Pirate
Aussitôt au lycée, les enfants sont tous renvoyés vers leurs familles. Quelques jours plus tard, les cours reprennent. La brune revient avec un pansement sur un œil, résultat d'un morceau de verre dans la cornée au cours de l'accident. Certains élèves tentent de féliciter la demoiselle pour sa réaction certes un peu insensée mais secourable.
Elle s'écarte de leurs chemins et n'ouvre pas la bouche. Frappant ceux qui s'approchent trop, froide et insensible aux compliments, elle se dirige vers sa classe comme si personne n'était autour d'elle. Son manque total d'expression lui donne une allure de robot.
Maxime est le seul à oser s'approcher davantage et il lui touche le bras pour la retenir. Nullement effrayé par l'éclair acier dans les prunelles, il lui demande si elle va bien. Elle crache au sol et la réponse oculaire qu'il obtient le fait frissonner et les ramènent tous les deux, plusieurs années en arrière.
**** Fin juin , durant la dernière année de primaire ******
La nouvelle est tombée ce matin. René Teyssier vient de mourir hier après-midi d'une crise cardiaque. Le monde des affaires se trouve sous le choc de cette disparition soudaine. La personne la plus anéantie reste sa petite fille Maeve qu'il élevait depuis sa naissance et qui aurait tenté du haut de ses huit ans de lui prodiguer un massage cardiaque d'après les témoignages des services de secours.
En vain et malgré ses hurlements qui rameutèrent ses voisins et l'assistance rapide de Marc Bord et de Xavier Plenzo, les pompiers ne purent que constater le décès. La petite est inconsolable. Un ambulancier raconte aux journalistes qu'elle est partie dormir chez l'un de ses voisins pendant qu'on emmenait le corps.
Ses parents rentrent immédiatement de leur voyage d'affaires et s'occupent d'elle. Cela fait une semaine que personne n'a vu la fillette et qu'elle n'est pas allée en cours. Aucune annonce officielle n'a été faite, toutefois, Rudolf, le fils de René, va certainement reprendre les rênes de l'Empire très vite. Cela inquiéte un peu la bourse qui s'affole. Le fils Teyssier est connu pour être bien plus cruel et moins respectable que son père.
Toute la semaine, Rudolf fait le tour des sociétés et donne les nouvelles directives. Le nouveau patron ne plait pas. Il est trop arrogant et prétentieux. René Teyssier respectait le savoir-faire et l'expérience. Rudolf ne respecte personne et surtout pas ses employés qu'il considére être ses larbins. Il aime qu'on plie devant lui et lui fasse des courbettes.
Son air dur et impitoyable impose le silence autour de lui. Si on craignait son père pour son talent, on le craint lui pour ses colères et son esprit revanchard. René Teyssier avait été un bon professeur et son fils posséde un sens des affaires aiguisé. Toutefois, il dirige d'une main de fer dans un poing d'acier, et cela, tout le monde des affaires le sait et s'y prépare.
La belle-fille n'est guère mieux. Ancien mannequin qui a arrêté sa carrière à la naissance de sa fille, Sania est une femme hautaine et quelque peu vicieuse. Les mauvais coups qu'elle faisait aux autres mannequins pour obtenir une couverture ou un défile furent légion. Comme son époux, elle est suffisante et capricieuse. Depuis son mariage, elle porte des tailleurs pour se donner une allure de femme d'affaires alors qu'elle n'a aucune compétence dans ce domaine. Son seul talent est sa beauté et sa capacité à s'être fait épouser par un homme richissime.
Elle a réussi là où sa mère a échoué. Tous les anciens de cette génération se rappelent de la cour assidue que Zeïna faisait à René qui la dédaigna et lui préféra une jeune femme douce et peu fortunée, mais d'une classe folle. À l'époque, on se moqua de Zeïna et on la tourna en ridicule. Quand sa fille épousa le fils, on avala de travers. Mais Sania voulait un homme riche, et Rudolf l'une des plus belles femmes au monde.
