Chapitre 2
- C'était un chasseur, un mec de Toulouse.
- Pas du tout, c'était un type qui ramassait des champignons.
- Non, il faisait du jogging.
- Il promenait son chien.
- Il paraît que c'était un gosse à vélo.
- C'est mon cousin.
- C'est le pape.
- C'est un écolo.
- En tout cas, il est raide, le mec.
- Il paraît qu'il est mort dans l'ambulance.
- J'ai vu le corps, il était défiguré.
- Complètement éclaté, le mec.
- Ces boules!
L'accident de chasse, comme on l'appelait officiellement, était l'événement le plus excitant qu'on avait vu au Lycée G*** depuis longtemps. Tout le monde en parlait, brodait, fabulait.
Dans mon petit groupe, celui des fumeurs arrogants et en apparence blasés de tout, l'excitation était à son comble. On en claquait des dents, on n'en finissait pas de ressasser les événements, ou ce qu'on croyait en savoir. Après tout, il y avait eu mort d'homme et cela suffisait pour alimenter les imaginations les moins fertiles. Moi-même, qui me trouvais plus proche des faits que tous les autres, j'avais du mal à maîtriser ma nervosité, secouée de frissons de froid et de plaisir, la cigarette me brûlant les doigts à cause d'un tremblement incontrôlable. Je laissais les autres parler, se perdre en suppositions que je savais fausses, pour faire monter la curiosité, comme une mayonnaise.
Quelqu'un était mort dans notre bled paumé et péquenaud, quelqu'un qui avait été tué dans un accident de chasse, disait-on. C'était extraordinaire, et pour des adolescents cons et désœuvrés comme nous, c'était merveilleux! J'avais encore moins mangé que d'habitude et je grelottais dans le petit matin brumeux, vêtue d'une minijupe et d'une chemisette, repoussant au plus tard possible les lourds et trop couverts vêtements de l'hiver.
La cigarette me montait délicieusement à la tête et je me délectais d'avance des révélations qui allaient, sans aucun doute, susciter des explosions d'intérêt et d'attention pour ma petite personne. Quand je sentais l'excitation se calmer un peu, je me remémorais les actions de la veille, parfois de façon désordonnée, mais toujours en retrouvant la terrible sensation de danger et de panique qui m'avait prise alors. Le sang partout, dans la voiture, par terre, les chiens qui pleuraient, le Vieux que j'avais cru mort un instant, petit battement de cœur manqué brièvement pour rien, les chasseurs… Je sentais alors une onde d'énergie me soulever les fesses par-dessous ma jupe, et la chaleur monter depuis le haut de mes cuisses jusqu'à ma gorge. Je me sentais devenir immatérielle, sans corps, comme une plume prête à s'envoler. J'exultais. Je décidai d'aller de groupe en groupe, histoire de prendre la température de l'ensemble. La fièvre montait. J'étais ravie. Pourtant, un malaise s'insinuait en moi, commençait à me glacer les doigts, me creuser l'estomac.
Quand j'arrivai près d'un groupe de péquenaudes mal sapées et que j'évitais d'habitude, un souvenir me revint et je compris. J'étais alors encore au collège, en cinquième. J'étais amoureuse d'un garçon de ma classe et j'étais bonne élève, même en maths. Époque bien révolue. Nous étions dehors, au milieu de la piste d'athlétisme, pour apprendre à lancer le javelot, cette connerie. Un exercice que je détestais, mais que ne détestais-je pas à l'époque? Sauf que celui-là, je ne risque pas de m'y remettre de sitôt.
Un garçon de la classe, grand, minable et méchant, un redoublant, récidiviste et irrécupérable, une petite frappe qui n'était plus qu'à un an de la voie de garage technique et manuelle, et qui nous détestait tous, nous, les enfants gâtés qui ont des cadeaux à Noël et de vrais parents. Un garçon, dont je ne peux plus dire le nom, décide de faire une farce cruelle. Une farce? Non, une saloperie innommable, un crime dans sa graine, prêt à éclater. Il prend son javelot et vise les fils électriques, qui traversent le stade dans sa largeur, au-dessus de nos têtes. Il est fort et il a calculé son coup. Il sait qu'il touchera les lignes de métal car il n'est pas loin d'elles. Le javelot d'acier se fiche bel et bien dans les lignes parallèles et les sectionne avec un long bruit de sifflet strident, je l'entends encore aujourd'hui, suivi d'une explosion et d’éclairs. Je ne sais pas si j'ai vraiment vu les fils tomber, les étincelles jaillir, le tonnerre du court-circuit gronder, ou si mon souvenir vague se mêle au récit maintes fois entendu et répété de « l'incident ». Mais ce que je sais, c'est que j'ai vu, non, que j'ai pu regarder, pendant de longues minutes qui me parurent des heures, le pantin désarticulé qui tressautait devant moi, le corps enroulé dans les lanières de feu, les dents claquant si fort qu'on n’entendait qu'elles.
