Chapitre 6 : Une boule et des orifices
Klungh.
Avec une détonation de bouchon de champagne, une masse a jailli net de sa gorge pour aller s’écraser sur le visage de la pauvre Manon, pliée en deux de douleur. Paniquée, je scrute la table, le sol, les banquettes, mais le projectile est introuvable. Les filles entourent Manon, inspectent son œil, poussent de petites plaintes anxieuses, proposent d’appeler les secours, mais Manon n’a rien. À peine une légère rougeur sous l’œil. Quel cinéma !
— Je veux manger.
Il est sorti de sa paralysie, a relâché la chevelure de Manon et nous fixe, inconscient du vent de frayeur qu’il vient de souffler.
— Je suis désolée, il… Il est épileptique, ses crises sont très spectaculaires…
— Euh, mon cousin est épileptique et…
— On t’a sonnée ? Oh, pardon, c’est pas ce que je… Il faut qu’on rentre, viens John. Désolée, vraiment. Pardon Stéph, je n’aurais pas dû te parler comme ça ; pardon Manon, j’espère que tu n’auras pas de séquelle…
Mon sac sous le bras, je tire John de sa banquette, balance trois billets de dix à la caisse et me précipite vers la porte, quand j’aperçois, dans une encoignure, une étrange boule noire. John est derrière moi, les filles font des messes-basses dans le fond, je m’accroupis, glisse sous une table… Enfin, je glisse… Après quatre verres de tequila, on est plus proche du laborieux rampement d’une limace que de l’élégante reptation d’une couleuvre. La tête coincée sous une chaise, je tends la main et saisit la boule avec une grimace de dégoût. Tiède, granuleuse, sa surface s’effrite sous mes doigts. C’est ignoble, mais je n’ai pas le loisir de m’attarder ; je la fourre dans ma poche et fuis le lieu du drame au plus vite, suivie de près par mon grand benêt.
— Qu’est-ce qui t’est arrivé, John ? Tu ne bougeais plus…
— Je veux manger.
Quelle idée de merde… Dire que j’avais osé nourrir l’espoir de me détendre !
L’alcool a activé le grand manège, la rue gire et oscille autour de moi. Je m’appuie sur John, qui marche toujours droit, mes pieds dérapent sur le verglas, le monde tourbillonne de plus belle, je plisse les yeux, éblouie par les phares d’une voiture qui roule au pas, John se tient droit alors que je suis presque pendue à son bras et que je peine à avancer.
Avec une maladresse infinie, je sors mes clefs, mais le pire reste à venir : l’épreuve de la serrure ! On attend toujours les portes d’entrée façon « bip de voiture », ayez un peu pitié des gens bourrés ! Et des gens qui n’ont pas de mains ! On n’y pense pas assez, à ces malheureux…
Après, au bas mot, cent douze échecs, la clef est dans le trou ! Je répète : la clef est dans le trou !
J’avais oublié ce précieux enseignement de mes années d’études : ne jamais picoler à jeun. Surtout quand le jeûne dure depuis…
À grand peine, je sors du congélateur une barquette de je-ne-sais-quoi, cuisinée selon toute vraisemblance par ma mère, et la fourre dans le micro-ondes. John a réattaqué la patate, mais je la lui arrache des mains. C’est indubitablement elle, la responsable de tout ce pataquès ! À tous les coups c’est toxique, les patates crues ! Avec des oscillations de bateau gonflable en pleine tempête, je me traîne jusqu’au salon, empoigne la tête à coiffer. Le micro-ondes bipe, il me faut tout retraverser… John intercepte son jouet juste avant qu’il n’atterrisse dans l’évier. Je sors le plat, touille — j’ai bien conscience d’en foutre partout à côté, mais qu’importe —, goûte : c’est tiède, au mieux. Je n’ai toujours pas identifié avec précision le contenu, une sorte de curry de lentilles ; excellent, par ailleurs. Mon ventre gargouille, j’attrape une deuxième cuillère et largue le plat sur la table.
Mon compagnon ne se fait pas prier, il enfourne avec un sourire croissant le mélange informe mais rassasiant.
— Tu aimes ça ? Est-ce que… C’est agréable ?
— Agréable ?
Difficile d’expliquer le plaisir à quelqu’un qui, a priori, ne ressent pas la douleur. Plus difficile encore : philosopher imbibée. D’ailleurs, ça existe les philosophes alcooliques ? Question rhétorique.
— Pourquoi souris-tu en mangeant ? Qu’est-ce que tu ressens ?
— Bien.
— Manger, c’est bien ?
— Oui.
— Et est-ce que manger la patate crue, c’est bien comme manger ce plat-là ? C’est aussi bien ?
— Non. La patate crue, c’est pas bien.
Le curry apaise l’ivresse. Non pas que ce soit particulièrement connu comme propriété, mais c’est le cas, ce soir. La Terre a cessé ses rotations infernales, du moins dans mon référentiel, et les meubles ne dansent plus la java.
— Est-ce qu’il y a d’autres choses bien ?
— Gaby, lâche-t-il sans grande réflexion. Câlin. Cheveux. Génie.
En voilà des centres d’intérêt peu communs ! Ceci dit, je le craignais, mais il n’a pas ajouté « seins » ni « effervescence dans le pantalon ». Bon, en John, ça aurait probablement donné « drôle là ».
