Chapitre 9 (partie 1) : Treize à table
John est dans mon lit. Après les émotions d’hier, et la découverte de son « broyeur interne », il était très agité et ne voulait pas passer la nuit seul dans le salon. J’ignore s’il a dormi, il n’est toujours pas capable de me répondre lorsque je lui pose la question, mais il n’a pas perturbé mon propre sommeil. C’était même assez agréable d’avoir, de nouveau, une grande bouillotte contre laquelle se pelotonner.
Il a mauvaise mine, ce matin. Le teint brouillé, ou… Je ne parviens pas à identifier ce qui me chiffonne, mais il ne semble pas en forme. Pourvu que je ne l’ai pas blessé avec ma stupide idée d’endoscopie !
Pour me faire pardonner, je prépare un petit déjeuner copieux, qu’il engloutit aussi sec, à grand renfort de « c’est délicieux ». Brave petit.
— Est-ce qu’il faut te doucher, John ? Ne bouge pas… Non, tu n’as aucune odeur, c’est très bizarre.
— Odeur ?
— Oui… Les humains puent, mais pas toi.
— Pourquoi ?
— Pourquoi on pue ? Parce qu’on est couvert de bactéries et de levures qui… sécrètent des gaz… Bon, je ne suis pas très au fait de toutes ces choses.
John est dispensé de douche, je crains qu’elle ne lui fasse plus de mal que de bien. Il porte les mêmes vêtements depuis quatre jours, et ils sont loin d’être festifs, alors, pour me mettre au diapason, je ferai simple : j’enfile un pull dit « de Noël » — belle formule pour une telle horreur — et un jean partiellement troué. Sous la fesse, mais avec un peu de chance, personne n’ira mettre son nez là-dedans.
Mes cheveux ne ressemblent plus à rien, depuis quelques temps… Dire que j’y consacrais plus d’une heure par jour quand j’étais avec Greg. Parfois, même si je refusais de me l’avouer, c’était simplement pour le fuir ; la salle de bain est un bon refuge.
— Tu veux me coiffer ?
— Oui !
— Super ! Tiens, la brosse. Tu peux y aller fort, je ne suis pas douillette.
— Douillette ?
Ah oui, c’est vrai.
— Tu ne peux pas comprendre, John. Si je crie, tu arrêtes, c’est tout ce que tu dois retenir.
Ça tire — les nœuds ne manquent pas — mais ça ne me déplaît pas. C’est même assez agréable.
Je prends la tête à coiffer entre les jambes pour lui enseigner le subtil art de la tresse ; tout en me disant qu’au pire, quand ma mère se lamentera d’un « Gabrielle, tu aurais pu faire un effort sur la coiffure ! », j’arguerai que c’est l’œuvre de mon ami coiffeur, et que c’est la dernière tendance au Japon. L’effet « coiffé par un gamin de huit ans ».
Je sens ses doigts qui fourragent là-haut, et je ne me fais aucune illusion au moment du verdict. Pourtant : waouh ! C’est super ! Enfin, en tous cas, c’est très fidèle à l’original.
Sous le regard interdit de John, je défais tout et parcours Youtube à la recherche d’une coiffure plus extravagante. Le chignon-tresse, classe ! La vidéo nous occupe un bon quart d’heure, entre les allers-retours à la salle de bain pour trouver des pinces et des élastiques, et les mises en pause pour comprendre où passent les mèches ; mais le rendu est épatant ! D’ailleurs, un peu trop pour ma tenue… De nouveau, je défais tout.
— On va en trouver une moins tape-à-l’œil…
Voilà, celle-là. Une sorte de demi-queue torsadée, simple mais élégante.
Brrr. Brrr.
« Gabrielle, tu peux venir plus tôt, pour m’aider avec les plats vegan ? J’espère que tu n’as pas changé d’avis ?? »
« Ok, on part dans 30 min. Biz mam’ »
— Fini ! Le miroir ! s’écrit John.
Il me suit jusqu’à la salle de bain, et soupire de soulagement quand je lui confirme que cette coiffure est la bonne ! D’un geste lent, il passe un coup de brosse sur sa tête et me regarde, fier.
Pour la forme, et pour ne pas inquiéter mes parents avec mes cernes et ma mine terreuse, j’applique une fine couche de fond de teint, bien plus clair que ma carnation, qui me donne un petit look de vampire anémié. En fait, hormis la coiffure, je ne ressemble pas à grand-chose. Heureusement, je n’ai personne à impressionner.
J’enroule le Docteur Maboul dans un foulard tiré du sac de fripes des Grubert pour un emballage écolo et coloré. Écoloré ?
— Tu te souviens de tout ce qu’on a appris hier ?
— Pfft.
— Comment tu te sens ? Bien ?
Son visage s’éclaire d’un sourire chétif mais retombe presque aussitôt dans une lassitude insolite.
— Merde, tu ne serais pas… malade ?
