissantes. Mais puisque vous êtes là, elle n’aura pas besoin d’attendre ce moment. Vous êtes comme un envoyé du Destin.
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Ogon nous accompagne jusqu'à la côte. Ensemble, nous descendons le tricycle sur la surface tiède.
La petite fille serre longuement son père dans ses bras. Aucune larme n’est versée, cependant les regards sont chargés d’une intense émotion.
Puis le berger se tourne vers moi et, d’une main tremblante, il me tend un pochon de velours noir.
– Une dernière chose. Je vous confie ce bijou destiné à Aileen. Il appartenait à sa mère. Vous pouvez le garder aussi longtemps qu’il le faudra, le donner tout de suite à ma fille, ou le revendre plus tard si cela permet à Aileen de vivre décemment. Je vous laisse juge.
Les adieux sont volontairement écourtés. J’enfourche la selle de mon tricycle tandis qu’Aileen prend place dans la remorque au milieu du matériel et de la nourriture.
Quel moment éprouvant ! Je suis en train d’abandonner un homme faible et mourant. Pire, je lui enlève son trésor le plus précieux. Sa confiance ne me touche même plus : elle m’écrase ! Je me jure à cet instant précis que je m’occuperai d’Aileen comme si elle était ma propre fille. Bizarrement, je n’aurais jamais été capable d’endosser une telle responsabilité quand j’étais encore un employé bien payé, avec une situation stable et tout le confort matériel possible. À croire que le confort tue le courage.
Un dernier signe de la main, une dernière vérification du tricycle pour la forme et pour cacher ma gêne de partir ainsi, tel un voleur, et nous voici en route.
Quand je décide de me retourner après quelques minutes, Ogon n’est déjà plus là. Je ne vois pas le visage d’Aileen qui me tourne le dos et regarde en silence l’île où elle est née.
Je suppose que le berger va nous observer depuis les hauteurs, et qu’il nous verra disparaître lentement de sa vie durant les prochaines heures. J’essaie de ne pas trop y penser.
À part ça, mon moral est au beau fixe. Il ne me manque plus que des lunettes de soleil et un short pour me sentir en vacances. Je suis prêt à pédaler pour l’éternité malgré quelques courbatures.
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Le tricycle est un petit bijou de mécanique. Chaque coup de pédale est un vrai plaisir. Pas le moindre grincement dans les pignons, aucun frottement sur la chaîne de transmission : l’engin paraît glisser plutôt que rouler sur la plaine de verre.
Je pédale à présent depuis trois bonnes heures. Les crampes de ma petite virée d’hier ne sont plus qu’un souvenir dans mes jambes, chauffées à bloc comme pour faire le tour du monde.
Physiquement, donc, tout va bien. C’est plutôt ma motivation qui s’effiloche dans la brise monotone, en l’absence de repère visuel pour évaluer ma vitesse. J’ai l’impression de faire du sur-place tel une mouche qui s’agiterait dans un potage couleur épinard. Absolument rien ne change autour de nous, si ce n’est la mer qui s’est assombrie graduellement sous l’effet des rayons du soleil montant.
Je finis par trouver cet exercice presque aussi ennuyeux que de pédaler sur un vélo d’appartement devant une télé éteinte. De temps en temps, je me retourne vers Aileen, et je lui sors des platitudes pour tenter de la dérider. La fillette n’a pas prononcé un mot depuis le départ. Elle sert son baluchon dans ses bras comme le ferait une enfant taciturne avec sa peluche.
Plusieurs fois je me suis arrêté pour regarder l’île derrière nous. Elle se ratatine lentement mais irrémédiablement sur l'immensité du ciel, tel un dessin au feutre sur un ballon qui se dégonfle. La distance a fini par gommer tous les détails. Adieu les toits de Kome, les chemins sillonnant les coteaux délavés, les arbres solitaires piqués sur les crêtes comme les dents d’un peigne.
