Chapitre 5 : Jeanne

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Jeanne perdait ses esprits en pourléchant à pleine bouche la langue d’une inconnue qui parlait un langage qu’elle ne comprenait même pas. Elle était réellement décidée à profiter du peu de temps qui lui restait à vivre pour faire tout ce dont elle avait envie avant de finir dans les affres et les brûlures éternelles de l’enfer qu’elle méritait, elle n’en doutait pas.

Peu importait l’endroit. Peu importait le contexte. Elle ne songeait ni au passé, ni au futur. Seul le présent comptait à ses yeux. Car hier elle était, et demain elle ne serait plus. Et ça n’arrêterait pas le monde de tourner en son honneur. Elle ne pouvait être plus mal alors autant faire quelque chose qui daignait lui plaire.

Dans le cachot qu’elle habitait depuis déjà une bonne semaine, les corps féminins s’entassaient les uns sur les autres comme s’il y avait eu un combat de charognes puantes et que les cadavres se créaient sans arrêt. En effet, il n’y avait pas un seul jour qui s’écoulait sans qu’on en amène de nouvelles. De nombreux jours s’écoulaient sans que personne ne se fassent emmener, en revanche. Ca rendait la vie encore plus invivable. Il n’y avait non seulement pas de place mais en plus elle mourait de faim. Il lui tardait de voir son tour venir afin qu’elle puisse profiter de l’espace qu’elle n’avait pas ici, une forme de liberté bien particulière.

Ici, elles étaient toutes criminelles, jugées par un juge qui ne s’embêtait pas à savoir ce qu’était vraiment la vérité. Toutes celles qui entraient étaient forcément coupables. Personne ne sortait, hormis celles qui allaient se faire tuer quelques pas plus tard.

Jeanne se perdait entre les mamelons bien dodues d’une jolie rouquine tandis que ses doigts caressaient les lèvres intimes d’une brune édentée à force de se faire battre par son époux défunt de sa main. C’était son quotidien. Sa version du mot « profiter ». Si elle devait mourir aujourd’hui, elle voulait au moins avoir jouis une fois, elle voulait être entrée si profondément dans l’intimité d’une personne qui lui semblait connaitre chaque tare, chaque bouton, chaque tâche de son corps.

Lorsque la porte s’ouvrit ce jour-là, toutes les femmes se turent. Il n’y avait plus qu’un soupir agacé qui ne demandait qu’à savoir qui y passerait ensuite.

Au lieu d’en sortir, trois femmes rentrèrent dans la pièce. Jeanne remarqua que l’une d’entre elles sortait particulièrement du lot tant par sa beauté que par sa grandeur intérieure. Il y avait en elle comme un sentiment de noblesse qui excitait Jeanne au plus haut point.

Il n’y avait plus ni jour ni nuit. Mais il lui fallut une éternité avant de se retrouver aux côtés de cette femme qu’elle admirait tant.

-Salut ma jolie. Ma vie aura duré assez longtemps pour que mes yeux aient le bonheur d’admirer ton corps. Bénis soit le Seigneur !

Jeanne n’avait pas une technique de drague vraiment au point. Mais les femmes coincées ici étaient si désespérées qu’il n’y avait rien de compliqué à les séduire.

-Je ne suis pas intéressée, répondit la femme en approchant ses genoux de son torse comme pour se réconforter dans son malheur.

-Oh ma douce, ne te laisse pas aller au désespoir ! Dans quelques jours, tu boiras le meilleur vin du paradis en dansant avec Jésus et toute sa clique ! ria la belle jeune femme cynique.

-Je ne veux pas mourir, avoua alors la nouvelle venue. Je suis innocente, je n’ai rien fait.

-Comme toutes celles qui se trouvent ici, soupira Jeanne. Sauf que la plupart d’entre elles sont des menteuses et que personne ne croit les menteuses.

Le silence s’installa au travers de leur discussion gênante. Les autres pensionnaires continuaient de discuter entre elles avec animation. Ou, torturées par leurs pensées, se retournaient en essayant de trouver leur sommeil. Chacune se demandait si ce soir ne serait pas le dernier.

-C’était cette fille, se confia la nouvelle. Blanche. Elle est cinglée. A mains nuées, elle a réussi à assassiner cet homme. Et j’ai assisté à ça. Aujourd’hui, je vais payer pour ce crime alors qu’elle, elle court toujours les rues.

-La vie est injuste.

Jeanne s’ennuyait de ces femmes pleurnicheuses. Elle non plus n’avait rien fait. Et pourtant, elle avait accepté son malheureux sort.

Le jour suivant, les deux femmes restèrent côte à côte. Elles se racontaient leurs vies d’autrefois. Hélène évoqua ce groupe de femmes qu’elle avait rencontré, ses rêves de liberté au moment où elle pouvait encore les atteindre.

-Comme j’aurais aimé faire partie de ce groupe, murmura Jeanne les yeux plongés dans le vague.

En effet, d’aussi loin qu’elle se souvenait, elle n’avait jamais eu cette impression de faire partie d’une famille. C’était l’un de ses seuls regrets au soir de sa mort.

Trois jours après leur rencontre, elles furent appelées avec huit autres femmes à se joindre à leur propre procession funéraire. Les appelées ne revenaient jamais. Elles étaient conscientes de partir pour le grand voyage en quittant le cachot à tout jamais. Elles partirent en silence, le cœur à la fois lourd de tristesse à l’idée de quitter ce monde prématurément et léger car le moment tant attendu était enfin arrivé. Jeanne en avait marre de se dire chaque jour « c’est peut-être aujourd’hui » alors que rien ne se passait sinon l’attente interminable.

