Chapitre 6
Le mois de septembre tirait vers sa fin et j'étais toujours en vadrouille sur mon vélo, du côté des bois et de la maison de Biguey. Je rencontrais de temps en temps le Braconnier et mon manège devait commencer à l'intriguer, ou, plus probablement, à l'irriter car, un soir, alors que le noir commençait de tomber, il me trouva en flagrant délit d'espionnage du « lieu ».
C'était derrière chez Biguey, à côté du tas de bois et de sarments qu'il entreposait à quelques mètres de sa maison. Il surgit derrière moi et, comme la fois du chien battu, je fus surprise. Il me demanda ce que je faisais là, bien entendu, et je lui répondis vaseusement, je ne sais plus quoi d'ailleurs. C'est alors qu'il me scia:
- Tu veux voir où ça c'est passé?
Bête, je le regardai avec des yeux qui devaient forcément être ronds.
- Suis-moi, dit-il, et je le suivis docilement, le ventre noué.
Il me mena une cinquantaine de mètres plus loin, dans une sorte de mini clairière, plutôt un trou dans les rangs serrés des arbres. Il posa la main sur un chêne et me dit:
- C'est là qu'il a été tué.
Le tronc du chêne était pelé, ce qui me paraissait tout à fait normal car c'était un chêne-liège et son écorce pouvait facilement provoquer la convoitise de n'importe qui. Sans que je le lui demande, il parla, grave:
- Le type voulait pas qu'on chasse ici, si près de la maison. Y avait un sanglier. Il était passé par là, les chasseurs le suivaient. Le type a essayé de leur barrer le chemin.
Il rit en secouant les épaules.
- Il était taillé comme une arbalète, le pauvre con, et le pharmacien l'a envoyé valser d'un pet. Il s'est relevé et il a voulu prendre le fusil du Gauret. Ça l'a rendu fou, le Gauret, et il a tiré comme ça, à bout portant, dans son bide. Ça a fait un trou énorme mais peut-être que c'était juste son estomac parce qu'il était toujours vivant et il braillait.
Il s'arrêta, soudain, le souffle court.
- Il a commencé à dégueuler ses tripes. Moi j'y croyais pas au début mais j'ai bien vu qu'il crachait des morceaux de viande, même par les trous de nez. Et puis il s'est calmé et il a même parlé. Il nous a supplié de l'emmener à l'hôpital, il disait qu'il avait mal, qu'il allait mourir. Il voulait pas mourir comme ça, comme une bête. Alors ton père, je sais pas ce qu'il lui a pris, il lui a dit que c'était bien fait pour sa gueule et que, s'il aimait les bêtes, alors il serait content de crever comme elles. Le type, faut dire, il avait quand même des couilles, l'a traité de salaud et de lâche, ton père, et l'a menacé de non assistance à personne en danger de mort, un truc comme ça. Ton père,…
Il fit une pause,
- Ton père, c'est un barge par moments. Il s'est mis à le bourrer de coups de pieds, dans le ventre. Sans déconner, on pouvait voir ses bottes s'enfoncer dans le trou, de plus en plus profond, et le sang qui pissait de partout. Le type hurlait comme un cochon. Personne a rien fait ou rien dit. Moi, je m'écrasais parce les chasseurs, c'est pas mon problème, hein, je me mêle pas de leur merde. Et puis le type a fermé sa gueule. Ton père s'est calmé et le pharmacien a tripoté le mec avec un bâton. Il a dit qu'il était pas encore mort. Alors,…
Il s'arrêta, me regarda, puis détourna le regard.
- Alors on a attendu qu'il crève, une heure, ou deux, je sais pas. Je pouvais pas partir, au cas où ces enculés me foutent tout sur le dos, on sait jamais. Le pharmacien lui a tripoté le cou et il a dit qu'il respirait plus. Ils l'ont mit dans la voiture de ton père. Les chiens…
À ce moment un écho de sanglot, un étranglement faible, éteint sa voix.
