Chapitre 3
La vérité se trouve dans le fond d’un contenant Popotage. En général, j'évite les réunions de la « fameuse entreprise de contenants culinaires » Popotage. Elles me font terriblement chier. Mais aujourd'hui, je ferai une exception car c'est le premier évènement social depuis « l'accident », comme on dit encore ici.
On est aujourd'hui mercredi et c'est au tour de ma mère d'organiser une réunion Popotage dans la communauté du plastique. Elle aurait pu passer son tour, on l'aurait compris dans sa situation, mais elle a préféré remplir dignement et courageusement son rôle d'hôtesse. Le fait-elle pour le cadeau remis obligatoirement à toute hôtesse réceptrice et qu'elle ne manque jamais de réclamer?
Le fait-elle pour donner le change et paraître au dessus de tout soupçon?
Dans le journal Sud-Ouest, que j'ai grappillé au Vieux, on parlait bien sûr du fusillé, un certain Alain Bougre, un écolo, en effet, venant d'une agence bordelaise et dont on ignore encore le motif de promenade dans une zone, le journal faisait bien de le rappeler, de chasse absolument légitime et légitimisée. On ne savait cependant pas exactement les circonstances de l’accident et la gendarmerie du bled était sur le coup, aussi fumant que fumeux, cela va sans dire.
En réalité, le pauvre Bougre faisait plutôt figure de chercheur de merde, qui aurait bien mérité son sort, et qui ne connaissait pas bien les chasseurs et leur écologie « active », puisqu'il avait été assez con pour se trouver au mauvais moment, au mauvais endroit. Tout le monde s'accordait pour dire qu'il était sûrement dans son tort, un novice qui ne connaissait rien à la nature de la chasse et qui s'était simplement retrouvé entre un groupe de faisans et un autre de chasseurs. Une banalité, en somme!
Sauf que ça n'avait pas l'air de vouloir passer tout seul. Il y restait un « je ne sais quoi » dans l'air qui alimentait toujours la curiosité et la suspicion des gens et auquel j'étais particulièrement sensible.
L'agence écolo concernée s'appelait Le Rat des Champs et se trouvait dans le Vieux Bordeaux. Une petite agence de rien, n'ayant même pas pignon sur rue, pas de quoi casser trois pattes à un canard. Cependant, c'était bien l'agence, et non la famille même de « l'accidenté », laquelle, nous l'apprendrions plus tard, était fort réduite, qui avait quelque peu remué dans leur coin pour en savoir plus long. D'après les autres rats des champs, le pauvre Bougre était précisément en mission-commando-presque-suicide du côté, je vous le donne en mille, du lieu de l' « accident ». L'affaire suivant son cours, on ne pouvait en savoir plus, et patati, patata.
Or, je sentais bien, moi, que l'affaire pouvait très vite et très facilement tourner au vinaigre et que mes chers géniteurs n'y étaient pas étrangers. Le Vieux avait déjà été convoqué par les gendarmes mais n'en avait pipé mot. Il se contentait de faire la gueule et d'être dangereusement silencieux. Le seul espoir de savoir quelque chose était de tirer les vers du nez de ma mère qui ne se confierait que dans des conditions idéales: une réunion réussie.
Parmi les invitées se trouvaient, entre autres péquenaudes, les femmes des chasseurs impliqués dans l'« accident ». Elles étaient toutes « femmes de quelqu'un », avec en tête, la femme de Gauret, le voisin vigneron. Sa présence était remarquable car les Gauret étaient très radins de nature, bien qu'ils soient en réalité richissimes.
Le père Gauret était un malin qui prétendait à la culture biologique et se targuait d'être le seul producteur de vin totalement « organique » de la région des Graves, comme il avait appris à le dire pour ses clients américains. En ces périodes de haute écologie et de préoccupations cataclysmiques, ses méthodes, soi-disant naturelles, lui avaient assuré une clientèle fidèle et riche, qui engraissait doucement son compte en banque, pécule replet et tranquille qu'il ne dérangeait que pour le renflouer.