Les fils sont tombés sur une pauvre fille, une petite paysanne mal sapée, qui porte encore la blouse, pourtant plus obligatoire, pour cacher ses guenilles et le manque de goût de ses parents. Elle s'appelle Sylvie, elle n'est pas brillante, elle est insignifiante. Ce n'est pas une de mes copines, je ne lui parle d'ailleurs jamais. C'est sur elle que la malchance et les fils à haute tension sont tombés et elle en crève, sous nos yeux. Personne ne peut l'aider, à cause du courant qui installe un mur infranchissable entre elle et le reste du monde, et qui, déjà, la garde pour lui, jalousement. Jusqu'à la fin on la croira vivante, et peut-être l'était-elle, puisqu'elle semblait danser, gesticuler dans tous les sens, secouée d'un interminable sursaut, et toujours claquant des dents, de plus en plus fort, à défaut de crier.
J'étais moi-même prisonnière dans un cul-de-sac, terrée comme une lapine avec une poignée d'autres infortunés. L'herbe sous nos pieds était mouillée et je n'arrêtais pas de penser aux cours de physique et à la conduction électrique, l'eau étant un conducteur efficace et puissant, ce genre de truc... Jamais je n'ai eu aussi peur de ma vie. Pour moi d'abord, et puis pour cette poupée désarticulée, qui avait été un être humain avant, une fille de mon âge, que j'avais toujours ignorée mais qui avait existé. On a dit qu'il valait mieux qu'elle soit morte parce que ses neurones auraient été court-circuités. L'expression me semblait déjà grotesque à l'époque. Certains allèrent jusqu'à railler l'incident, elle n'était pas très intelligente, ça n'aurait pas changé grand-chose, ce genre de truc...
La mauvaise graine, le sale type qui avait sectionné intentionnellement les câbles fut renvoyé du lycée, peut-être placé dans un foyer. L'affaire n'alla pas très loin. C'était un accident qui permit aux associations de parents d'élèves de gueuler un bon coup et d'exiger un gymnase en bonne et due forme pour leur progéniture, et un stade protégé pour abriter leurs exploits sportifs. L'insignifiante Sylvie ne serait donc pas morte en vain si les profs de sport, soutenu par la mafia pédagogique du lycée ne s'étaient pas opposés au projet.
Les profs de sport étaient jeunes, sympas, super beaux, très cool. Et aussi, c'étaient deux salopards de la pire espèce, la plus maligne. En guise de gymnase, nous avions deux hangars dégueulasses qui servaient aussi de vestiaires, un pour les filles et l'autre pour les garçons. Prétextant que le « vestiaire » des filles était le seul pourvu d'électricité, les joyeux comparses, que nous appelions tous par leurs prénoms, y avaient élu domicile pour y tenir leur permanence, qui coïncidait toujours avec les déshabillages hebdomadaires. Un nouveau gymnase, avec de vrais vestiaires qui respecteraient l'intimité de chacun, et surtout de chacune, contrecarrerait fortement leurs plans voyeuristes.
Ils ne s'arrêtaient d'ailleurs pas au simple reluquage des corps pubescents et disponibles puisque, bien souvent, les petits seins durs et les fessiers rebondis qu'ils sélectionnaient se retrouvaient inévitablement dans la garçonnière qu'ils partageaient avec un prof de français célibataire pour le compte duquel ils servaient de rabatteurs.
L'idée du nouveau gymnase fut enterrée avec la fille de paysans qui n'avaient comme culture que leurs champs de patates et de betteraves. L'affaire fut oubliée et personne ne se demanda vraiment si ces gens souffraient d'avoir perdu leur enfant unique. On est si peu de choses, après tout.
Je me suis souvent demandée quelle aurait été notre réaction si Sylvie n'avait pas été Sylvie, mais Miriam, Sandrine, Delphine, Claire, ou moi-même, filles bien vues, nanas branchées et chouchoutées, élèves modèles et petites garces qui savent embrasser avec la langue et qui fument un peu déjà. La fille du pharmacien, celle du notaire, du châtelain, du maire… Il est probable qu'on aurait eu droit à un enterrement fanfaronnant, avec tambours et trompettes et surtout moult larmes et crises d'hystérie de la part des copines inconsolables. Nos parents horrifiés auraient peut-être parlé à la télé, le village entier se serait soulevé, le sale type aurait été lynché… Pourquoi pas ?
En tout cas, la mort de l'une d'entre nous ne serait jamais passée aussi inaperçue que celle de Sylvie Guignon, insignifiante jusque dans le trou du cimetière, couchée à la hâte sous une plaque bon marché, en imitation marbre, et donc de très mauvais goût, peut-être le seul luxe que ses parents avaient pu lui payer.
Depuis ce jour, j'ai une trouille bleue de l'électricité. J'en suis complètement obsédée. Passer sous un câble à haute tension me fait entrer en transe et je titube sur place, presque paralysée de peur. La moindre prise de courant m'intimide et m'effraie au point que je suis souvent incapable de brancher le plus simple appareil ménager. Les pannes de courant me terrorisent et je préfère être engloutie par les ténèbres plutôt que d'aller rebrancher le compteur à tâtons.