- Les chiens, reprend-t-il, les chiens n'allaient pas bien, …
- Je sais, dis-je, coupant, pour la première fois, son monologue. Les chiens miaulaient.
Il me regarda alors, interrogatif, pensif. Puis il posa sa main sur le tronc écorché.
- Il était devant l'arbre, à quelques mètres de lui, quand Gauret a tiré. L'impact était si puissant que le type a été projeté dessus. Il y avait du sang, et de la chair aussi, incrustés dans l'écorce, avec les plombs. Il a fallu tout arracher, sur plusieurs épaisseurs, parce ça voulait pas partir. Et puis, ça montrait trop la puissance et la distance du coup. On pouvait pas prendre de risques.
Il se tut. Il en avait trop dit et, sûrement, déjà, il le regrettait. Pourquoi ces confidences si accablantes à quelqu'un qu'il ne connaissait pas? Pourquoi me révéler ainsi les crimes des chasseurs? De mon propre père? Mais, en le regardant, je compris qu'il était seul, et plus encore depuis le drame, et que la vérité, la culpabilité peut-être, lui pesaient.
J'étais horrifiée et excitée en même temps. Après tout, n'avais-je pas couru après cette vérité sordide, cette monstruosité? Au fond de moi, j'avais violement désiré savoir les pires détails, prié pour qu'ils existent, je les avais même imaginé plus graves, plus mélodramatiques. Les chasseurs avaient tué l'écologiste. Pas en héros certes, ni même dans un moment de passion guerrière, éperonnés par un quelconque instinct de prédateur.
Non, les chasseurs avaient tué cet homme, cet être humain, comme ils tuaient leur gibier, lâchement, dans une bêtise aveugle, sournoisement et sans panache, méprisables et lamentables individus qui battaient leurs chiens, mentaient, trichaient, volaient, tuaient, tuaient, tuaient,…
Je frissonnai, je pense à la fois de froid, de peur, d'anxiété et d'excitation. Lentement je caressai le tronc nu, sentant la douce peau intérieure, plus proche de la sève, presque tiède de vie. Le Braconnier couvrit alors ma main avec la sienne, grande et rugueuse. Il pressa son corps contre le mien et je sentis sa chaleur qui me recouvrait toute entière, comme une cape de feu. Ses mains commencèrent à courir sur moi, puis sous mes vêtements. Le visage appuyé contre l'écorce, je me laissais faire, j'en voulais plus, je ne voulais pas qu'il s'arrête.
Il me retourna d'un coup et je lui sautai au cou, tendant ma bouche vers lui. Il m'embrassa comme jamais je n'avais été embrassée, avec violence, rudesse, avec faim. Il me mordit les lèvres et suça ma langue en l'aspirant, étirant le muscle tendre jusqu'à la douleur, depuis sa racine, au fond de ma gorge.
Et je répondis à sa force avec toute celle dont j'étais capable, dont je n'aurais jamais cru que j'étais capable. Je le mordis aussi, le suçai, le léchai et j'aimais ça, j'en crevais d'aimer ça!
Il fouilla sous ma jupe, une petite jupe kilt que je portais sans collant, malgré la saison avancée, et tant mieux parce qu'il trouva la petite culotte de coton sans problème et l'arracha. Sa main sur mon sexe, ses doigts qui glissaient dans la chair juteuse, et moi qui m'ouvrais, qui appelais la déchirure, la pénétration décisive et finale, le sexe de l'homme…
J'étais si légère qu'il n'eut aucun mal à me soulever et à me porter, nouant mes jambes nues autour de sa taille solide. Il me prit comme ça, debout, contre le chêne meurtri, dans le noir du soir, et sans dire un mot.