Le jour de l'enterrement, il y a foule. Rudolf voulait une cérémonie dans l'intimité moins couteûse, toutefois, quand le gouvernement lui offrit un hommage national gratuitement, il ne put refuser. Tout le gratin de la haute société est là, ainsi qu'un grand nombre de ses salariés. René Teyssier avait beau être un homme d'affaires impitoyable, il n'en était pas moins apprécié et respecté. Malheureusement, les vautours des journaux à scandale couvrent aussi l'événement sans pudeur.
Même ses plus fidèles concurrents sont présents et l'émotion se lit sur leurs visages. Marcel, Marc et Christy Bord, Xavier et Julie Plenzo, Rodrigue et Sumiko Tiago, Dimitri et Sarah Bjork, et tant d'autres familles de fortunés. Fabrice et Claudia Toen sont les seuls qui ne sont pas tristes.
Tous regardent avec tendresse et compassion la petite silhouette noire qui s'avançe. Très digne, la dernière des Teyssier se dirige vers l'estrade sous les flashes des hyènes. C'est à elle que revient de faire le discours d'adieu. Ses mots sont mécaniques, dénués d'émotions. Tel un robot, elle lit des mots trop bien choisis pour être ceux d'une enfant de huit ans. La seule chose qui semble la faire manifester de l'émotion est la chanson en sourdine.
Mon vieux de Daniel Guichard.
Les enfants présents ont envie d'aller la voir et de lui faire un câlin. Ils savent qu'aucun de leurs parents ne s'y opposera vu les circonstances. Pourtant, la fillette ne cherche pas leurs prunelles et s'éloigne des mains tendues quand elle passe dans l'allée. Elle refuse tout contact. Pour la première fois, la lueur acier apparait dans ses yeux dès qu'elle les lèvent.
Toute la journée, tandis que les condoléances défilent, elle reste un mètre derrière son père, silencieuse. Quelques adultes et enfants tentent de lui faire une accolade qu'elle décline en reculant. Même Thibaut essuie un refus. Elle ne pleure pas. Elle a versé toutes les larmes de son petit corps la nuit du décès dans les bras de Thibaut et de Maxime. Depuis, personne ne l'approche mis à part ses parents.
Beaucoup de monde est choqué du manque d'émotions de la petite et surtout de l'absence totale de démonstration affective de la part des adultes. C'est à peine si la grand-mère maternelle daigne donner un verre d'eau à l'enfant debout depuis des heures. Certes un fortuné ne doit pas montrer ses émotions, mais quand il n'a que huit ans, c'est difficile à concevoir y compris pour ceux soumis aux mêmes codes de conduite.
Elena, Lisa, Thibaut, Samuel et Maxime ne se cachent pas de leur tristesse. René leur faisait un peu peur toutefois, il faisait toujours preuve de bienveillance à leur égard et tous savaient à quel point il était fou de sa petite princesse et combien elle l'aimait. Ils ignorent quoi faire pour consoler leur amie si distante. Lisa lui a fait un beau dessin, toutefois, quand elle lui tend, Maeve se contente de mettre la feuille sur la table des cadeaux sans un regard.
Les enfants n'ont pas très faim. Assez vite, l'ambiance quelque peu malsaine fait fuir les invités. En quelques heures, la famille Teyssier se retrouve seule. Personne ne sait ce que le notaire a réellement dit. D'après les rumeurs des journaux, une grande partie du patrimoine de René Teyssier est sous la tutelle d'un consortium qui va diriger l'Empire. Rien ne filtre et on ignore quelles conditions ce vieux fou a exigé de son rejeton.
Rudolf ne semble pas décolérer et le peu de sociétés où il a encore les pleins pouvoirs font les frais de sa mauvaise humeur. Les primes et les augmentations de salaire sont suspendues. Les services comptables sont submergés de boulot de contrôle. Le moindre frais, même un achat de stylos, doit être justifié. Rudolf mene la vie dure à ses employés.
Un mois plus tard, la Résidence Teyssier est revendue. Rudolf estime qu'elle coûte trop cher à entretenir et préfére une maison plus modeste et plus éloignée de la populace. La famille déménage à la campagne, dans un coin peu peuplé et se fait construire un héliport pour ses déplacements. Ils vivent à l'écart du monde dès qu'ils le peuvent. Le reste du temps, Rudolf et Sania font leurs shows, confiant l'éducation de la petite à Zeïna.