J’estime maintenant avoir parcouru une soixantaine de kilomètres. De l’île, on n’aperçoit plus que les sommets des pics montagneux, minuscules excroissances grises sur la ligne verte de l’horizon. Le reste est passé derrière la courbure de la planète. Ce monde n’est donc pas plat. En soi, ce n’est pas une découverte majeure, néanmoins ça me rassure un peu de constater que les lois de la physique ne sont pas toutes bafouées. Quant à une éventuelle rencontre avec un vortex... cette idée me glace le sang. Je veux absolument rester le plus à l'écart possible d'un tel phénomène, même s'il s'agit d'un tout petit, même si c'est juste en pensée. J'aurai attendu vingt-sept ans pour me découvrir une phobie, mais quelle phobie ! Je mets au défi les psys de la Terre de trouver un précédent à mon cas.
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En début d’après-midi, je décide qu’il est temps de faire une halte pour casser la croûte. Aileen s’agite en me voyant sortir d’une besace une galette de pain dur et du fromage de chèvre. Je ne me suis pas trompé. La gamine engloutit son repas avant même ma première bouchée. Bon, cette fois elle aura droit à du rabe.
J’en profite pour vérifier le réglage de mon "astrolabe" en le pointant vers l’île derrière nous. Tant que ce point de repère est visible, j’ai encore la possibilité de corriger le tir. Après il sera trop tard. Verdict : je n’ai pas dévié d’un pouce depuis le départ. Je vais finir par croire que je suis devenu un briscard de la mer de verre !
Aileen me demande juste après de regarder ailleurs tandis qu’elle ira faire un besoin un peu plus loin. Je n’avais pas songé à cet aspect pratique, ou plutôt mal pratique, de voyager sur une plaine absolument lisse et dénuée de toute cachette. Mon tour viendra aussi – et très bientôt. Plutôt que de laisser la fillette s’éloigner du tricycle, je lui réponds que c’est moi qui vais m’en écarter, pendant qu’elle s’installera de l’autre côté de la remorque. Ainsi je ne pourrai pas la voir, même accidentellement.
Pour me dégourdir les jambes, je trottine sur une centaine de mètres en sifflotant le genérique de Rocky, puis je m’assieds en tailleur sur le sol tiède.
Autour de moi le monde est binaire : moitié ciel pâle, moitié mer sombre. Rien d’autre à voir, à comprendre ou à analyser. L’esprit peut se relâcher complètement. Les mordus de yoga seraient ravis ! Je plonge dans un état contemplatif proche du sommeil.
– Paul !
Aileen m’appelle. Tiens, elle connaît mon prénom, ça fait plaisir. Tranquillement, je me remets debout et je lui fais un petit signe de la main pour lui signaler que je l’ai entendue.
– Paul !! crie à nouveau la petite fille.
Je remarque alors son agitation, même à cette distance. Elle se dresse de toute sa taille dans la remorque, agitant ses bras comme un moulin. Je finis par comprendre qu’elle me montre quelque chose au loin. Je regarde dans la direction indiquée… et je vois un point que je n’avais pas encore remarqué.
Un rocher ? Si c’était le cas, je l’aurais aperçu bien avant. Étrange…
Tout en retournant au tricycle, je ne quitte pas l’apparition des yeux. Je jurerais que sa taille augmente à mesure que les secondes passent. Il s’agirait donc d’un véhicule, et si ce véhicule apparaît immobile tout en grossissant, cela signifie forcément qu’il est en train de se diriger droit vers nous. Hum...
Et si c’était un navire géant, large de quarante mètres et incapable de s’arrêter en urgence ? Il faudra alors déguerpir sans paniquer au cas où nous serions vraiment sur son chemin.
Je ralentis mon pas pour mieux apprécier la trajectoire de l'objet roulant non identifié.
Le véhicule est finalement beaucoup plus petit que ce que je redoutais. Si petit… que ce n’est pas un véhicule, finalement… mais une silhouette juchée sur un vélocipède à la roue arrière démesurée.
Mais non… il n’y a pas de roues. Cette personne se déplace à pied… et elle est grande, très grande !
Une personne ? Je commence à en douter. Un géant, plutôt !
« Qu’est ce c’est que ce cirque…. »
Je n’en reviens pas. Un véritable monstre se dirige droit sur nous !