Par réflexe, ma main frôle son front, à la recherche d’une improbable fièvre. Sa peau est tiède et sèche, rien d’anormal. Je lui propose de rester seul ici, pour se « reposer ». Les réveillons chez mes parents ne s’éternisent jamais, soit parce que tout le monde plonge dans une somnolence digestive avant même la fin du repas soit parce qu’un mot plus haut que l’autre déclenche une Bérézina dont la seule issue est un départ précipité dans un concert de claquements de porte. Quoi qu’il arrive, à minuit, tous les rats ont quitté le navire ; et mes couche-tôt de parents ne s’en plaignent jamais.
— Je veux voir le papa de Gaby.
— Bien, on y va, alors. Mets tes chaussures.
Pas de 206 cabossée en vue, la voie est libre. Et boueuse. Mes pneus patinent un moment dans la neige semi-fondue et je dois m’y reprendre à deux fois avant de passer le portail, mais nous voici en route.
— Non, John, qu’est-ce que j’ai dit ? On ne touche rien dans la voiture.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est dangereux, on pourrait avoir un accident, et même mourir.
— Mourir ?!
Super, le coup de la menace de mort marche à fond : il pose les mains sur ses genoux et ne bouge plus d’un cheveu. Dans le fond, ce n’est pas si dur, l’éducation. Beaucoup de fermeté, un peu de chantage, et le tour est joué !
La maison parentale clignote dans la grisaille de cette fin de matinée, les Couturier ne lésinent jamais côté déco. Ma mère a beau manger bio et trier ses déchets, dès qu’il s’agit de Noël, au diable la planète ! Le moteur coupé, l’angoisse me saisit : je vais tout gâcher. Mes parents, ravis de recevoir leur famille, ma mère qui s’est sans doute tuée à la tâche pour préparer mille et un petits plats, mon père, qui a bravé le froid et le vertige pour accrocher les loupiottes à la façade… Et moi qui débarque, avec ma mauvaise mine et mon homme poupée…
— John ? Tu…
Te tiendras bien ? Te comporteras normalement ? Ne feras pas de connerie ?
— Non, rien.
Mon père est déjà à la porte, tout sourire. On porte presque le même pull, mais son teint est bien moins crayeux. Doucement sur le vin chaud, Papounet !
— Gabrielle, ma chérie ! Joyeux Noël ! Vous n’avez pas eu de problème sur la route ? Bonjour John, ravi de vous revoir.
— Enchanté !
Ah oui, forcément. Une chance sur trois.
— Rentrez, rentrez ! Venez vous mettre au chaud.
Le festival de guirlandes se poursuit dans la maison, et j’intercepte à plusieurs reprises les mains mues par la curiosité de ma grande poupée.
— Waouh, vous avez mis le paquet ! Oh… C’est l'oncle Germain ?
— Oui… Il allait passer les fêtes tout seul à la maison de retraite. Mes cousins ne lui rendent plus visite depuis des mois.
— On se demande bien pourquoi…
— Gabrielle… S’il te plait, va le saluer. Et sois gentille !
Le petit vieux est enfoncé dans un fauteuil, devant la cheminée, et me rend un sourire aigre quand ses yeux troublés par la cataracte m’identifient enfin.
— BONJOUR TONTON !
— Ha, t’es là, toi.
Le courant ne passe plus très bien avec l’oncle Germain depuis que je l’ai traité de « vieux con raciste » quand j’avais seize ans. C’était à l’occasion d’un réveillon, d’ailleurs. Et dans cette même maison, à l’époque où mes grands-parents y vivaient encore. Et vivaient tout court.
— Viens là, John, assieds-toi à côté de Tonton, vous allez bien vous entendre.
Voilà qui devrait les occuper, tous les deux. Le grabataire sourd comme un pot et le tout-nu bouffeur de bougies. Dumb & Dumber.
Ma mère s’active dans le capharnaüm de la cuisine et me salue à peine quand je passe la porte.
— Mets un tablier, Gabrielle.
— Bonjour maman… Joyeux Noël…
— Oui-oui. Tiens, aide-moi à verser la pâte. Non, pas cette spatule, l’autre, en silicone. Racle bien. Tu es venue avec… Comment déjà ? John ?
— Oui, je l’ai confié aux bons soins de Germain.
— Ouvre le four, vite !
— Papa pourrait nous aider, non ?
— Pouh ! Tiens, vide le lave-vaisselle, qu’on puisse débarrasser.
— Non mais ça, il peut le faire, tout de même ! PAPA ! ON A BESOIN DE TOI !
— Qu’est-ce que je peux faire ? demande le visage bonhomme de mon père, dans l’encadrement de la porte.
— Vide le lave-vaisselle, pendant que je nettoie les plans de travail.
— Tout de suite, ma chérie.
— Ah ça, dès que ta fille est là, tu sais te rendre utile.
— Catherine…
— Peu importe… Je vous laisse entre vous, il me faut saluer notre invité.