La brune enfant ne reparait pas depuis l'enterrement. Ses amis n'ont pas pu lui dire au revoir et les courriers qu'ils envoient à la nouvelle adresse restent sans réponse. Ils lui ont posté les cours qu'elle manque et de nombreux dessins de soutien. Maxime lui expédie même son panda doudou qu'elle lui vole toujours. Aucune réaction et la peluche lui est renvoyée avec un mot sec de Rudolf expliquant que sa fille n'a pas besoin de jouets.
Les enfants espérent la voir bientôt pour la rentrée. Ils lui ont tous préparé des petits cadeaux de bienvenue. Marc Bord a vent de quelques remous au sein de la direction de l'école. Il semblerait que Rudolf ne veut pas que sa fille fréquente l'établissement, cependant, la scolarité de l'enfant est une condition du testament secret.
Deux mois et demi s'écoulent. Le jour de la rentrée en douzième, les enfants ont un peu d'appréhension de commencer l'internat mais aussi de revoir à lécole primaire celle qui fut absente tout l'été. Quand ils la voient arriver à pied en traînant sa valise, ils comprennent à la sueur de son front qu'elle vient de la gare toute seule. La petite a grandi et maigri. La bouille ronde enfantine commençe à laisser place à des traits plus marqués. Les garçons et les pères se précipitent pour l'aider aussitôt. D'un regard glaçant et d'un ton sec, elle les envoit s'occuper de leurs affaires et grimpe les dents serrées l'escalier qui mene aux dortoirs, une lueur métallique dans les yeux.
Tout le monde reste interdit. Maeve n'est pas censé être en internat et a repoussé méchamment Thibaut. Elle n'a jamais eu un ton aussi cinglant avec qui que ce soit. Les adultes distinguent les mots de Rudolf dans la bouche de l'enfant. Marc Bord reconnait la lueur métallique de René dont elle tient ses yeux émeraude. Les adultes prenent peur pour leurs rejetons et sans leur interdire de voir la fillette, ils leur recommandent de faire attention. C'est bien la première fois que les parents semblent réticents à l'amitié enfantine et les bambins les regardent avec surprise.
Le lendemain, alors que le premier cours va débuter, personne n'a revu la petite brunette. La voici qui arrive, vêtue de l'uniforme réglementaire usé de l'an dernier dans lequel elle flotte au niveau des côtes. Elle ne sourit pas. Elle ne parle pas. Elle se dirige vers le fond de la classe sans un bruit et établit sa place près du radiateur en jetant par terre le sac de la jeune fille qui y était déjà installée. Quand celle-ci commençe à protester, Maeve lui lançe un regard si dur que la fille recule et ramasse son sac sans demander son reste.
Par défi, et bien qu'il soit surpris de la voir dans sa classe, Maxime décide d'aller se placer sur l'emplacement vide où la donzelle a posé son sac. Imitant avec plus de délicatesse le mouvement qu'elle a eut quelques minutes avant, il souleve le sac à dos et le pose au sol puis s'installe. Elle ne tourne même pas le regard vers lui, plus intéressée par le piaf qui chante que par le brouhaha de la bataille des places de début d'année.
Le discours du professeur principal informe les autres élèves que Mademoiselle Teyssier vient de sauter une classe et a fait le programme de onzième cet été. Elle entre donc comme ses camarades en douzième cette année, soit avec deux ans d'avance. L'intelligence de la petite est connue et ce passage n'est pas étonnant en soit. Ce qui l'est plus, c'est que personne à part le directeur ne le savait avant hier.
Les chuchotis et les rumeurs de privilégiée parcourent la pièce sans que cela ne perturbe la demoiselle. Toute la matinée, elle reste rêveuse et inaccessible, se tortillant une mèche de cheveux d'un air distrait. Au moment du repas, elle se dirige vers la cantine et emmene son plateau dehors, dédaignant ses anciens amis qui pourtant lui crient de venir s'asseoir avec eux.
