Chapitre 5
Je suppute, avec le recul des années, et en spéculant sur les données glanées avec le temps, que les « choses » ne s'arrangèrent pas d'un coup comme ça, tout simplement parce le père Gauret avait soudoyé le malheureux Biguey. C'est probablement à grands coups de boutoir et de pots de vin, que le rapport final de la gendarmerie conclura à l'accident pur et simple et sans même la possibilité d'un homicide involontaire.
Le Vieux retrouva la forme en peu de temps et le train-train reprit. Sauf pour moi. J'avais toujours envie de retourner dans les bois, de chercher quelque chose, si ce n'était que des traces de sang, de plomb, de ce mort qu'on tâchait tous d'oublier si vite, et qui n'avait même pas de famille pour le pleurer.
Et je voulais revoir le Braconnier. Seulement, pour le traquer lui, il fallait se lever de bonne heure. Il était surtout colleteur et piégeait aussi au lacet, et au gluau, du petit gibier à plumes ainsi que des écureuils et quelques lapins. Je savais, par le Vieux, qu'il se spécialisait en oiseaux rare et précieux, parmi lesquels la fameuse bécasse, mais aussi les ortolans qu'il revendait très cher, et sous le manteau, aux chics restaurants Bordelais qui les servaient en secret à leurs plus prestigieux clients, en même temps que les cèpes qu'il avait le temps de cueillir dans sa quête quotidienne.
L'un dans l'autre, avec ses petits boulots de dépannage et les travaux de couture de sa femme, il se faisait un bon petit pécule, largement entretenu par les allocs que lui donnait la chiée de mômes qu'il avait faite, et faisait encore à sa femme.
Elle, je ne la connaissais que de vue, l'une de ses fille étant un an plus jeune que moi et fréquentant les mêmes écoles. C'était une femme jeune et vulgaire, une rouquine aguicheuse, la clope toujours pendue au bec, largement badigeonnée de rouge-qui-tache. Elle était maigre et anguleuse et n'avait pas peur de montrer les échasses blafardes qui lui servaient de jambes sous des minijupes élimées, et à travers des collants toujours filés. Je l'évitais, car elle avait une grande gueule et des manières frustes. Je me demandais vraiment ce qu'il pouvait lui trouver.
Pourtant, je savais bien au fond de moi qu'il n'était pas différent. Ils étaient en sommes un couple typique et banal de la classe pauvre et crasse, du prolétariat vivace et tenace, un chouia en dessous de ma propre famille. Mais je le désirais. Je n'avais encore jamais désiré un homme, ni même un garçon avant lui. J'avais eu des amourettes bien sûr, des embrassades à bouches grandes ouvertes et des touche-pipi délicieux avec des gamins de mon âge, mais jamais de pensées précises, de désirs personnalisés et localisés.
Je n'aime pas dire que je suis « vierge ». Le mot me déplait, me dégoûte, ne me convient pas. Je rêve de sexe cependant, de pénétration profonde et savoureuse, de semence chaude dans mon ventre douillet, de pénis dur et droit qui s'enfonce longuement en moi et déchire doucement ma chair.
Je me masturbe aussi, souvent, en pensant à des scènes cochonnes que j'ai lues dans l'inestimable bibliothèque de mon père. J'ai appris à me masturber en lisant Emmanuelle, en particulier le deuxième volume intitulé L'anti-vierge, justement. Dans ce livre la jeune (et belle, forcément) héroïne Emmanuelle, que tout le monde connaît, est sommée par son maître du moment, un vieux vicieux dénommé Mario, de se masturber: « Maintenant, soyez femme! » lui dit-il. S'en suit alors la description des ébats solitaires d'Emmanuelle, qui devint pour moi la recette que je suivis à la lettre pour obtenir le même résultat. J'en connais le texte par coeur: « Ses lèvres quêtent, dans le vide, des lèvres, des seins ou un sexe à aimer. Mais c'est son sexe, à elle, que sa main trouve: et le caprice de l'instant guide ses doigts vers une ouverture minuscule, de la taille d'une piqûre dans un satin de chair rose. Ils tournent sur ce point faible, le vrillent, le pressent sans relâche, l'irritent de frôlements, de tremblements, d'imperceptibles coups d'ongles. »
Longtemps après ma première expérience orgasmique, je ne pourrais entendre parler de satin rose, de piqûre, de point minuscule, sans me sentir fondre comme du beurre, toute entière engloutie dans mon propre sexe, et morte de honte.
