Chapitre 5 : Quatre shots et un génie
Markus Frieder… Non, Friegler. Sûrement un Germain. Recherché par une belette nommée Klein, un autre Germain ? Je crois qu’on est sur la bonne voie.
Je balance mes chaussons trempés contre le poêle et m’affale sur le canapé. Cette histoire commence à me rendre chèvre… J’ai perdu tout contrôle, y compris sur mes propres actes. Que je ne le conduise pas chez les flics, soit… Mais pourquoi n’ai-je rien dit à l’homme-belette ? Ses petits yeux fouineurs peut-être ? C’est sûrement le « je recherche un ami » qui m’a fait tiquer. Un ami ? Est-ce qu’on peut être ami avec un… Une poupée géante ?
Une poupée qui a l’air de bien s’amuser, là-haut ! Ses rires dégringolent les escaliers et tombent droit dans mon cœur.
Évidemment ... Je ne l’ai pas livré à la belette parce que je n’avais pas confiance et que, même si c’est irrationnel, je me sens dans l’obligation de protéger John. Ou Markus ? John-Markus ?
J’attrape la tablette. Google, Instagram. Zut, il faut s’inscrire.
Ouh là, soixante-douze mails non lus. Beaucoup de spams, dont une dizaine de mails de Greg, quelques messages transférés de ma boîte pro — parce que les vacances c’est so has-been ! J’ouvre le mail d’Instagram et clique sur le lien qui me redirige vers le site.
Pléthore de Markus Riegler, mais un seul Friegler, j’ai de la chance.
J’espérais m’être trompée, mais non. C’est bien lui, John. La dernière photo date de samedi dernier. John-Markus (ou Jean-Marc en VF) prend un café dans une station de ski. Il n’est pas nu, ce qui est louche. Non, il a l’air tout à fait normal, peut-être même trop. Beau. Très beau. Oserais-je dire canon ? Oh oui, je le dis ! Non mais matez-moi ça ! Jean-Marc torse nu en pleine posture de l’arbre ! C’est bizarre, mais il ne m’a pas fait cet effet quand je l’ai trouvé à poil devant ma porte !
Je jette un coup d’œil aux commentaires, et de toute évidence, je ne suis pas la seule à tomber sous le charme. Des petits cœurs comme s’il en pleuvait, des smileys enamourés, des exclamations dithyrambiques (en anglais pour la plupart), des déclarations enflammées… Oui, Jean-Marc plait ! Il est peu prolixe, quelques mots-clés en légende de ses photos, mais guère d’informations. Je repère deux ou trois « Thanks » polis en réponse aux commentaires les plus laudatifs, mais c’est à peu près tout.
La tablette en mains, je rejoins John-Markus dans la chambre. Il est hypnotisé par le dessin animé et rouspète un peu lorsque je l’interromps.
— Dix millénaires, ça vous flanque un de ces torticolis !
— Certes. Viens t’asseoir à côté de moi, John.
À contrecœur, il abandonne Aladdin. Je lui tends la tablette :
— Est-ce que c’est toi ?
— John ?
— Oui, ce sont des photos de toi, non ?
Ses yeux hurlent d'incompréhension. À bien y réfléchir, je ne suis pas certaine qu’il connaisse son image. Je me lève et le guide vers le miroir de l’armoire.
— C’est Gaby !
— Oui… Gaby, et ?
Il colle son nez à son reflet et porte une main à son visage, puis, du bout des doigts, il effleure le verre. D’un mouvement brusque, il s’éloigne, ses lèvres s’affaissent, lève un bras, puis l’autre, touche ses cheveux et sourit, d’un sourire qui n’a, pour une fois, rien de niais.
— C’est John ?
— Oui. Regarde-toi bien, tu ne trouves pas que tu ressembles à l’homme sur la tablette ?
— Pfft.
— Et… Markus ? Tu connais ce prénom ?
— Pfft.
— Markus Friegler, dis-je, le doigt planté dans sa poitrine.
— John. Je veux manger.
— Déjà ? Mais quelle heure… Ah, merde. Bon, on va y aller, mais d’abord, regarde encore ces photos.
Elles défilent, il observe, sage, mais ne montre aucune réaction. Je lui demande s’il s’agit de son chien, son jardin, son bonnet… Il répond « non », à chaque question.
— Est-ce que tu connais un Monsieur Klein ?
— Non.
Je crois que j’ai besoin de repos. Tu parles de vacances… J’ai passé les deux premiers jours à pleurer et les deux suivants à jouer à la poupée. J’ai poignardé un mec, diabolisé la masturbation, fait de l’œil à une belette, laissé croire à Greg-le-connard que tout allait s’arranger… Putain, j’en ai un peu marre.
— John, descends, trouve-toi quelque chose à manger dans la cuisine, soupiré-je. Tu te souviens ? De la vraie nourriture, pas du plastique, ni des bougies… Il doit rester du pain, dans le placard. Oh, et puis, après tout, mange ce que tu veux…
Oui, c’est officiel, j’en ai marre ! Je fourre ma tête sous l’oreiller, et les larmes fuient mes yeux au pas de course. C’est mignon, non ? Des larmes qui s’enfuient, sur leurs petites jambes ! Mon portable vibre sur la table de nuit.
— Fous-moi la paix !
Le portable n’en démord pas, il maintient sa vibration. Il double la mise, même, avec une sonnerie satanique.