— Euh…
Trop tard, ma mère a déjà jeté son tablier sur la table pour se présenter à John. Pitié, faites qu’il ne sorte pas de connerie.
— Il est un peu à la masse, ton ami… me glisse mon père dans un sourire.
— À la masse ? Tu parles comme les d’jeuns toi, maintenant ?
— DES PRODUITS CAPILLAIRES ! GABY VEND DES PRODUITS CAPILLAIRES !
Je lâche tout et me précipite au salon. John est penché sur le vieux et hurle à s’en décoller la plèvre — s’il en avait une. Ma mère s’est stoppée net derrière eux, hypnotisée par la scène.
— John, John ! C’est bon, arrête, il est sourd… Viens, viens avec moi, je vais te présenter ma mère.
— Enchantée… Catherine, lâche-t-elle en se reprenant.
— Bonjour. Je m’appelle John.
— Maman, John ne parle pas très bien français…
— Oui, ton père m’a dit. Pourtant il n’avait pas d’accent quand il criait à pleins poumons sur le pauvre Tonton Germain.
Typique. Si mon père est un chamallow fondu, ma mère est une giclée de citron dans l’œil.
— Vous mangez de tout ou vous êtes végan, vous aussi ?
— Je veux manger.
— Il mange de tout.
« Même des patates crues » suis-je à deux doigts d’ajouter, avant d’être pétrifiée par le regard de ma mère.
— Bien… Vous désirez boire quelque chose ?
— Je ne bois pas d’alcool.
— Euh… Soit. Un jus de fuit ? Un café ?
— Pfft.
— Un café, Maman, ça ira. Je… Je m’en occupe. Assieds-toi, John.
Ma mère me talonne jusqu’à la cuisine et son prof de yoga s’écrierait que son aura a viré au rouge pétant. Les profs de yoga voient bien les auras, non ?
— C’est donc pour ÇA que tu as quitté Grégory ?
Interloquée, je reste coite. Ma mère secoue sèchement son tablier avant de l’enfiler sous la mine désemparée de mon père. Dans le silence oppressant qui s’est posé sur la cuisine, je m’attelle au nettoyage pendant que ma mère libère son énergie négative sur des carottes qui n’avaient rien demandé à personne.
— Je n’ai pas quitté Greg pour John, murmuré-je enfin.
Une confidence qui tombe à plat. Le genre de plat qui pique le ventre et coupe court à tout épanchement potentiel.
— Gabrielle, tu devrais aller tenir compagnie à ton ami. Je reste aider Maman, pour la cuisine.
Ça commence fort.
Depuis l’entrée, je jette un coup d’œil au salon. John et le vieux sont silencieux, absorbés par les flammes.
— John ? Tu veux prendre l’air ? Sortir ?
— Oui.
Nous nous éloignons de la maison, vers le seul recoin de jardin laissé en friches. Le printemps en fait une jungle, l’hiver un charnier. Les arbustes aux branches pendantes, les fleurs flétries givrées, le vieil appentis branlant, tout n’est que désolation, ici. L’endroit parfait pour un Shitty Day. J’allume une cigarette pendant que John patouille dans la neige.
— Tu n’as pas froid ?
— Froid ?
La flemme…
— Viens, on fait un bonhomme de neige.
Riquiqui, il ne reste plus qu’une fine couche de neige sur l’herbe, et on se retrouve à gratter les rebords de fenêtre pour engraisser notre pépère. Mes mains sont glacées, je souffle pour les réchauffer, et John m’imite, bien qu’il ne semble pas souffrir de la température.
— TATIE ! Wahou, il est trop beau ! Lewis, viens voir le bonhomme !
J’ai déjà dit que mes neveux n’étaient pas difficiles ? Sacha s’est jetée à mon cou avant de se ruer vers le fond du jardin, à la recherche d’ornements qui cacheraient la misère de notre bonhomme. Le petit Lewis, emmitouflé dans sa doudoune, trottine devant leur père, les bras tendus vers moi pour un câlin de Noël. Oui, parce qu’à Noël, tout est dit « de Noël » : les pulls, les thés, les biscuits… même les câlins !
— T’es venue, finalement ? Tiens, c’est qui, lui ? Ta nouvelle victime ?
— C’est John, un collègue de travail.
— Tu invites tes collègues chez les parents, maintenant ?
— C’est… un peu compliqué. Au fait, Germain est là, tu devrais prévenir Leslie.
— Fait chier… On dit toujours que les meilleurs partent les premiers…
— Ouais, la contraposée est vraie. John, tu viens dire bonjour ?
Il abandonne le bonhomme, désormais paré de quelques pommes de pins, brindilles et cailloux, pour nous rejoindre à grandes enjambées. Leslie, l’épouse de Raphaël, sort enfin de la voiture, les bras chargés de paquets.
— Oh ! s’écrit John, le doigt pointé.
Merde, j’aurais peut-être dû lui expliquer que les humains ont une grande variété de couleurs de peau. Je baisse son bras précipitamment sous l’œil suspicieux de mon frère.
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