Une créature à la peau cuivrée, craquelée, difforme. Comme si un artiste de quatre ans l’avait modelée dans un tas de merde. Ses bras sont aussi épais que des pattes d’éléphant, son large torse est boursouflé de bosses comme la carapace d’une tortue, sa tête me fait penser à un Moaï, sans cou, percée de trous aussi grands que des saladiers dans lesquels brillent des yeux étonnamment petits ! Des yeux brûlant d'une haine à l'état pur.
Je suis subjugué par cette chose qui avance vers nous à grands pas.
Tétanisé même.
Déchiré entre l’envie de fermer les yeux pour ne plus voir cette vision d’horreur, et celle de fuir comme un dératé. Lovecraft aurait adoré cette scène.
Par bonheur, la pestilence qui me frappe de plein fouet m’arrache à mon indécision. Je me mets enfin à courir vers le tricycle, sous les encouragements d’Aileen dont la voix est étonnamment aiguë.
Ouf, la bête n’accélère pas en me voyant me carapater devant elle ! En moins de cinq secondes, j’enfourche ma selle, et je commence à pédaler sans prendre le temps de changer la vitesse.
Erreur ! L’attelage se met en branle avec une lenteur désolante. Le monstre se rapproche dangereusement. Il est presque sur nous.
Debout sur mes pédales, j’appuie de toutes mes forces pour échapper à l’étreinte de la créature qui nous domine à présent de ses quatre mètres de muscles boueux. Avec une vivacité étonnante pour sa taille, la chose abat son poing énorme à quelques centimètres de moi, pulvérisant l’astrolabe dans son panier en osier.
Je n’ai plus le moindre doute sur ses intentions : elle veut ma peau.
« Han ! Han ! »
Ce cri inhumain, c’est moi qui le pousse en m’arc-boutant dans un effort désespéré afin d’échapper aux mains qui veulent me saisir. Des mains pareilles casseraient un gorille en deux !
En une dizaine de coups de pédale assez puissants pour mettre ma bécane sur orbite, je parviens à distancer la chose, mais je suis encore trop terrorisé pour me retourner et vérifier si elle sait courir. Ce n’est qu’au bout d’une centaine de mètres que je rassemble tout mon courage pour regarder en arrière.
L’espèce de golem est en train de nous suivre au même pas décidé. Décidé à nous avoir. Décidé à m’avoir MOI, en fait. Car j’ai bien compris qu’elle ne s’intéressait pas à Aileen toujours recroquevillée à l’arrière de la remorque.
« Han ! » Je donne un bon coup de hanche pour relancer le tricycle qui ralentit dès que je lève le pied.
À chaque fois que je risque un coup d’œil par-dessus mon épaule, le golem est un peu plus distancé. Il ne se déplace pas beaucoup plus vite qu’un marcheur pressé, mais guère moins lentement qu’un jogger du dimanche.
Je ralentis un peu afin de récupérer mon souffle tout en conservant une allure suffisante pour ne pas perdre de terrain sur la chose. Mon rythme cardiaque est au taquet. Je ne ferais pas ça tous les jours !
Mon astrolabe est fichu, et dans la panique j’ai roulé sans me préoccuper de la direction. Je dois impérativement localiser l’île si je veux préserver nos chances de survie. Cependant, j’ai beau scruter l’horizon, je ne trouve nulle trace des sommets montagneux. Quelques kilomètres ont suffi pour nous perdre définitivement.
Mes yeux reviennent sans cesse sur le golem derrière nous ; la créature est redevenue un simple point qui n’en représente pas moins une menace tangible, et imminente.
En me basant grossièrement sur la position du soleil, je calcule qu’il me faudrait plus ou moins faire demi-tour pour retrouver l’île, ce qui me forcerait à repasser près du monstre, même en faisant une boucle très large.
Il en est hors de question.
Le simple souvenir de ces petits yeux porcins fixés sur moi suffit à me donner des sueurs froides ; j'ai l'impression de connaître ces yeux depuis toujours, ce sont ceux du Jugement dernier.
Non, je n’ai pas d’autre choix que de continuer, en espérant que je finirai par semer ce cauchemar sur pattes ou qu’il se lassera de moi.