Maxime a des cookies de sa maman et tente alors une approche. Il sait qu'elle les adore. Il se dirige donc vers le refuge et avec un beau sourire charmeur, lui tend la boîte pour qu'elle en saisisse un. À sa plus grande surprise, elle repousse l'offrande d'un air dégoûté et sort un "Beurk ! Je ne veux pas finir grosse comme ta mère" qui le laisse muet de surprise tandis qu'elle s'éloigne de nouveau. Il n'en revient pas et retourne sans un mot auprès de ses amis eux aussi sous le choc. Maeve qui refuse des cookies, qui s'inquiéte de son poids et qui critique ouvertement Christy, ce n'est vraiment pas normal.
Dans l'après-midi, même cinéma. La demoiselle se désintéresse totalement des cours et regarde par la fenêtre. Quand vient la dernière heure, le professeur de Mathématiques, qui est un brin sadique, décide de vérifier les élèves qui ont travaillé pendant les vacances. Il ouvre donc le tableau sur lequel il a écrit une série de problèmes à résoudre. Autant d'exercices que d'élèves. Pour sortir, il faut résoudre l'un d'eux avant ses camarades. Maeve se réveille enfin et après avoir observé le tableau cinq minutes, elle se leve, prend une craie et en la faisant crisser au maximum, note les solutions de tous les exercices sous le regard médusé du professeur.
— La privilégiée et la pistonnée vous salue bien ! N'espérez pas de prime cette année, pauve naze.
Elle quitte la pièce dans un mouvement élégant et méprisant, le majeur levé en direction de l'assemblée. Le professeur ne sait que faire. Même sa meilleure élève Lisa n'a pas encore eu le temps de débuter le premier exercice. Mademoiselle Teyssier vient de ruiner son effort pédagogique et le laisse bouche ouverte à gober des mouches. Au bout de cinq autres minutes, Maxime Bord lui demande s'ils peuvent tous sortir, vu que les exos sont résolus. Il fait signe oui de la tête et tente de se remettre de la tornade qui vient de passer.
Les enfants n'ont pas assez de connaissances pour l'avoir vu, cependant, la méthode employée par la jeune fille est d'un niveau bien supérieur. Le directeur l'a prévenu que l'enfant at été éduqué par un virtuose des chiffres et il n'en croyait pas un mot jusqu'à aujourd'hui. René Teyssier était un bien meilleur professeur que lui. Il doit maintenant aller s'excuser auprès de la jeune fille, car au vu du regard colérique et des mots utilisés qu'elle lui jeta en sortant, elle a dû entendre sa discussion avec le directeur.
Un an et demi plus tard. Fin des vacances d'hiver.
Maeve vient d'arriver de la gare avec sa grosse valise. Comme il neige à ce retour de vacances d'hiver, Maxime veut l'aider bien qu'elle ne lui adresse plus la parole depuis un bail. Il s'aperçoit à ce moment-là que la demoiselle porte un pansement sur un œil. Il s'inquiéte alors de son état de santé et celle-ci lui répond d'un ton agressif et le foudroit d'une lueur métallique de son œil restant :
— J'ai l'air d'aller bien ? Vous êtes aussi stupide que moche. Occupez-vous de vos oignons petit con ! Je n'ai pas besoin de votre pitié.
Trimballant le lourd bagage, elle repousse brutalement le garçon et continue sa route le laissant interdit. Il ne la revoit que quelques heures plus tard. La sollicitude et l'empressement des professeurs l'interpellent et écoutant les discussions, il comprend que la brune vient de perdre sa grand-mère maternelle le week-end dernier. La vieille femme a chuté d'un escalier et s'est rompu le cou.
Rien dans l'attitude de la jeune fille n'indique le deuil. En réalité, rien chez la demoiselle n'indique quoi que ce soit. Elle est de marbre et indifférente aux rumeurs et aux paroles des autres, posture qu'elle garde en permanence depuis le jour où elle a perdu son grand-père paternel, René Teyssier, qu'elle idolâtrait.
À tous ceux qui lui présentent leurs condoléances, elle rétorque que la perte n'est pas bien grande. D'ailleurs, l'enterrement s'est fait vite et dans un cercle familial restreint d'elle et de ses parents. Si la publication de l'avis de décès n'était pas parue au bulletin de la mairie, personne ne saurait pour le décès de Zeïna.
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