C'est que les Gauret savaient se serrer la ceinture, même en pleine abondance, prouesse assez spectaculaire qui se manifestait, par exemple, par l'absence de télévision chez ce couple frugal, qui ne mangeait pratiquement que ce qu'ils cultivaient et élevaient, qui se levaient aux aurores pour se coucher avec leurs poules, et qui ignoraient le sabbat dominical pour travailler encore, nous réveillant immanquablement à cinq heures du matin tous les jours de la semaine, au ronron du tracteur. Ils ne sortaient que pour leurs affaires et ne dépensaient jamais un centime de trop, surtout pas pour ce que les irresponsables comme nous appelaient le plaisir.
Le seul luxe que s'offrait la mère Gauret était un pèlerinage à Lourdes tous les ans, d'où elle ramenait, effectivement, moult vierges en plastique fluorescent et autres gourdes remplies d'eau sacro-sainte, comme d'autres achètent sans compter des soutiens-gorge et des petites culottes en satin et dentelle, ou du maquillage à profusion.
Nous vivions en face d'eux et entourés de leurs vignes, et, donc, nous ne perdions rien ni du spectacle de leur avarice au quotidien, ni de l'escroquerie lamentable de leurs affaires. En effet, l'étiquette biologique, fièrement brandie par le couple, était une imposture des plus choquantes. En plus des produits de la vigne, fortement sulfatée et en rien différente des autres, ils vendaient, tous les samedis, des fruits et légumes, des lapins et des poulets, dans un marché dit « écologique » situé, ça tombait bien, à une bonne distance d'ici. Or, avant d'embarquer les délices champêtres, il leur fallait les laver à grande eau dans la cour que je pouvais voir, dans son ensemble, depuis ma chambre. L'eau de lavage était aussi bleue que le pouvait être un pesticide puissant, et, par quelque jeu chromatique chimique, elle laissait des traînées de poudre pourpre que n'arrivait pas à boire la terre argileuse.
La présence de la mère Gauret signifiait donc qu'elle se mobilisait, aux côtés de ma mère, et que le sujet de l' « accident » serait abordé, tôt ou tard. Probablement à la fin de la démonstration, quand les autres invitées, celles non concernées par le problème, seraient parties.
La seule solution pour moi qui crevait de curiosité, c'était d'assister, et même de participer, à la réunion Popotage. Celle-ci consiste, comme chacun le sait, en une démonstration musclée exécutée par la Démonstratrice-Représentante agréée, devant une audience médusée, qui ne manque pas de désirer violement, et d'acheter inconsciemment, toutes les merveilles étalées devant elles, comme autant de trésors à portée de leurs doigts.
D'ailleurs, ma mauvaise volonté par rapport à l'évènement n'était, en somme, qu'un caprice de gamine égoïste et ignorante. Les produits Popotage, tout le monde le sait, sont imbattables, garantis à vie et d'une versatilité surprenante. C'est le fin du fin de la ménagère branchée et intelligente, la panacée du plastique pratique et futé, l'indispensable outil et compagnon de la femme moderne et active.
Aujourd’hui je fais donc un effort, je suis un amour, un petit ange qui se grille la face derrière les fourneaux pour concocter, façon Popotage, tous les petits plats qui seront engloutis généreusement par les invitées. Je suis aimable et polie et j'accueille les dames avec le sourire, les aident à se poser dans notre grand salon, les complimentent sur leurs élégantes toilettes-spécial-Popotage, et j'ai l'air de vraiment m'intéresser à la réunion.
Je m'efforce si bien d'écouter que j’entends effectivement quelque chose. La Représentante Popotage est celle qui mène la danse. Elle a réquisitionné la plus grande table de la maison pour y exposer les multiples produits en plastique, les blancs éclatants, les translucides à peine teintés, les couleurs pétantes. Le soleil traverse les boîtes, derrière son dos, et, plutôt que d'aveugler l'assistance, il illumine la partie de la pièce où elles sont entreposées, créant ainsi une impression de rayonnement qui nous fait à toutes écarquiller les yeux.