Peut-être attaque-t-il les voyageurs au hasard, au grès de ses errances sur la mer de verre ? J’en doute. « La vengeance du Mobol est déjà en marche… », on me l’a assez répété. Ah ça oui, elle est en marche… sous la forme d’un golem qui ne me lâchera plus les basques. Je suis dans la merde !
Il me reste à redoubler d’efforts malgré la fatigue qui noue mes muscles, et mon moral en berne. Si je ne le fais pas pour moi, alors ce sera pour respecter ma parole donnée à Ogon. Ma jeune passagère serait incapable de survivre seule sur cette plaine infinie.
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Bien plus tard, nous découvrons un rocher encore plus petit que celui sur lequel Lucia et moi avons fait une halte lors de notre escapade en moto. Pas un brin d’herbe ne pousse sur ce bloc monolithique.
Je m’en approche avec méfiance, redoutant de voir cette masse sombre se lever brusquement et se précipiter sur nous.
Après en avoir fait le tour lentement, en roule libre, j’estime qu’il n’y a aucun danger.
Il n’y a pourtant pas de quoi pavoiser devant ce morceau de granit à peine plus gros qu’une camionnette. Je ressens toutefois un soulagement indicible en caressant les flancs rugueux du roc, comme si je venais de découvrir l’Eldorado. Puis je relativise : si le golem nous retrouve, il n’aura aucun mal à me réduire en miettes, avec ou sans rocher pour me protéger.
Ce promontoire naturel pourrait – à la rigueur – m’aider à repérer la créature de loin. Sauf que le soleil décline déjà, augurant des heures sombres à venir.
En admettant que j’ai parcouru plus de cent kilomètres depuis la rencontre avec ce que j’appellerai désormais le "golem", et que celui-ci est capable de me pister dans le noir, il pourrait bien fondre sur nous d’ici huit à douze heures.
Je ne risquerai pas nos vies sur une prédiction aussi vague. Une halte de cinq heures maximum fera donc l’affaire. Nous repartirons dès la nuit tombée.
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Tandis que nous nous rassasions de gruau et de fruits secs, assis à califourchon sur le rocher, je me demande si je n’aurais pas mieux fait de rester sur l’île de Kome. Le climat y était agréable, la vie y aurait été paisible et assez usante pour me faire oublier le reste – c’est-à-dire l’absence de tout.
Et si le golem s’était pointé, peut-être aurais-je pu le semer dans les collines, le piéger dans un puits, le dévier vers d’autres mirages sur la plaine immense. Peut-être que ce colosse de merde aux reflets cuivrés est incapable de fouler le sol accidenté des îles, peut-être que…
Une petite voix intérieure me dit que le golem aurait surgi des buissons pour me surprendre, un beau matin, en train de boire mon café devant le spectacle du soleil levant. Il me serait tombé dessus aussi vite qu’un éboulement au détour d’une corniche, m’écrasant comme une mouche entre ses battoirs d’une tonne.
Qui sait ? Je serais peut-être mort en dormant, ou alors frappé lors d’une promenade sur les quais, ou sur la colline où je serais aller ramasser des baies.
Qui sait ? Pas moi. Je dois maintenant me focaliser sur le présent.
D’abord, je décide de déplacer le tricycle d’une quarantaine de pas dans la direction opposée à celle d’où viendra la créature. Je ne veux pas revivre ce moment de pur stress, quand il m’a fallu de longues secondes pour arracher l’engin à son inertie : si jamais je dois réagir dans l’urgence, mieux vaut que je pique d’abord un sprint pour gagner ce précieux temps sur mon chasseur.
Ensuite, il me faut régler le problème du sommeil. Ma nouvelle montre fonctionne encore, et même si l’heure indiquée n’a plus de sens je vais pouvoir utiliser l’alarme du chronomètre. Néanmoins je ne peux pas compter sur Aileen pour me réveiller plus tôt si nécessaire. La fillette elle-même a les yeux bouffis de fatigue. Elle va donc dormir dans la remorque, tandis que de mon côté je vais m’asseoir sur le rocher. La gamine ne bronche pas à cette nouvelle, je crois qu’elle s’en est définitivement remise à moi.
