Chapitre 1

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La saison de la chasse a commencé. Les coups de fusil résonnent au loin, étouffés par le brouillard mais toujours présents, comme en arrière-plan. Déflagrations qui se succèdent, se chevauchent, remplissent l'air épais et frais, l'envahissent et violent l'hymen gris clair du ciel en le déchirant comme un morceau de tissu.

C'est aussi, en ce dernier dimanche de septembre, le début de l'automne et la rentrée des classes. Aujourd'hui, l'ouverture vient de commencer avant l'aube, avec le réveil frileux des chasseurs, les bottes en caoutchouc, les vestes de camouflage brunes et vertes, les fusils qui sentent l'acier froid et la poudre de plomb, les cartouches neuves, enrobées de plastique, contenant les grains bleutés qui vont bientôt se loger dans des carcasses fragiles qui tomberont presque sans bruit, et que les chiens iront chercher et ramèneront loyalement dans leur gueule, en résistant à la tentation de mordre plus profondément dans la chair encore tiède, sanglante. Les hommes rentreront en fin de matinée. Ils pueront la mort et le sang, la vinasse et le tabac brun, la poudre répandue qui s'accroche à chaque fibre de tissu, le métal refroidissant… Des plumes grises, petites, légères, presque du duvet, voleteront autour d'eux, fantômes frémissants et pathétiques du gibier abattu. Des plumes de grives surtout, qui bourrent les multiples poches de la veste-carnier, et qui conservent ainsi une fausse chaleur de vie, serrées contre la poitrine du chasseur.

Les faisans sont là aussi, bien sûr et surtout, car s'ils ne font pas toujours bonne chasse, les chasseurs ne reviennent jamais tout à fait bredouilles et ils s'enorgueillissent, voire sentimentalisent, cette légendaire solidarité des chasseurs qui veut que chacun, le jour de l'ouverture, partagera le faisan dominical avec sa famille, l'eût-il emprunté à un compagnon-complice qui n'oubliera certes pas de le lui rappeler.

Comme tous les dimanches de rentrée de chasse, ma mère plumera et étripera le faisan maigre mais lardé de mauvaise graisse, signe indélébile de sa sédentarité et donc de sa captivité préalable au lâcher, qui donne l'illusion ridicule du gibier sauvage traqué dans son habitat naturel. Ma mère va plumer l'oiseau mort, au fond du jardin, arrachant les plumes dures par grosses poignées avec un bruit de ventouse, découvrant la peau jaunâtre, hérissée, sur laquelle parfois courent des poux et des puces. Le reste du duvet, les petites plumes revêches et difficiles à extraire, elle les fera griller sur le brûleur de la cuisinière, et l'odeur infecte de la chair, carbonisée mais toujours crue, remplira la cuisine, écœurante. Après, bien sûr, vient l'étripage immonde, la main qui plonge dans le corps puant et sanglant, qui cherche en tournant du poignet, trouve un point d'arrimage et tire d'un coup sec, avec un autre bruit de ventouse, plus distinct celui-là, la paume remplie d'entrailles encore fumantes. Et la main recommence. Sur la table se déversent les organes morts, les intestins enroulés sur eux-mêmes, le foie et les poumons frémissants, le gésier bourré de graines et de petits cailloux et qui éclate sous la poigne de l'étripeuse, une bouillie infâme, malodorante, bilieuse, et des couleurs glauques, sales, des verts chiasses et des rouges sanguinolents…

C'est pour éviter ce spectacle qui me dégoûte que, moi, celle qu’on surnomme ici la Branleuse, je reste dans mon lit, délicieusement emmitouflée sous les couvertures encore chaudes du sommeil de la nuit. Je fais la grasse matinée jusqu'à onze heures, au moins. Je m'arrange toujours pour descendre chercher un gros bol de chocolat chaud avant le retour des chasseurs et je remonte vite dans mes hauteurs, fuyant les odeurs et les images que je trouve répugnantes, hypocritement je l'avoue. J'adore traîner au lit, avec les volets ouverts sur la matinée grise, presque blanche, les détonations qui me bercent et, bizarrement, me rassurent. Gavée de chocolat, dont je force la dose de poudre cacaotée jusqu'à l'amertume, je jouis des gargouillements de mon estomac qui dilue le liquide chaud et riche, le macère, le garde le plus longtemps possible comme une bouillotte posée sur mon ventre. Pendant la divine digestion, je lis n'importe quoi sauf bien sûr les lectures imposées par l'école : romans, journaux, magazines débiles du genre Tous les Deux ou Paname Flash, ou bandes dessinées, et même Le Journal de la souris Mortimer, que je déguste encore en secret de mes copains de lycée qui se moqueraient de moi s'ils l'apprenaient.