La Représentante ouvre ensuite son sac à surprises pour dévoiler au monde la Prime d'Hôtesse, qui, comme il se doit, revient aujourd'hui à ma mère. Le principe est simple. Pour recevoir la prime, qui consiste en produits Popotage gratuits, il faut accepter d'organiser et d'accueillir la réunion Popotage dans son propre foyer, en servant force nourriture de groupe et boissons douces. Bien entendu, il y a un roulement entre les Popoteuses, et chacune s'invite l'une après l'autre. Que voulez-vous, c'est un merveilleux exemple de solidarité féminine, pour ne pas dire féministe, car -les plus branchées d'entre les Popoteuses vous le diront- cette entreprise ne repose que sur du pur féminin, du femelle de base et du qui ne se passe qu'entre femmes, sans oublier l'opportunité de carrière pour certaines, qui peuvent se faire entraîner comme des purs-sangs et devenir à leur tour des représentantes chics-et-chocs, qui nous en mettent plein la vue.
Et ça, elles savent le faire. La Représentante place un à un les délicieux et gratuits petits cadeaux sur les genoux de ma mère dont les yeux s'allument de convoitise et de satisfaction à chaque fois. Quand la main de la Représentante plonge dans le grand sac, qui paraît sans fond, je sens ma mère qui retient son souffle, savoure intensément l'anticipation de la découverte, et tend des mains avides de gratification, en tremblant légèrement d'excitation.
Et elle est gâtée aujourd'hui, d'autant plus qu'il y a eu un drame dans son humble demeure. Tout d'abord, la Représentante lui présente, du bout des doigts, un petit porte-clef à l'effigie exacte de la Passoire à Double Couloir, laquelle, comme chacun sait, est un produit breveté et exclusif à Popotage. Tous les détails y sont. Chaque trou est percé dans la petite carapace blanche, ainsi que chaque rainure. Le long manche amovible permet, lui aussi, d'ouvrir l'appareil, pour faire quoi, on se le demande, mais pas trop parce que c'est quand même extraordinaire, tous ces détails, et cetera.
Ma mère suit des yeux la miniature qui tourne entre les doigts de la Représentante comme un pendule, et la prend avec une délicatesse rare chez elle, la tenant près de son visage, ravie.
Elle reçoit encore une paire d'inestimables Bols de Frigo, des pailles en plastique inaltérable, et ridées comme un accordéon, pour permettre de les plier à volonté, un assortiment de contenants frigorifiques dont l'un vient de la gamme Clappe-et-Sert, ce qui n'est pas rien.
Le tas sur ses genoux croît à vue d'oeil et elle est obligée de le serrer contre sa poitrine pour ne pas qu'il dégringole. C'est son butin, sa récompense, et elle s'y est attachée avant même de le posséder, comme un chasseur de prime.
Pour une belle réunion c'était une belle réunion! Les fidèles s'empiffrèrent de nourriture douce et sucrée, et se délivrèrent en même temps de quelques billets de vingt euros. La Représentante n'arrêtait pas de sourire et je me disais que tout le monde était heureux. Je sentais monter en moi la chaleur de la grande sororité Popotage, et je me laissais bercer par la douce musique des caqueteries féminines. En plus, on avait droit à la sacrosainte charlotte aux abricots qui m'avait tant manqué le jour du drame!
Après le départ de la Représentante, la plupart des invitées suivirent, par petits groupes, jusqu'à ce qu'il ne reste plus que les femmes des chasseurs, la mère Gauret en tête, qui s'était d'ailleurs fendue de quelques sous pour acheter l'Ami Camembert, la fameuse cloche à fromage Popotage.
Toujours serviable, je m'empressai de faire de la tisane et de rassembler le restes des friandises. Je les servi dans le salon, et me posai dans un coin, assez loin derrière ma mère, pour pouvoir entendre la conservation, sans qu'elle ne me voit.
Elles fixaient toutes le fond de leurs tasses, attendant qu'elles tiédissent, pour les suçoter sans bruit. Un silence gêné et prometteur s'installait. Ma mère, elle, reprenait un à un les chers objets de sa prime et les empilait soigneusement sur ses genoux.
La mère Gauret parla la première, avec la brusquerie qui la caractérise:
- Quand même, ça va pas durer cette histoire. Allez, on s'inquiète pour rien.
- Ah oui? C'est pas ce qu'y disent dans le journal. Y paraît qu'y va y avoir une enquête et même que c'est les flics de Bordeaux qui vont la faire.
C'était la femme du pharmacien, comme à son habitude bourrée, à la foi d'amphétamines qui l'empêchaient d'avaler la moitié de la charlotte, et de Lexomil qui calmait les effets énervants des coupe-faim. Elle avait tendance à voir tout en noir. La mère Gauret revint à la charge:
- L'affaire n'ira pas plus loin que Langon. Ce sont les gendarmes qui s'en occupent. Ce n'était qu'un accident et il n'y aura pas d'enquête.