Quoique ma fatigue soit supportable, j’ai peur de fermer les yeux et de ne plus jamais les ouvrir, ou pire, de me réveiller trop tard et vivre les dernières secondes de ma vie dans la douleur et la violence. Je ferai donc de courtes siestes jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire – puis nous lèverons le camp dès que ma montre sonnera.
Assis sur la partie la moins confortable du rocher, à un mètre au-dessus de la plaine sombre, je vais tenir un bol en métal à la main. Si je pique du nez, mes muscles vont se décontracter. Je lâcherai alors le bol et le bruit me réveillera – enfin je l’espère. C’est ainsi que Salvador Dali faisait des micro-siestes dans son atelier. Sauf que lui tenait une cuillère… et que sa vie n’était pas en jeu.
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La technique du peintre espagnol marche plutôt bien. Surtout au début. Le hic, c’est qu’à chaque fois que je me recale sur mon promontoire après avoir ramassé le bol, je me retrouve un peu plus vite aux portes du sommeil. J’accumule ainsi la fatigue comme un sapin accumule la neige, ployant toujours un peu plus avant de lâcher mon ustensile, mettant à chaque fois plus de temps à réagir à l’alerte suivante…
BING BANG… le bol vient de rouler pour la centième fois… à quoi ça rime de ne pas pouvoir me laisser aller au sommeil… un supplice de Tantale… quand même… un golem, quelle connerie ! Quoique… si c’est vrai… allez, ramasse le putain de bol… non ça me fait chier je veux juste dormir, il faut …
« Réveille-toi ! »
Mon propre cri vient de résonner dans la nuit. Giclée d’adrénaline, cœur battant, puis soulagement en constatant que le silence est complet autour de moi.
La terreur se dissipe, mais l’angoisse reste. Ma peur est lancinante. La nuit est si noire que je ne vois même pas mes mains. Cette obscurité oppressante ne m’encourage pas à poursuivre l’expérience. Je me sens dans la peau d’un conducteur fatigué qui vient de rouvrir les yeux juste à temps pour éviter une collision frontale, et qui sait qu’il doit s’arrêter de toute urgence.
Quant au silence, il est à vomir, plus lourd encore que l’obscurité. Il entre en moi par mes oreilles, mes tempes, mon front. Sans la multitude d’étoiles plaquées sur le ciel noir, j’aurais l’impression d’être dans une pièce capitonnée – ou dans un cercueil.
Je ramasse mes quelques affaires puis je me dirige à tâtons vers le tricycle invisible.
– Paul ? C’est toi ?
Aileen ne dort pas non plus. Je l’ai sûrement réveillée avec mon cri.
– Oui c’est moi. Nous allons repartir, j’ai comme un mauvais pressentiment.
Le siège en bois dur du tricycle me rappelle douloureusement que j’ai des ampoules au cul. Et mes courbatures sont terribles ! Je devrais sans doute me reposer encore un peu, un coup d’œil à ma montre m’informe que les cinq heures ne sont pas encore écoulées.
Non.
Je dois pédaler pour rester éveillé. Ce silence engourdissant me donne la nausée. Est-ce vraiment le manque de sommeil qui m’écœure ainsi… ou ce fumet saumâtre qui plane dans l’air à dose homéopathique, ce relent putride d’une mer qui s’est retirée et qui annonce un événement néfaste, une force brutale, la mort en marche ? J’entends Aileen renifler dans le noir : elle a également senti l’odeur.
À présent terrifié à l’idée que le golem puisse se trouver à moins de quelques kilomètres, je reprends mes coups de pédales comme si je ne m’étais jamais arrêté. Je suis décidé à parcourir coûte que coûte des milliers de kilomètres pour semer définitivement la créature. Filant dans les ténèbres, je prie pour ne pas percuter un éventuel obstacle qui serait sur notre route.
Les secondes passent, métronomiques, puis les minutes, agrégées en longues périodes de respiration, et enfin les heures, selon un cycle de fatigue, de regain d’énergie, puis encore de fatigue…
Je m’arrête plusieurs fois pour reposer mes jambes et reprendre mon souffle. Aileen a fini par s’endormir derrière moi, bercée par le tangage de la remorque.