Mes rêveries se fixaient presque toujours sur mes lectures « perverses » et sur Emmanuelle en particulier. Je devais quand même faire gaffe et piquer le bouquin sans qu'on me voie, et surtout le remettre avant qu'on s'aperçoive de sa disparition, sur les étagères de la salle à manger où il trônait pourtant sans vergogne. J'étais la plus jeune et surtout j'étais fille, et mes pulsions sexuelles étaient implicitement taboues chez nous. C’était un monde noir et pâle à la fois dont il ne fallait surtout pas parler.
Même mes menstrues furent difficiles à avouer et c'est avec dégoût et honte que je dus subir l'interrogatoire-leçon-de-morale de ma mère qui me mettait en garde contre les « garçons », et que maintenant je devais faire attention, et que je ne devais pas gaspiller les serviettes hygiéniques, et que les tampons c'est dangereux parce que ça peut rester coincé, et que je ne dois pas me baigner quand j'ai mes règles, et qu'elle-même elle a toujours ses règles quand elle est contrariée (d'ailleurs elle les a eu au moment de l' « accident »), et les règles et les règles et les règles, règles, règles, règles…
Je ne peux plus supporter ce mot. Je ne peux plus supporter le visage de ma mère qui fait l'étalage de ses saignements. Je ne peux plus supporter cette fausse complicité « féminine », cette façon qu'elle a de vous regarder d'un air entendu, ses yeux s'ancrant dans les vôtres avec fermeté pour vous dire, avec une grimace: « Avec tout ça, évidemment, j'ai eu mes règles ». Tout juste si elle ne vous agite pas ses linges ensanglantés à la figure, du genre : « vas-y ma fille, hume l'odeur douçâtre et chaude de mon ventre pourri, du trou gluant et glauque d'où tu viens, d'où tu es sortie parmi les étrons et l'urine, parmi les glaires et les caillots gras, à travers les voiles visqueux et déchirés de mon vagin dont tu as élargies les parois en te frottant jusqu'à ce que le sang te maquille ta vilaine tronche de nouvelle née, et c'est ce sang qui gicle encore aujourd'hui et qui t'appelle, et qui va se coller à toi, à ta peau, irrémédiablement marquée… »
Cependant mes sentiments pour le Braconnier, si sentiments il y avait, me semblaient complètement au dessus de tout ça. Mais rien, pourtant, ni mes lectures érotiques, ni ma répulsion du sang et des organes reproducteurs, ne me préparèrent à ce qui m'attendait.
Un deuxième meurtre se produisit.
***
La voix, encore lointaine, de la coiffeuse, soufflant comme un phoque:
- Y a eu un meurtre, sur la place, le tournoi de boules, un meurtre, un meurtre…
Ma mère se redresse d'un coup, livide. Le Vieux n'est pas là. Moi-même je jouis d'une peur panique qui me noue les tripes. Tout le monde pense à la même chose, forcément.
- On était tous en train de regarder le tournoi de pétanque, vous savez, sur la place. Le maire était drôlement content, vu que, cette année, y faisait beaux et qu'y avait du monde, et tout.
La coiffeuse vulgaire s'arrête, voit le désarroi dans les yeux de ma mère, et ne comprend pas. C'est qu'elle a l'habitude de jacasser sans retenue, partout où elle va, et elle se déplace beaucoup.
C'est une coiffeuse à domicile, spécialisée dans les vieilles en tout genre, de la maison de retraite au douillet foyer de la bru. Elle coiffe ma mère à l'œil, vu qu'elles ont copiné depuis longtemps, comme avec la pharmacienne. Elle coiffe aussi le reste de la famille, malheureusement.
Campée au milieu de la cuisine, la clope au bec, elle nous raconte en général les détails trépidants de sa vie, en maniant les ciseaux, non sans érafler une oreille de temps en temps.
La dernière, fois nous avions eu le privilège d'entendre ses plus récents exploits sexuels:
- Avec Dédé, l'autre soir on a essayé un nouveau truc.
- Quoi? demande ma mère, imprudente.
La coiffeuse pique du nez et baisse la voix:
- Heu... la sodomie,…
Ma mère regrette déjà sa question mais l'autre enchaîne, désormais impossible à arrêter.
- Je sais pas pourquoi je vous raconte ça…
Elle le raconte quand même.
- Y faut une sacrée préparation, mais après c'est extraordinaire.