Mais la pharmacienne insistait, glissant doucement vers l'hystérie:
-Y paraît que c'est Biguey lui-même qui va porter plainte. C'est lui qui avait appelé l'écologiste pour qu'il vienne intervenir chez lui.
Une autre renchérit:
- C'est vrai que ça faisait longtemps qu'il avait interdit la chasse sur sa propriété, le Biguey, et il avait menacé tout le monde de porter plainte à Bordeaux.
- Celui-là, faut toujours qu'y fasse chier le monde. Peut pas faire comme les autres, ça lui défriserait les poils du cul, ajouta avec délicatesse la grosse Sylvie, femme du boucher.
- Mais quelle idée aussi d'aller chasser chez ce type quand on sait qu'y supporte pas la chasse! dit une autre.
- Quelle idée de ne pas aimer la chasse! rectifia la femme du docteur-maire-du-village-viticulteur-à-ses-heures.
La mère Gauret sirotait maintenant sa tisane. Pensive et sérieuse, elle lâcha enfin:
- De toute façon, mon mari s'occupe de tout. Ça n'ira pas plus loin, je vous le dis. Et puis qu'est-ce qu'on risque de toute façon?
Ma mère leva brusquement la tête et cria presque:
- La prison, voilà ce qu'on risque tous! Tout ça à cause de votre mari et de son caractère de con.
- Qu'est-ce que ça veut dire, ça? demanda la mère Gauret, ses gros yeux roulant dans leurs orbites.
- Ça veut dire que si votre mari n'avait pas tiré sur cet imbécile, on n'en serait pas là. C'est bien lui qui l'a tué, hein? siffla ma mère, hors d'elle.
La mère Gauret sembla manquer un hoquet, la fusilla du regard et lui lâcha en pleine face:
- Le type ne serait pas mort s'il avait été secouru à temps, et c'est pas mon mari qui est responsable de l'avoir laissé crever la bouche ouverte.
Ma mère se tut, raide et droite. D'une main, elle caressait les boîtes colorées, ses doigts glissant sur les surfaces lisses et propres, parfaites. Elle fit tournoyer le petit porte-clef en forme de passoire, le suivit gentiment du regard, et s'apaisa.
- Tout le monde est responsable, dans cette affaire. Et il n'a pas reçu qu'un coup de fusil, vous le savez toutes n'est-ce pas? claironna encore la mère Gauret.
Non, elles ne le savaient pas toutes, et surtout pas la pharmacienne qui s'étrangla de surprise.
- Comment vous savez ça vous? Y a pas de preuves, et puis qu'est-ce que ça veut dire?
Étrangement calme, presque menaçante, la mère Gauret lui répondit avec fermeté:
- Ça veut dire que si on y regarde de plus près on saura que le… heu… la victime a reçu, en plus du coup de fusil, plusieurs coups de pieds, et...
- Et qu'il n'est pas mort sur le coup, rajouta ma mère, soudain nerveuse et sur la défensive, et qu'il aurait peut-être pu être sauvé, si on l'avait emmené à l'hôpital à temps.
- Peut-être… consentit la mère Gauret, en tout cas, on est tous concernés, qu'on le veuille ou non.
La pharmacienne, se contrôlant mal, rajouta de l'huile sur le feu:
- Mais mon mari n'y est pour rien. C'est le votre qui a tiré, dit-elle à la mère Gauret, et le votre qui conduisait la voiture, adressa-t-elle à ma mère.
Celle-ci ne la loupa pas:
- Oui, mais votre mari était le seul qui avait un téléphone portable sur lui, et qui, comme le vôtre, dit-elle en regardant la femme du docteur, était capable de secourir cet homme. Au minimum ils écoperont de non assistance à personne en danger.
Elle tenait désormais fermement les boîtes dans ses mains crispées. Elle semblait les défendre comme une chienne sa gamelle, gardant sa proie prisonnière, et, pour la première fois, je la voyais comme je ne l'avais jamais vue, guerrière et chasseresse.
- Mon mari s'occupe de tout, rassura une dernière fois la mère Gauret.
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