J'attends le sacro-saint repas du dimanche, en début d'après-midi, présentant le faisan en vedette, accompagné en duo par les frites, grasses mais croustillantes, et la salade frisée aux lardons. Quand le Vieux, mon père, est particulièrement content de lui, après avoir trucidé un nombre satisfaisant de bestioles, il se laisse aller à nous servir du foie gras, avec l'indispensable Sauternes que personne ne saurait bouder, pas même et surtout pas moi. Le camembert coulant, jaunâtre, qui sent la merde mais goûte bon, se mange en même temps que la salade. Moi, j'aime bien les mélanger tous : lardons, frisée, fromage, pour en faire un festival décadent que j'englue longuement de salive pour le faire durer. Au dessert, on a droit à une pâtisserie maison, faite par ma mère qui réussit, entre autres, fort bien les pâtes feuilletées et les chocolateries, à moins qu'elle nous serve sa spécialité, qui est chez nous le fin du fin, la charlotte aux abricots, à la façon de la fameuse entreprise de contenants culinaires Popotage!

J'ai honte de le dire, mais j'adore cette débauche de graisse et de sucre. Je m'empiffre comme une vache, jusqu'à la nausée. Je n'ai pas encore appris à me faire vomir. Ça viendra plus tard. Pour l'heure, je me contente de m'emplir de nourriture autant que possible. Je me gorge de blanc de faisan cuit dans son jus et saturé de graisse. Je suce chaque morceau pour en exprimer toute l'huile de cuisson. Je ronge chaque os jusqu'à la moelle. Je dévore toute la peau croustillante et chaque frite gonflée d'huile et de jus, qui éclate contre mon palais et descend dans ma gorge en pâte molle et douce. Le faisan, c'est meilleur que le poulet parce qu'il garde un petit goût sauvage et particulier, qui s'estompe de plus en plus avec l'élevage en captivité, rapprochant ainsi les deux oiseaux cousins. Malgré tout, les faisans restent, pour moi, associés à l'automne, à la chasse, et à la décadence douce de cette époque qui est de loin ma préférée. J'aime sentir sous ma langue les petits grains de plomb que je comptabilise sur le rebord de mon assiette et qui sont la preuve irréfutable de la chasse, bonne ou mauvaise.

Après ce déjeuner tardif, je retourne dans ma chambre pour continuer à savourer la délicieuse inertie du dimanche. Je suis gavée, truffée de patates et de lardons, de crème fraîche et de sucre. Je suis confite de graisse et j'aime sentir la nourriture riche enrober mon corps, s'infiltrer dans toutes ses fibres, en combler les rainures. Je me laisse ainsi rôtir par le tiède soleil d'automne qui filtre à travers le vieux rose de mes rideaux. Dans mes moments lyriques, je me compare à une petite chenille dodue, qui grassouille dans son cocon en attendant la métamorphose en papillon léger et svelte que j'entame dès le lundi matin.

En effet, la semaine tout juste recommencée, je peux à peine avaler deux biscottes sèches avant de prendre le train, tellement l'angoisse et l'ennui me nouent la gorge et l'estomac. Je fume comme un pompier, pour ne pas avoir faim, et je chipote à tous les repas, entretenant ainsi mon petit gabarit et un ventre vide et plat jusqu'au mercredi après-midi. C'est le jour de la danse, et avant d'aller au cours, qui dure tout l'après-midi, je me rue, avec mes copines, à la petite maison verte qui vend des bonbons et autres saloperies. Là, on fait une orgie de fraises tagada, de bouteilles de coca confites dans le sucre, de frites acidulées, et de réglisses juteuses. Avec cette surdose de sucre dans le sang et n'ayant par ailleurs rien pris de consistant depuis plusieurs jours, je m'installe à la barre avec la tête qui tourne, les jambes et les mains qui tremblent. J'aime la barre parce que j'y souffre merveilleusement. Je force chaque plié, je tire chaque muscle, je casse mes vertèbres au maximum, je tiens les poses le plus longtemps possible, jusqu'à ce que mon corps soit complètement maté, docile, souple, léger et vif. L'effort et la faim font monter en moi l'adrénaline qui, comme une drogue douce, se distille lentement dans mes veines en m'étourdissant. La tête me tourne, mais sans nausée, et je me sens légère.

Au sol, je chausse les pointes dures et étroites qui me serrent les coups de pied et m'écrasent les orteils. C'est là que mon masochisme atteint son paroxysme. La douleur circule en moi comme de longs frissons qui me secouent délicieusement les fesses, et montent jusqu'à mes joues, qui rougissent de plaisir et de souffrance, du plaisir dans la souffrance, et réciproquement.