Les dix femmes eurent les mains liées l’une à l’autre dès qu’elles quittèrent les murs maudits. Les gardes ne voulaient pas en plus être obligés de faire face à des tentatives d’évasion. Il aurait été imprudent de tenter l’expérience de toute manière.

-Vermines, insulta l’homme en crachant sur ses protégés. Le monde se portera tellement mieux sans vous !

Puis il gifla la première des femmes si violemment qu’elle tomba lourdement, comme un poids mort sur le sol.

-Et toi, tu veux quoi ? Tu veux la même peut être ? s’énerva-t-il.

Mais en bonnes condamnées, les femmes se turent, détournèrent leur regard. Il puait l’alcool à des kilomètres. Elles ne pouvaient plus crier à l’injustice, elles étaient au bout du précipice. Des femmes objets, pantins féminins, cadavres en devenir. Mais n’était-ce pas au fond, le lot de tous les êtres humains ? La mort qui les attendait pouvait être plus propre néanmoins que ce qui les attendait.

Jeanne ignorait comment ce grand passage s’effectuerait. Peut-être une pendaison ? A moins que ça ne soit pas la coutume dans ce royaume maudit. Jeanne supposait qu’elles n’avaient pas le droit à la décapitation, trop noble pour cette carcasse pourrie. Elle ne tenait pas, de toute manière, à avoir la tête séparée de son corps. Si le bourreau ne savait pas s’y prendre, ça pouvait devenir une catastrophe.

La jeune femme se rappelait d’un traumatisme qui s’était déroulé alors qu’elle n’était encore qu’une enfant. C’était une condamnation très particulière. Un homme avait été condamné après avoir tué une bonne douzaine de femmes. Le bourreau était malade, c’était son fils qui le remplaçait. Le bourreau était une charge qui se transmettait de père en fils, le premier transmettant tout son savoir sur les manières de torturer et de tuer quelqu’un au second. Or, le fils n’avait encore jamais touché à l’épée et ne savait pas que les os du cou étaient si difficiles à trancher. Il avait dut frapper de toutes ses forces au moins cinq fois avant que l’homme ne daigne rendre son dernier soupir. Le condamné criait de douleur autant qu’il en était capable, des spectateurs outrés vomissaient de leurs places, des femmes s’évanouissaient face au spectacle affligeant alors qu’on se battait les premières places habituellement.

Les soldats privèrent ensuite les dix condamnées de leurs maigres vêtements. Elles se retrouvèrent ainsi dans leur plus humble vêtement. Ainsi étaient-elles nées nues, ainsi allaient-elles mourir. Tour à tour, elles se couvraient le sexe et la poitrine avec leurs mains trop petites pour en cacher la surface complète. La pudeur demeurait même dans les moments les plus improbables. L’un des soldats n’hésitait pas à les humilier davantage en venant toucher le corps de ces maccabées en formation avec son sexe en érection.

L’une après l’autre se vit couper sa belle chevelure, symbole de la féminité par excellence. Elles ne furent plus elles, c’était comme si elles n’étaient que de simples numéros, des bêtes de foire. Jeanne ne pleura pas pendant l’expérience, même si elle trouvait cela très désagréable. Elle ne repassait même pas les meilleurs événements de sa vie dans son esprit, tel un film. Elle se sentait simplement fatiguée. Elle voulait en finir au plus vite. Peut-être qu’elle renaitrait sous une autre forme, après. Et qu’elle aurait enfin le bonheur qu’elle n’avait jamais eu dans cette vie-là.

Une fois l’expérience achevée, ils se dirigèrent vers l’extérieur. Là où elle imaginait une foule en délire incapable d’être tenu correctement, elles se retrouvèrent face à un désert nocturne. Il n’y avait personne. Et il faisait si noir ! On ne voyait pas à dix pas.

Le ciel était tapissé d’étoiles plus brillantes que dans ses souvenirs. L’air frais sur sa peau nue lui procura de nombreux frisson. C’était ces sensations naturelles et pourtant si extraordinaires pour des personnes comme elles, qui rappelait à Jeanne qu’elle était encore en vie pour le moment. Et si elle était encore en vie, c’est qu’il y avait encore de l’espoir pour s’en sortir. C’était ce genre de chose qu’elle regretterait en étant dans un endroit fantasmé et fantastique, appelé la mort. Là où n’y avait de la place que pour la décomposition.

-Pourquoi nous emmenez-vous en pleine nuit ? demanda Jeanne au garde le plus proche d’elle.

Ce dernier répondit avec un humour déplacé :

-Pour une petite promenade de santé. Avance et tais-toi !

Le petit convoi s’arrêta sur les bords du canal.

-Arrêtons-nous ici, leur ordonna le garde qui les guidait. Ecoutez-moi toutes. Mes incapables de collègues vont venir vous attacher de lourdes pierres à vos chevilles. Une fois fait, ils vous pousseront dans ce canal où vous finirez par mourir noyées. Des questions ? Aucune ? Alors au travail !

Tout se déroula très rapidement par la suite. Tour à tour, les condamnées firent leur plongeon mortel. Jeanne eut le temps de se faire du souci. Il n’y avait plus aucune échappatoire.

Elle tomba.

La morsure de l’eau glacée lui coupa immédiatement la respiration. Elle essaya de se débattre vers la lumière des étoiles, mais, impuissante, elle ne fit que sombrer plus rapidement vers les ténèbres. Elle voulut, au bout de quelques minutes à peine, reprendre son souffle. L’eau poisseuse fit irruption dans ses poumons.

Tandis qu’elle faisait ses derniers adieux à sa minable vie pourrie, il y eut comme une main qui la ramena vers la surface.

Je n’ai pas été assez pécheresse pour que Dieu ne veuille pas de moi dans son paradis, songea-t-elle.

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