— Quoi ?
— Gabrielle ? C’est maman…
— Pas maintenant…
— Ton père me dit que tu ne viendras pas pour Noël ?
— Pas maintenant, maman.
— Tu imagines le temps que j’ai passé à te trouver tes recettes Végan…
Elle dit bien vé-gan. D’habitude, ça me fait rire, mais là, ça m’énerve.
— Je te rappelle demain…
— Non, Gabri…
Héhé. Je vais en entendre parler, de ce raccrochage ingrat, mais quel plaisir !
Il me faut une pause. Et je ne cracherais pas sur une petite cigarette. Ou un verre. Ou les deux.
John s’est attaqué à des patates crues. Parfait. Je fouille les placards, mais ne trouve que de la crème de cassis, qui, comme chacun sait, n’est pas vraiment de l’alcool. Vingt-heures passées. La supérette est fermée. Il me reste le bar du village, qui fait aussi bureau de tabac. Un mardi soir, il ne devrait pas y avoir foule… Seulement quelques piliers.
Il grimace en mangeant ses tubercules. L’idée est folle, la belette est peut-être encore dans les parages, mais, d’une part, je n’ai pas envie d’aller me pochtronner seule, d’autre part, je ne fais pas confiance au John pour tout ce qui est « gestion domestique ».
— Lâche ta patate et mets tes chaussures. On sort.
Il fait un froid de loup et la neige a gelé, elle craque sous les bottes. Le village est tout proche, quelques minutes de marche, à peine. Il n'y a pas un chat dans les rues. Une pauvre guirlande lumineuse diffuse sa pâle lueur sur le fronton de la mairie, unique décoration du village, en cette fin d'année.
Comme prévu, le bar est presque désert. J’entraîne John à la table du fond, accolée au sapin en plastique sur lequel trois boules et deux rubans se disputent la vedette.
— Deux tequilas… Non, quatre, s’il vous plait. Et, un paquet de - insérer ici une marque de cigarettes dont je ne ferai pas la pub.
— Gab ?
Triple merde.
—Tiens, Séb… Oh, et tout le groupe est là !
— T’es en vacances ? T’aurais pu nous prévenir, meuf ! Yo, l’ami ! lance-t-il en tendant sa main à John.
— Yo la Carpette, je t’ai pas vue depuis des mille et des cents, serre-moi donc le pompon !
— Séb, je te présente John. John, rends-lui sa main…
— La vache, tu fais quoi comme sport ?
— Je suis le roi de la gonflette, je sais me contenir ! Imité, mais pas limité, et jamais reproduit.
Quelle idée de génie, Aladdin… L'arrivée des tequilas sauve la mise, j’ai l’impression que Séb n’a pas entendu.
— John, assieds-toi, et ne parle plus. Plus un mot. Ne bouge pas d’ici ! Séb, tu m’accompagnes, pause cigarette ?
Je salue la bruyante tablée de mes copains d’enfance. Nous n’avons plus grand-chose en commun, hormis les souvenirs, mais je ne tiens pas à ce qu’ils découvrent l’étrangeté de mon compagnon.
— Gab ! Tu te joins à nous ?
— Non, c’est très gentil… Mais je suis en rendez-vous… Si vous voyez ce que je veux dire.
Le sourire grivois est le meilleur lubrifiant du mensonge ; personne ne proteste.
Séb me suit à l’extérieur du bar. Ado, je l’adorais, certainement pour son côté bouffon. Mais le temps n’est pas tendre et les bouffons vieillissent mal. Je fais mine de m’intéresser à ce qu’il raconte. La fumée m’offre quelques vertiges agréables. À moins que ce ne soit la faim ?
— Et donc, tu n’es plus avec… Comment il s’appelait ? Jérémy ?
— Gregory. Non, on a rompu.
— Donc… La voie est libre… Enfin, à moins que ce soit sérieux avec le roi de la gonflette ?
— Oui. C’est sérieux.
— Ah… Dans ce cas, tu devrais peut-être prévenir les filles…
En effet. Telle une volée de mouches sur un pot de confiture, mes « amies » se sont agglutinées autour du pauvre John, qui ne sait plus où donner de la tête. Je confie ma cigarette à Séb et rentre en trombe.
— Il ne parle pas, ton copain ? Il est timide ?
— Très timide. Non, pas les cheveux, John ! Désolée, il est fétichiste…
— Ah oui ? Ça ne me gêne pas, John, tu peux toucher.
Classique. Elles avaient déjà dragué Greg, et je ne me suis pas gênée avec leurs copains. On va dire que c’est de bonne guerre. J’enfourne un shot et le deuxième dans la foulée, pendant que les filles minaudent. Un troisième.
— Je crois qu’on va rentrer.
Je vide le quatrième verre et récupère mon sac sur la banquette.
— Mais, qu’est-ce que… Gab ? geint Manon, les cheveux empoignés par John.
— John ? Qu’est-ce qui t’arrive ?
Il est bloqué ce con ! Bouche grande ouverte, yeux fermés. Je tente de le secouer, d'ouvrir sa main de force, il ne bouge pas d’un iota. Les filles se sont écartées, sauf Manon, toujours tenue par la tignasse ; j’aperçois un portable du coin de l’œil et m’apprête à intervenir quand :
Klungh.
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