1.
Man et Nane s'étaient rencontrés grâce à un chat.
Non...
Avant même de se rencontrer, ils s'étaient trouvés à cause d'une écharpe.
Nane l'avait ramassée dans la rue. L'avait examinée sous tous ses plis afin de déterminer le miracle qui la fixait encore solidement par deux bouts. Miteuse, cette écharpe. Effilochée et tailladée de trous difformes. La création éparse de ses mailles râturées en dents de scie ne laissait supposer que d'un fait : son propriétaire devait assurément tenir en grande estime la personne qui l'avait confectionnée. Dans un coin, la petite étiquette brodée (dont les fils passés avaient été repris à de multiples points afin de se préserver de l'anonymat) témoignait à elle seule que l'écharpe n'avait pu être sciemment abandonnée. Le soin apporté à l'ouvrage et à la formation de lettres malhabiles, tracées par des doigts gourds, contenait une dévotion telle qu'elle avait laissé Nane songeuse. Jamais encore la jeune fille n'avait pu concevoir un amour aussi puissant à consolider une écharpe. Plus encore qu'un nom, c'était donc cette énigme qui avait attisé sa soif curieuse. L'amenant ainsi jusqu'à Man.
À l'époque, Fanny était la seule véritable amie de Nane. Et la fille du facteur. Ce qui se révélait bien utile pour se lancer dans des recherches hâtives animées d'un simple désir fiévreux. Le facteur était un homme volubile qui s'accomodait fort bien avec tout le monde. Et tout le monde s'accomodait fort bien à lui rendre sa bonhomie par quelques confidences bien dosées.
Fanny était souvent dans la confidence, notamment parce qu'elle savait garder les secrets. Et de fil en aiguille, elle avait appris à connaître tous les gens du village et des alentours. Le nom qui était brodé sur l'écharpe, elle le connaissait tout particulièrement. Comme de bien entendu. Ce qui l'avait poussée à faire la connaissance de Man était une anecdote toute singulière, de celles qui ne se disaient peu ou prou. Le chat de ce dernier, un gros matou au poil et au comportement rêches, s'était introduit une nuit dans la maison du facteur pour placer l'adorable chatte de Fanny dans une "position fort intéressante". Et indélicate. Prise en flagrant délit, la pauvre bête avait été traînée jusqu'au logis de la famille de Man qui avait bien été en peine de se rendre à l'évidence de son crime. On était parvenu à un accord en bonne et due forme et Fanny s'était vue octroyer la charge d'un adorable chaton, à défaut de s'amadouer les délicates attentions du charmant voisin. Compte tenu des circonstances, ils étaient restés en bons termes malgré tout, jusqu'à évoluer à un certain degré d'amitié qui ne s'explique autrement que par une entente cordiale mais secrète.
Fanny était donc plus qu'apte à renseigner son amie sur le sujet de Man. Le jeune homme avait été un enfant choyé, bien que chéri davantage par sa mère que par son père. Il ne pouvait que décevoir les attentes paternelles en ne révélant que de piètres aptitudes à reprendre la chapellerie familiale. Il ne pouvait manier un feutre sans l'esquinter au rendu, et c'était notoire. Un maladroit. En bref, un incapable. En somme, tout le portrait de sa mère.
Il maniait la plume bien plus adroitement : rêveur expérimenté, il taillait des univers sur-mesure pour quiconque désirait s'envoler au-dessus du fracas des terres pour se perdre dans des contrées éthérées des plus exotiques. Malheureusement pour lui, ses facultés poétiques n'intéressaient pas grand-monde et il tentait, en vain, de se reconcentrer sur le découpage des étoffes. À dire vrai, sa mère seule discernait en lui le génie de tous les incompris. C'était pour l'assurer de son soutien indéfectible qu'elle s'était lancée dans une composition hasardeuse, qualifiée de médiocre par les bien-pensants. Inaptes à visualiser la tendresse inextinguible, dans une écharpe camouflée par une illettrée seulement bonne à l'entretien d'un foyer.
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