Je travaille longtemps mes chorégraphies, jusqu'à ce que je croie être la perfection, avec obsession. J'aime les pas aériens : chassé, arabesque, jeté-battu, entrechat-quatre, saut-de-chat, piqué fouetté, et en diagonale… tour-piqué, tour-piqué, tour-piqué, tour-piqué. L'après-midi s'étire doucement et je rentre chez moi en vélo, seule sur la petite route de campagne qui relie deux villages voisins.

Arrivée à la maison, je bois des litres d'eau qui me noient l'estomac et qui me coupent fermement l'appétit pour le dîner. Jusqu'au week-end, je me retiens de trop manger. Je grignote ici et là, je dérape toujours un peu à cinq heures en rentrant du lycée, mais je me rattrape aux repas principaux, que je boude. Arrive le samedi, et j'accompagne ma mère au supermarché local pour l'aider à transporter les provisions. C'est là que commencent mes bâfreries de fin de semaine. J'adore entamer les paquets neufs de biscuits, de chocolatines ou de pains aux raisins. Les premiers sont toujours les meilleurs, et je n'y touche plus de la semaine. Je dévore le saucisson dans ma chambre, avec du cola light, et me gave de brioche fraîche, qui va de toute façon durcir très vite. Je fais un peu plus honneur aux repas préparés par ma mère, qui sont en général plus élaborés en fin de semaine, car toute sa sainte petite famille est là, ce qui serait suffisant pour me couper l'appétit si je ne m'affamais pas auparavant.

Le déjeuner dominical est la note orgasmique de cette orgie de nourriture riche et suspecte. Le dimanche entier est prétexte à ne rien faire, à paresser avec bonheur et avec juste une pointe de culpabilité qui me pique un peu, lorsque je pense à mes devoirs négligés. Mais je n'arrive pas à me fouetter suffisamment pour ouvrir mes cahiers et je m'endors plutôt, enivrée de nonchalance et de plaisir, après m'être doucement caressée sous les couvertures.

La sieste ne dure pas tout l'après-midi cependant, et, vers cinq heures, je redescends généralement dans le salon où ma mère fait le repassage de la semaine. Là, vautrée sur le canapé miteux, chauffée et bercée par le gros fer qui souffle sa vapeur à intervalles réguliers, je me laisse aspirer par le petit écran de la télévision.

Quand les émissions chiantes de Marc Jartin ne l'intéressent plus, ma mère jette son dévolu sur les inévitables séries et téléfilms américains. Ce sont toujours des chefs-d'œuvre de mauvais goût, joués par des acteurs médiocres. Pourtant, je ne peux détacher mon regard de ces merdes enrubannées, et j'écoute avec attention le mauvais doublage, qui rend encore plus fades les répliques bidons des personnages. Je suis fascinée par les brushings en forme de choucroute ou de laitue qui semblent figés sur la tête des acteurs, homme ou femme, par le maquillage indélébile et porté en toute circonstance, au lit comme sous la douche, par le scénario à la mord-moi-le-nœud, qui semble être toujours le même, simplement recyclé d'un épisode à l'autre...

L'inertie est alors à son comble, la décadence et la vulgarité règnent et il ne manque plus qu'un bon bain bouillant pour finir de mijoter ma fainéantise. Je reste assez longtemps dans l'eau, ce qui agace tout le monde dans la maison, jusqu'à ce que le bout de mes doigts se ride, saturé d'humidité. En suçant le gant de toilette mouillé qui a un goût de propre, je savoure ainsi la fin de mon inertie, tétant les derniers instants de relâche avant le retour au quotidien laborieux.

Plus tard dans la soirée, les cheveux encore humides, je traîne au salon, enveloppée d'obscurité, parfois même quand le Vieux regarde ses émissions sportives. Je me raccroche désespérément à la clarté chaude de l'écran qui nous tient lieu à tous de foyer, d'âtre apaisant et convivial, sans lequel nous ne saurions vivre.

Le lundi matin, le cycle recommence, inexorable. Or, le jour de l'ouverture de la chasse est le rituel inévitable et nécessaire du grand cycle de la rentrée qui règle et rythme les autres cycles. Pour moi, cette période est d'autant plus symbolique parce que c'est aussi celle de ma naissance, et ainsi chaque année, de ma renaissance.

Le début de l'automne, c'est aussi le moment où la forêt sent le meilleur, où la terre devient bouche et langue et se nourrit des feuilles pourrissantes qu'elle absorbe. Dans mes moments de grand lyrisme, je me sens phénix, renaissant des cendres de l'été, reprenant vie dans l'humus parfumé des sous-bois, éclatant d'énergie, comme les champignons vesse-de-loup qui explosent en poudre blanche sous les pas.

Bien au chaud, sous les couvertures, je trouve que le son des fusils, au loin, est rassurant dans sa familiarité ; il fait partie de moi comme de la nature. Je n'y trouve rien de menaçant ni de mauvais. Pas encore.