Chaque arrêt dure un peu plus longtemps que le précédent. Le jour est encore loin, et la fatigue prend lentement possession de mon corps… à mon insu.
Ce n’est pas moi qui décide du dernier arrêt, c’est mon corps à qui j’ai confié la tâche de pédaler pour toujours, pendant que mon esprit se retire pour dormir… la lueur de l’aube teinte enfin l’horizon… je n’en peux plus.
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Le soleil brille depuis longtemps à travers mes paupières.
Je le sais, car il est entré dans mes rêves : des rêves de plage, de miroirs embrasés, de prairies baignées de rouge brûlant…
À un moment, une corne de brume a ébranlé l’océan pourtant si calme, si clair… Cela m’a mis la puce à l’oreille. Avec un malaise croissant, j’ai enfin compris que je rêvais et qu’il fallait que je me réveille. Cela ne s’est pas fait tout de suite. J’ai continué à flâner parmi les coquillages épars, et la corne a longuement insisté avant de se taire.
Intrigué par le silence revenu, j’ouvre enfin les yeux, sans bouger ma tête calée contre la barre de la remorque. Il n’y a rien de surprenant ou de nouveau dans ce que je vois, c’est toujours la même plaine vert-de-gris sombre, le même ciel émeraude, le même horizon tranché. Dans l’air, la même odeur pestilentielle diluée… Non, elle est maintenant beaucoup plus forte !
Ça pue la mort. La Mort approche !
Tous mes poils et mes cheveux se hérissent tandis que l’adrénaline achève de me réveiller en une fraction de seconde.
L’ombre immense est déjà sur moi, accompagnée de ce bruit moite de marais qui rote ses feux follets. Comme mû par une force primale qui aurait pris contrôle de mon corps, je bondis du siège sur lequel j’étais avachi.
« Ahhouuuuh !! »
Une douleur fulgurante traverse ma jambe droite : je viens de me cogner violemment le tibia à la barre latérale du tricycle. La blessure est sérieuse, je le crains, mais je n’ai d’yeux que pour le golem qui se penche sur moi du haut de ses quatre mètres, brassant l’air de ses monstrueux bras pour m’écrabouiller.
Ma douleur passe au second plan. Je me décale de l’autre coté du siège, libérant ainsi ma jambe en un temps record, puis je roule comme un judoka sur le sol feutré de la plaine. Derrière moi, le tricycle explose dans un craquement de ferraille et de bois brisé.
Un cri strident retentit. Aileen ! Pendant quelques dixièmes de secondes, mon cerveau dopé par le stress analyse la situation. Le golem ignore complètement la fillette qui se trouve toujours dans la remorque. Aileen est en sécurité, mais il pourrait la blesser accidentellement. Je sais ce qu’il me reste à faire : attirer le monstre loin de là.
Je parcours quelques mètres à quatre pattes avant de me redresser pour courir. C’est à peine si je peux tenir debout avec ma blessure. Qu’importe ! Je saute d’abord à cloche-pied sur ma jambe valide, puis je teste l’autre jambe en m’appuyant dessus un peu plus à chaque pas, trouvant ainsi un rythme qui me permet de clopiner assez vite pour m’éloigner du golem. Le monstre ne s’est pas attardé sur l’épave, comme prévu : c’est moi et moi seul qu’il veut, et selon toute vraisemblance il va m’avoir.
Il est maintenant à une dizaine de mètres, et la distance augmente encore avant se stabiliser.
Je ne ralentis pas ma course tragi-comique, pas encore, pas tant que la fuite en vaudra la douleur.
La certitude de mourir me paralyserait, en temps normal, mais voilà : rien n’est normal dans ce monde, si ce n’est la fuite, alors je vais fuir jusqu’au bout, même si je ne doute guère de l’issue de cette farce. Mon seul regret sera d’abandonner la gamine à son destin. Je vais faillir à la seule mission noble qu’on m’a confiée dans cette vie sans relief.
En sueur, le souffle court, une jambe probablement fracturée qui m’arrache un cri à chaque pas, je m’accroche à la vie avec l’énergie d’une gazelle cernée par des lions.