Quand le Vieux change une ampoule ou qu'il bricole l'installation électrique de la maison, je ne le quitte pas des yeux, médusée, enracinée comme dans le cul-de-sac de ce souvenir, imaginant le scénario-catastrophe du courant qui revient sans crier gare et qui le grille sur place, les doigts emmêlés dans le jus brûlant. J'apprends à me diriger sans lumière la nuit, en aveugle tâtonnante, plutôt que d'avoir à tripoter l'interrupteur pour allumer. Dans mes cauchemars, la fée électricité m'apparaît comme une sorcière malfaisante aux doigts acides et coupants, qui brûle les petites filles et les entraîne dans un trou noir et puant, sous une plaque de plâtre qui ne ressemble même pas à du marbre.
Notre mort du moment, le tué de l’ouverture de la chasse, aura-t-il droit lui aussi à un enterrement bidon ? Sera-t-il pleuré par une femme ? Des enfants ? Des amis ? Était-il un paysan lui aussi ? Un chasseur ? Ici les paysans sont aussi, et surtout, des chasseurs. C'est le luxe dont ils ne peuvent se passer. S'il n'y avait plus de gibier dans les sous-bois, ils décanilleraient leur propre volaille dans le poulailler, les lapins dans leurs clapiers, et même les chats efflanqués qu'ils affament pour forcer leur nature chasseresse, afin de tenir éloignés les souris et les rats.
Si le mort de l’ouverture était un chasseur, on saurait déjà son nom. Tout le monde se connaît dans la région. Chacun a son territoire de chasse, et personne ne transgresse les règles implicites qui, sans être écrites, définissent avec précision le comportement des chasseurs, surtout, justement, lors de l’ouverture...
Qui était-il donc ? Je n'ai pas vu son visage, je n'ai pas vu le corps à vrai dire. Je ne le sais pas encore, mais il ne se trouvait plus dans la voiture du Vieux, quand ils ont débarqué comme des fous ce dimanche. Le sang était bien le sien cependant, et sa seule évocation me renvoie aux battements affolés de mon cœur, qui heurtent ma poitrine en me faisant mal. C'était quand même un moment épouvantable !
Ce dimanche-là, de faisan rôti et juteux, nous ne mangeâmes point. De charlotte à la façon de la fameuse entreprise de contenants culinaires Popotage, nous ne dégustâmes point. Et de douce décadence, nous ne jouîmes encore moins. Les coups de fusil, jadis si rassurants, avaient introduit le chaos dans la tradition dominicale de notre famille, et, peut-être pour la première fois, je prenais conscience du sens profond et premier de la chasse, un sens meurtrier.
De ce que j'avais compris des propos épars, déjà prudents des chasseurs, le corps avait été transporté jusqu'à la gendarmerie, pas très loin de la maison. Mais qui qu'il soit, il avait fait son dernier voyage dans la voiture du Vieux, notre voiture qui puait toujours le chien mouillé l'automne et le poisson l'été, selon la saison de chasse ou de pêche.
Maintenant elle sentait autre chose. Nous n'osions pas en parler. Nous évitions de nommer le sang, qui tachait encore le tissu élimé de la banquette arrière, malgré la javellisation intensive. La mort était entrée dans notre vie sans crier gare, comme ça, un jour de chasse, un moment banal de notre histoire en somme, un accident de parcours.
Je tournais donc ainsi, dans le lycée, en préparant ma bombe car, après tout, même si je ne savais rien, c'était chez moi que l'affaire avait éclatée. Et je m'aperçue donc ainsi que je m'étais attardée dans la basse-cour, c'est-à-dire celle des péquenauds et des intouchables, et je me hâtais de retourner dans la haute-cour, celle des cools et des indémodables, des frimeurs fumeurs, et autres petits cons prétentieux de mon espèce.
En rejoignant ma soi-disant bande, je sentis qu'ils se tendaient tous, réalisant mon départ, jaugeant le manque que mon absence créait et comprenant ce qu'ils avaient oublié de recueillir: mon témoignage. Arrivée près d'eux je prenais mon temps, allumant une clope, prenant un air lointain, mystérieux. Sophie, ma copine du moment, était pâle à faire peur et tétait déjà une sucette.
Elle est diabétique et elle a découvert que si elle ne prenait son insuline qu'une fois sur deux, elle perdait énormément de poids, tout en mangeant n'importe quoi. Elle est d'une maigreur inimaginable, diaphane. J'ai toujours l'impression, en la regardant, que ses os saillants vont percer sa peau sèche, qui ressemble à du parchemin. Comme elle est grande aussi, elle ressemble beaucoup aux mannequins anorexiques qu'on voit dans les magazines et qui ont l'air de se piquer.
Le reste du temps, elle se gave de sucreries et de féculents, pour provoquer ses crises jusqu'à la syncope. C'est ce que je redoutais à ce moment car un évanouissement, même venant d'elle, me volerait la vedette à coup sûr.
Je les regardai tous un à un, comme j'avais vu faire au cinéma, et je lançai, soufflant la fumée d'un air dramatique et inspiré:
- C'est un meurtre.
Annotations
Versions