Le plaisir et la douleur vive, la brûlure et la déchirure, la jouissance de l'instant irréversible, du premier sexe d'homme en moi, long et large, dur, presque tranchant, et ces mouvements, cette perpétuelle percée, ce poignardage par le bas, cette invasion violente. Je ne pensais plus, je n'étais que sentir et toucher, que pénétration et succion, que chair, liquide, onde et vibration de plaisir.
Follement et soudainement, une pensée me traversa, comme l'électricité une ampoule. Un souvenir d'enfant s'imposa à moi, celui d'un conte de fée, La Petite Sirène. Je pense au moment où elle se transforme en être humain. Dans le livre que je possède, il est dit que sa queue de poisson se déchire, d'un seul coup, pour se séparer en deux et devenir des jambes, mais dans une douleur intense et vive, et qui ne la quittera plus jusqu'à la fin de l'histoire.
Ainsi je me sentais déchirée, irrémédiablement, et la brûlure de la coupure s'étendait à mon corps tout entier. Et je jouissais de tout cela. Je savais déjà que cette déchirure me ferait toujours mal et que je voudrais toujours la sentir en moi, en attiser la brûlure, et toujours ouvrir les lèvres de la plaie, ne jamais la laisser guérir complètement et en chérir la cicatrice sensible et fraîche.
Qu'il ne m'ait appris ni l'amour, ni même la tendresse m'importe bien plus aujourd'hui qu'à l'époque, et la nostalgie, le remord et une tristesse légère m'envahissent à ce souvenir. Il ne m'apprit que le sexe, cru et violent, la jouissance et le corps qui se donne et qui prend, et, pour moi, en ce temps là, ça suffisait.
Il me prenait toujours debout, le plus souvent contre un arbre, en me pénétrant d'un coup de bassin bref mais efficace. Je n'en finissais pas de m'ouvrir à lui, littéralement, de m'écarteler, chaque jour davantage, pour qu'il puisse s'avancer en moi de plus en plus loin, de plus en plus profondément. La sensation de son sexe à l'entrée du mien me rendait folle, et j'appréhendais le moment avec impatience, l'estomac noué, la gorge serrée. Rien ne me plaisait plus que de deviner les contours de son gland gluant quand il s'engouffrait, telle une triangulaire tête de serpent, dans le fourreau de chair nue et chaude, voilé, composé des multiples plis et replis de ma vulve et de mon vagin. Puis le reste de sa verge plongeait, englouti d'un seul coup parmi les bruits d'écumes et le clapotis de mes propres sécrétions, qui n'en finissaient pas de se déverser, épaisses et fluides à la fois, me mouillant jusqu'aux larmes. Il me semblait presque le sentir juste au dessous de mon nombril, cognant contre toutes les parois de mon ventre, se cabrant entre mes reins.
Et je m'empalais, du mieux que je le pouvais, sur ce sexe d'homme, lourd et fort, et chaque sursaut m'arrachait des frissons de plaisirs qui me secouaient de la tête aux pieds et me faisaient crier. Lui, il restait silencieux et se contentait de me travailler au corps, comme un boxeur épuisé, mais concentré. Mais, l'hiver s'installant entre nous tranquillement, le froid le rendit plus ardent et plus éloquent. Frileux de par sa nature méditerranéenne, il s'enfouissait en moi pour y trouver autant de plaisir que de chaleur et gémissait, dans mes cheveux. Sa langue recherchait le foyer chaleureux de mon palais, et il buvait ma salive brûlante comme un vampire aspire le sang.
Et j'aimais aussi la semence visqueuse et âcre qui jaillissait par saccades, rasades gorgées de sèves que suçaient avidement les lèvres de mon ventre et qui gerçaient mes fesses et le haut de mes cuisses en frottant contre la selle de mon vélo. Je rentrais dans le noir et m'endormais sans me laver, jouissant encore dans mon petit lit douillet de l'odeur tenace du Braconnier et de son sperme.
Ce que j'étais conne à l'époque...
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