Aujourd'hui, pourtant, les hommes reviennent plus tôt que de coutume. Plusieurs voitures s'arrêtent près de la maison, en crissant des pneus, et des portières claquent à toute volée. J'entends des éclats de voix, des paroles indistinctes.

Mais ce sont les chiens qui alertent mes sens en premier. Les chiens qui miaulent au lieu d'aboyer, qui étranglent leur cri comme un sanglot, comme si on leur marchait sur la queue ou leur pinçait les oreilles sans interruption. Les chiens pleurnichent comme s'ils avaient été battus, tous, et ce n'est pas normal.

Mon cœur commence à battre la chamade car, instinctivement, je sens le danger, la catastrophe, la tragédie, qui se narre sans paroles, et qui fait irruption dans la routine et la tranquillité comme une intruse. Une fois déjà, j'ai ressenti cette panique du fond du ventre, cette certitude que quelque chose de très grave était arrivé. C'était il y a deux ans, quand le Vieux-du-Vieux (mon grand-père) avait tiré sur l'un de nos chiens. La pauvre bête n'était pas morte, malheureusement, mais elle n'était pas non plus seulement blessée. Le coup avait complètement emporté une de ses pattes, qui ne tenait plus que par un lambeau de chair et quelques poils. Bien sûr, il a été piqué, c'était un très jeune chien qui ne savait que courir et bondir et qui ne connaissait pas l'immobilité forcée. Le Vieux-du-Vieux paya pour le vétérinaire et même remboursa le Vieux pour la perte de l'animal, preuve irréfutable qu'il était coupable car le Vieux-du-Vieux était radin, ne payait jamais rien, et surtout pas à sa propre famille.

En bas, on court dans tous les sens, les portes s'ouvrent et ne se referment pas. La panique et l'émoi gagnent la maison, qui se refroidit d'un coup, ouverte à tous les vents, jusque dans ma chambre douillette et mon lit tiède et doux, dont les draps me glacent tout à coup. Je bondis hors du lit, dévale l'escalier et saute sur la terrasse.

Il y a plusieurs chasseurs, certains que je connais, d'autres non, et tous semblent sous le choc de quelque chose de terrible. Je ne sais plus, en vérité, qui était là. Je sais que le père Gauret, le voisin viticulteur, était forcément là, car c'est le compagnon de chasse du Vieux et il habite en face de chez nous. Je ne sais pas si le Braconnier était là, lui aussi. Dans mon souvenir trouble, je crois voir son visage dur et fermé. J'ai l'impression que c'est déjà à ce moment que son regard sombre a croisé le mien. Mais je n'en suis pas sûre.

C'est le sang que je vois. Je ne vois que lui. Un sang épais, visqueux et comme en voie de coagulation. Un sang qui semble s'accrocher partout, sur les vestes des chasseurs, dans leurs cheveux, sur le canon de leurs fusils, qui se mêle à la fourrure des chiens et qui s'est aussi répandu sur le sol, en une traînée rouge et liquide. Je suis des yeux la trace sanglante, qui remonte jusqu'aux voitures dont les portes sont restées béantes.

C'est de la voiture du Vieux que le sang a l'air de s'écouler, comme d'une fontaine. Les sièges, le volant, les poignées des portières de la voiture du Vieux saignent d'un sang qui ne ressemble pas à celui des oiseaux, trop pâle, trop léger, trop… exsangue en quelque sorte. C'est du sang humain, sans aucun doute.

Me croyant en pleine tragédie familiale, je panique et je crie « papa », un moment d'inattention à vrai dire, mais la grosse main calleuse du Vieux me bouscule violemment avec un « pousse-toi de là, toi » qui ne sent pas la mort du patriarche.

Je reprends un peu mes esprits, pour m'apercevoir que je suis sortie en chemise de nuit. C'est une chemisette d'été en coton très léger, transparent, avec des rubans pour bretelles. En me poussant, le Vieux a déchiré un pan entier du vêtement et je me retrouve à demi-nue, avec un sein à l'air.

Je prends alors conscience du regard des chasseurs qui s'est figé sur ce petit sein rose, rond et dur, certainement différent des poitrines tombantes et autres formes volumineuses de leurs épouses respectives, et qui est à leur portée, en pleine lumière. En voulant me rhabiller, je rencontre sous mes doigts la viscosité du sang qui s'est collé à ma peau pendant la bousculade.

Pieds nus sur la terrasse froide, encore tiède et ébouriffée de sommeil, la poitrine offerte et souillée, je pressens étrangement, comme une devineresse, une branleuse-devineresse, que je serais le prochain gibier de cette chasse nouvelle.

Dans deux jours, j'ai seize ans.

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