Elle prononce chaque syllabe avec application, EX-TRA-OR-DI-NAI-RE. Pouffant de rire et légèrement écœurée, j'ose demander:
- Comment ça, extraordinaire?
- T'exploses, et tu te reconstitues, explique-t-elle, en joignant le geste à la parole.
Je reste perplexe quelques secondes et personne ne dit plus rien. La coupe reprend sur un autre sujet, celui des achats de Noël. Elle ne sait toujours pas ce qu'elle va acheter pour Dédé, peut-être Canal Payant dont il a tant envie, et puis comme ça, ils pourront enregistrer les pornos sans avoir à passer par le magasin vidéo.
Ma mère change très vite de sujet et demande ce qu'elle compte offrir à son fils. On est tous soulagés d'apprendre qu'elle lui a déjà acheté une carabine à plombs, bien qu'il n'ait encore que neuf ans. Ça ne peut pas faire de mal à personne, tout de même!
Mais un fusil de chasse ça peut faire beaucoup de mal et dans les yeux de ma mère, deux trous rouges s'allument. La conversation d’aujourd’hui se poursuit.
-C'est ce barge de Marteau, il a tué le père Desbaras, un coup de fusil, terrible! souffla la coiffeuse, d'un trait.
Ma mère mit quelques secondes à comprendre. Le Vieux ne se commettrait jamais dans un vulgaire tournoi de pétanque, lui dont le boulot, pourtant peu reluisant, d'agent d'assurances, lui vaut de traverser le bourg tous les matins en voiture et en costard, pour aller travailler à Bordeaux même, de quoi épater les péquenauds.
- Quoi? Marteau? Il est sorti de prison? demande-t-elle enfin.
- Oui, il a fait cinq ans et il est sorti, pour bonne conduite.
- Quoi? Mais il avait tué quelqu'un, non?
- Son beau-frère, d'un coup de fusil. Hébé, il a recommencé.
L'horreur de la situation commence à nous atteindre tous. La coiffeuse reprend son rôle de grande annonciatrice.
- Oui, voilà, le tournoi avait commencé et tout se passait bien. Le maire était très content d'ailleurs, y avait un monde fou. Bref, le Desbaras et le Marteau se sont retrouvés en demi-finale. Marteau était en tête mais le Desbaras a réussit un carré qui l'a fait dépasser le Marteau. Du coup, le Marteau s'est foutu en rogne et il a commencé à s'engueuler avec le Desbaras. Au bout d'un moment y-z-ont commencé à se battre et le Marteau a balancé un pain dans la gueule du Desbaras. Je vous dis pas la tronche du Desbaras. Il a attrapé une boule et y l'a lancée dans le dos du Marteau, qui s'est cassé la gueule. Le Marteau a gueulé comme un veau que l'autre lui avait chibré le dos et y s'est jeté sur lui avec une autre boule et lui a tapé sur la tête avec. Le Desbaras pissait le sang comme un cochon et le maire et ses adjoints sont intervenus et ont dit au Marteau de se tirer, sinon ça allait mal finir pour lui. Le Marteau est parti en gueulant qu'il allait chercher son fusil et qu'il allait tuer le Desbaras et le maire aussi.
- Non, crie ma mère.
- Si, et c'est exactement ce qu'il a fait.
- Quoi, il l'a tué?
- Oui, il est revenu, dix minutes après, avec son fusil de chasse et il a tiré dans le ventre du Desbaras à bout portant.
- Il est mort? demande ma mère en tremblant des lèvres.
- Eh, bien sûr qu'il est mort, comment veux-tu qu'il survive à un coup de fusil à bout portant?
Ma mère est livide et vacillante, comme prise de vertige.
- En plus, reprend la coiffeuse, imperturbable, les gens qui étaient autour se sont prit des plombs, même que Dédé a faillit en prendre un dans l'œil.
- Il y a eu des blessés? ma mère reprend son souffle.
- Le pharmacien, la mère Vicente, qui est enceinte de huit mois, et un adjoint du maire qui pissait le sang par les trous de nez. Rien de très grave, y paraît mais ça craignait quand même.
- Je me doute, dit ma mère, presque complètement calme à présent.
La coiffeuse s'allume enfin une clope bien méritée et soupire en expirant la fumée. À travers les volutes bleuâtres, elle semble revoir le drame et ses yeux de myope s'écarquillent derrière les verres épais de ses lunettes. Elle secoue la tête, pleine d'images de sang et de souffrance, et conclut:
- Du coup, le tournoi a été annulé.
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