Je lui offre un sourire qu’il me rembourse, intérêts compris. Succinctement et sans trop d’espoir, je le questionne à nouveau sur Markus, sur son passé, mais la seule chose dont il se souvient avant « Gaby » c’est la neige et la forêt. Et il refuse toujours de se reconnaître en Markus.
— Tu veux manger encore ? Plus ?
— Non.
La barquette est vide, il reporte son attention sur la poupée, totalement décoiffée après cette folle cavalcade. Lorsque je me lève, le sol tournoie, plus encore quand je m’accroupis pour ramasser ma doudoune, abandonnée sur le pas de la porte. Ma main tombe rapidement sur la mystérieuse boule.
Elle a refroidi, mais m’inspire toujours autant de dégoût. Gonflée d’audace éthylique, je la porte à mon nez. Rien. À la limite, un léger remugle de sous-bois, mais il faut vraiment avoir l’odorat fin. Noir charbon, presque sphérique, de la taille d’une balle de golf, elle est plutôt dense. Quand je demande à John ce que la boule lui évoque, il me sort un nouveau « Pfft » incertain. Serait-ce… Non, ce serait super dégueu ! Par précaution, j’arrête de la triturer et la pose sur une assiette.
— John, ouvre la bouche. AAAA.
— Aladdin ?
— Non, ta bouche, idiot !
Accroupie devant lui, la lampe torche de mon portable braquée sur son gosier, je me lance dans des investigations approfondies. Les dents sont normales. Très blanches, mais c’est une caractéristique connue des instagrameurs. La langue me semble naturelle… J’avoue que je vois toujours un peu trouble. Par contre, je n’aperçois pas de luette. Mais, après tout, à quoi sert-elle ? Je pince son nez et il repousse vivement ma main. Il s’est étranglé hier, et sa poitrine se soulève régulièrement. Il a donc besoin de respirer… Il me faudrait un endoscope. Après tout, s’il ne souffre pas quand on le taillade, il supportera sans problème la visite d’un tuyau dans ses orifices.
Enfin, dans sa gorge.
Pour commencer.
Bon, c’est décidé ! Tablette. Canapé. Oh oui, canapé… Endoscope. Cinq mètres, ça devrait suffire. C’est même trop ! Deux mètres. Parfait. Livraison dans deux jours. Double parfait !
— John, tu peux me passer mon sac, à côté de la porte. Non, ça c’est une botte. Encore une botte… Le truc marron… Voilà. C’est bien, merci.
Il s’assied sur le canapé, pas avachi comme la fille bourrée qui farfouille dans sa besace… Non, bien droit.
Commande validée. Une bonne chose de faite. Je crois.
— Est-ce que tu dors, John ? Fermer les yeux, ne plus penser…
— John ferme les yeux.
Démonstration. Oui, il ferme très bien les yeux.
— Et dormir ?
— C’est quoi dormir ?
— C’est… Ce que l’on fait la nuit, en général… On s’allonge, on ferme les yeux, et on ne bouge plus.
— Pfft.
Si c’est une machine, elle n’est pas super performante. Si c’est un extraterrestre, n’en parlons pas ! L’humanité ne court pas grand risque avec des envahisseurs aussi nigauds. À moins qu’ils ne comptent nous berner avec leurs physiques de divinité viking ? Envahir Instagram avec leurs corps parfaits et leur maîtrise du yoga, instiller dans nos esprits ce pénible sentiment d’infériorité, et nous faire passer, toutes et tous, pour des nullités ? Nous pousser au suicide collectif ? À tous les coups c’est ça !
Tiens, en parlant d’Instagram… Je sais, j’ai l’original sur mon canapé, mais visiblement, il n’est plus tout à fait lui-même et il a beaucoup perdu en sex-appeal ; en tout cas pour moi, et pour la pauvre Manon, qui doit bien regretter d’avoir posé les yeux sur lui.
Markus, mon petit Markus…
Vous le voyez venir, pas vrai ?
Bingo !
Une nouvelle photo !
Bon, par contre, c’est une photo d’assiette… Je ne comprendrai jamais ce monde. Et aucun Markus en vue. En plus, l’assiette n’est même pas vegan…
Je suis sur le point d’oublier la deuxième leçon de mes années d’étudiante : ne jamais rédiger, encore moins envoyer, de message après trois verres. Mais quelque chose me retient. La peur ? Et si le compte était tenu par la belette ? Ou par pire ? D’ailleurs, comment on fait pour contacter quelqu’un sur Instagram ? Je fouille un peu partout de mes doigts engourdis, mais impossible d’envoyer un message privé. Google le tout puissant va me sortir de cet embarras, n’est-ce pas ? Apparemment, il faut installer l’application mobile. Mais quelle vie compliquée…
Allez, on reprend ! Me voici de nouveau connectée. Markus Friegler. « Contacter ». Oh, merci Google !
> Hey Markus! Sorry to bother you, but… Don’t you have a twin brother?
Oui, j’ai fait anglais LV1 ; je sais, c’est assez impressionnant.
J’ignore qui recevra ce message : la belette, un second (ou deuxième ?) Markus, l’état-major des envahisseurs extraterrestres, Dieu en personne ?
Fière de moi — oui, l’alcool rend un peu con — je laisse glisser la tablette sur le parquet et mon corps sur le canapé. Une bonne nuit de sommeil m'attend.
Annotations