Un bourdonnement s’amplifie dans mes oreilles, comme un essaim de guêpes qui passerait au-dessus de ma tête : voilà sans doute le tocsin céleste qu’entendent les condamnés à mort.
Le golem regagne du terrain sans accélérer. Bientôt, je serai à point, mûr pour la cueillette.
« Mmmmongggg ! Mmmmoooonggg! ».
Encore la corne de brume. Comme dans mes rêves !
Je n’ai pas la force de réfléchir à ce son qui ne provient pas du golem, à moins que ce dernier ne soit ventriloque. Tout va trop vite. J’entendrais « Jingle Bells » que je ne m’arrêterais pas pour autant.
Mais il y a cette ombre, sur ma gauche. Une immense tache presque noire sur le vert sombre de la mer. Une ombre qui reste à ma hauteur malgré mon déplacement, puis s’élargit jusqu’à m’englober.
Je lève les yeux sans ralentir, ce qui n’est pas une mince affaire avec ma claudication.
Une échelle de corde est en train de s’agiter dans les airs, traçant de larges ellipses juste au-dessus de ma tête.
Reprenant espoir, je cesse de courir pour trouver l’origine de ce filin providentiel.
Un dirigeable pansu flotte mollement à une trentaine de mètres à la verticale de ma position. Il traîne comme une ancre cette échelle qui s’éloigne de moi à présent que je suis immobile. Du coin de l’œil je vois le golem rappliquer avec la même obstination inébranlable. Il sera sur moi dans cinq secondes.
L’échelle s’est abaissée au point d’effleurer le sol de velours, à la manière d’une ligne de soie sur la surface d’une rivière. Dans un ultime sursaut de vie, dans un saut de survie, je m’élance vers cette improbable bouée de secours en hurlant de douleur. Au Diable ma jambe blessée, au Diable mon épuisement, au Diable le golem (ça c’est sûrement déjà fait), ma vie ne tient plus qu’à un fil qui pendouille du ciel.
Je saisis l’échelle à la première tentative. Il n’y en aurait pas eu de seconde. Me hissant à la force des bras, j’essaie ensuite d’utiliser mes pieds, mais ma jambe folle lâche. Je me retrouve assis sur un barreau, le cul frôlant le sol, incapable de grimper plus haut.
Ce ne sera pas nécessaire : soit l’échelle est remontée, soit le dirigeable reprend de l’altitude, quoi qu’il en soit je suis bientôt à un mètre du sol, puis deux, trois... Le golem n’est plus très loin.
Perché sur mon trapèze de fortune, je peux maintenant observer le monstre de près. Mon destin ne dépend plus que de l’habileté des inconnus qui pilotent l’aéronef tout là-haut.
La peau de la créature est recouverte de pustules rougeâtres et de trous bruns qui s’ouvrent et se referment selon une logique qui m’échappe. Contraction de ses muscles - si tant est qu’elle en ait ? Ou respiration par des pores gigantesque ? Brefs, ces trous bouillonnent en émettant de légers sifflements qui ne sont pas sans rappeler le bruit des gaz s’échappant de la vase… ou d’un...
« Trou du cul !!! Je t’ai eu, fils de pute !!! Je t’ai eu !!! »
Mes insultes n’ont pas l’air d’émouvoir le golem qui ne me quitte pas de ses yeux inhumains. Il lève encore ses bras alors que je suis déjà hors de portée, tel un zombie débile dans un film d’horreur.
Le sauvetage au complet dure plusieurs minutes, au cours desquelles je ferme les yeux pour ne pas éprouver le vertige.
Tandis que des bras musclés me hissent dans la nacelle, j’ai un dernier aperçu du golem une quarantaine de mètres plus bas. Il me fait penser à un chien abandonné par son maître. Le pauvre ! Entre rires et larmes, je me laisse allonger sur le plancher par mes sauveurs inconnus.
Juste avant de m’évanouir, j’ai juste assez de force pour signaler la gamine restée au sol.
« Ne t’inquiète pas, on va s’en occuper » me répond une voix dont les intonations me sont vaguement familières.
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